Alain répond à Najat Vallaud-Belkacem
Alain, Propos sur l'éducation, suivi de Pédagogie enfantine, Presses Universitaires de France, collection Quadrige.
Propos sur l'éducation est un recueil de pensées d'Alain concernant l'éducation, publié en 1932. Le livre est composé de 86 chapitres, ou propos, indiqués en chiffres romains. Alain y développe ses idées sur l'éducation, tirées de sa propre expérience de professeur La pensée d'Alain ne peut se résumer en quelques mots, laissons ainsi à l'auteur le soin de définir son entreprise philosophique : "L' immense danger et l'urgence, toujours aussi pressante, de tirer l'humanité de la barbarie proche, commandent d'aller droit au but humain. Il faut que l'enfant connaisse le pouvoir qu'il a de se gouverner et d'abord de ne point se croire ; il faut qu'il ait aussi le sentiment que ce travail sur lui-même est difficile et beau... Les vrais problèmes sont d'abord amers à goûter ; le plaisir viendra à ceux qui auront vaincu l'amertume." Après Kant et Rousseau, Alain insiste sur la nécessité de l'éducation de chaque homme pour en faire un sujet libre et responsable de lui-même comme d'autrui. (source : babelio)
Alain, né Émile-Auguste Chartier le 3 mars 1868 à Mortagne-au-Perche (Orne) et mort le 2 juin 1951 au Vésinet (Yvelines), est un philosophe, journaliste, essayiste et professeur de philosophie français.
"Je n'ai pas beaucoup confiance dans ces jardins d'enfants et autres inventions au moyen desquelles on veut instruire en amusant. La méthode n'est déjà pas excellente pour les hommes. Je pourrais citer des gens qui passent pour instruits, et qui s'ennuient à La Chartreuse de Parme ou au Lys dans la vallée. Ils ne lisent que des oeuvres de seconde valeur, où tout est disposé pour plaire au premier regard ; mais en se livrant à des plaisirs faciles, ils perdent un plus haut plaisir qu'ils auraient conquis par un peu de courage et d'attention.
Il n'y a point d'expérience qui élève mieux un homme que la découverte d'un plaisir supérieur, qu'il aurait toujours ignoré s'il n'avait point pris d'abord un peu de peine. Montaigne est difficile ; c'est qu'il faut d'abord le connaître, s'y orienter, s'y retrouver ; ensuite seulement on le découvre. De même, la géométrie par cartons assemblés, cela peut plaire ; mais les problèmes les plus rigoureux donnent aussi un plaisir bien plus vif. . C'est ainsi que le plaisir de lire une oeuvre au piano n'est nullement sensible dans les premières leçons ; il faut savoir s'ennuyer d'abord. C'est pourquoi vous ne pouvez faire goûter à l'enfant les sciences et les arts comme on goûte les fruits confits. L'homme se forme par la peine ; ses vrais plaisirs, il doit les gagner, il doit les mériter. Il doit donner avant de recevoir. C'est la loi."
ALAIN, Propos sur l'éducation, V
I. L'instruction ne doit pas être fondée sur le jeu
"Je n'ai pas beaucoup confiance dans ces jardins d'enfants et autres inventions au moyen desquelles on veut instruire en amusant." : Alain fait allusion à certains théories pédagogiques qui préconisent l'apprentissage par le jeu. Alain ne dit pas qu'il n'a pas tout confiance dans ces "inventions", mais "pas beaucoup". La restriction "pas beaucoup" à la place de "pas du tout" indique qu'Alain leur accorde une petite part de légitimité. Il faut en effet tenir compte de l'âge et des possibilités affectives et intellectuelles d'un jeune enfant, de sa difficulté à se concentrer longtemps, de son goût pour le jeu.
Dans les yeschivas (écoles talmudiques) d'Europe de l'Est, existait une touchante coutume consistant à enduire les lettres de miel pour apprendre aux jeunes enfants l'alphabet. Alain ne serait sans doute pas opposé à ce procédé, ni au fait de prendre en compte l'âge des enfants et leurs possibilités.
Ce que conteste Alain dans ce texte, ce n'est pas le jeu dont on sait le rôle fondamental qu'il joue dans la construction de la personnalité de l'enfant, mais le parti pris consistant à éliminer la part de travail et d'effort dans l'apprentissage en privilégiant systématiquement le plaisir et le jeu ou en mélangeant le jeu et le travail.
"Quoi ? apprendre à lire et écrire par jeu de lettres ? A compter par noisettes, par activités de singe ? J'aurais plutôt à craindre que ces grands secrets ne paraissent pas assez difficiles, ni assez majestueux", écrit-il dans un autre passage des Propos sur l'éducation, sous la "grande ombre" de Hegel.
II. Tous les plaisirs ne se valent pas
Alain établit dans ce texte une hiérarchie entre les plaisirs. Tous les plaisirs ne se valent pas, certains sont plus élevés que d'autres. Il existe des plaisirs "bas", immédiats, passifs : lire des romans de gare, manipuler des morceaux de cartons, taper au hasard sur les touches d'un piano, manger des fruits confits... et des plaisirs plus élevés, actifs, médiatisés par l'effort et par le temps : lire Stendhal, Balzac ou Montaigne, résoudre un vrai problème de géométrie, apprendre à déchiffrer une partition et à jouer du piano.
Le point de vue d'Alain est paradoxal, car la difficulté que l'on éprouve à lire un roman un peu difficile, à découvrir la pensée d'un philosophe, à déchiffrer une partition, à jouer du piano ou à faire de la géométrie n'est nullement un plaisir, mais plutôt une peine.
Ce que veut dire Alain, c'est que le plaisir immédiat, le plaisir qui ne s'accompagne d'aucune peine, d'aucun effort est inférieur au plaisir "médiat", celui qui a été obtenu au prix d'une peine, d'un effort, d'un travail.
John Stuart Mill (John Stuart Mill (20 mai 1806 à Londres - 8 mai 1873 à Avignon, France) est un philosophe, logicien et économiste britannique. Parmi les penseurs libéraux les plus influents du XIXème siècle, il était un partisan de l'utilitarisme, une théorie éthique préalablement exposée par Jeremy Bentham, dont Mill proposa sa version personnelle.
III. Plaisirs quantitatifs et plaisirs qualitatifs
Selon John Stuart Mill, le critère qui permet de distinguer la supériorité d'un plaisir sur l'autre est sa qualité. Un plaisir inférieur est un plaisir essentiellement quantitatif, il relève de la satisfaction des besoins du corps (boire, manger, dormir...). Les plaisirs supérieurs sont des plaisirs qualitatifs, spirituels (la pensée, la contemplation des oeuvres d'art...)
Le bonheur est un état de satisfaction complète et de plénitude, un accord entre les aspirations humaines et l'ordre des choses. Il se distingue du simple plaisir, qui est un bien-être agréable, fragmentaire, essentiellement d'ordre sensible. Le bonheur résulte d'un accord entre les aspirations humaines et l'ordre des choses ; le contentement de la satisfaction d'un besoin ou d'un désir limités. Un être doué de facultés élevées, pour reprendre l'expression de J.S. Mill, aspire en fait au bonheur, plutôt qu'au plaisir en tant que simple contentement.
On peut donc dire que la pédagogie par le jeu qui privilégie le plaisir de l'enfant (ou comme on dit son "épanouissement"), ne satisfait pas son aspiration au bonheur (ou du moins à une satisfaction durable), car le plaisir est éphémère.
La différence entre un plaisir bas et un plaisir élevé repose sur un rapport différent à la temporalité. Un plaisir "bas" est un plaisir immédiat, un plaisir élevé est un plaisir différé dans le temps, médiatisé par le travail, l'effort et la peine.
IV. L'éducation a pour but de former le courage et l'attention
"Ils perdent un plus haut plaisir qu'ils auraient conquis par un peu de courage et d'attention" : Alain souligne l'importance de deux qualités étroitement liées à l'apprentissage et que les pédagogues doivent, selon lui, développer chez l'enfant : le courage et l'attention. le courage est la faculté d'entreprendre, d'oser, de nous mesurer à quelque chose qui nous dépasse. L'attention est la capacité de fixer son esprit, son entendement sur un objet sans se laisser distraire par un autre.
La philosophe Simone Weil a montré que le développement de cette dernière faculté, l'attention, était en fait la finalité essentielle des études primaires et secondaires, car elle conditionne tous les apprentissages et constitue la clé de la réussite. Selon Alain, les deux matières qui contribuent le mieux à cet objectif sont le latin et les mathématiques, mais on pourrait en dire autant de l'orthographe et de la grammaire.
V. Tout ce qui en vaut la peine est toujours d'un abord difficile
Selon Alain, l'homme doit, à un moment ou à un autre, faire l'expérience de la peine, non par masochisme et parce que la peine aurait une valeur intrinsèque, mais parce que la peine accompagne nécessairement l'ajournement du plaisir (la renonciation momentané au plaisir) en vue, non d'une peine plus grande, mais d'un plaisir plus haut.
Alain prend l'exemple d'un homme qui préfère le "plaisir facile" de lire des romans "de seconde valeur" (des romans de gare), "où tout est disposé pour plaire au premier regard" plutôt que le plus haut plaisir de lire de grandes oeuvres littéraires comme La Chartreuse de Parme de Stendhal ou Le lys dans la vallée de Balzac. Nous avons tendance à préférer les romans de gare (ou les bandes dessinées !) à la Chartreuse de Parme et au Lys dans la vallée car nous préférons le facile au difficile, le connu à l'inconnu, le plaisir immédiat et passif au plaisir raffiné, différé et actif que nous procurent les chef-d'oeuvres de la littérature. Alain n'entend pas nous interdire pour autant de lire des romans de gare (des romans policiers, des BD) - qui n'en lit jamais ? - mais veut nous inciter à lire aussi "des romans de première valeur".
Alain prend également l'exemple de la lecture d'un philosophe qu'il appréciait particulièrement : Michel de Montaigne. La lecture de Montaigne est difficile, même si nous le lisons dans une traduction en français moderne. Il y a beaucoup de références qui nous échappent, par exemple à des auteurs de l'antiquité grecque et romaine, à des événement contemporains de l'auteur, etc. Les Essais de Montaigne sont comme un labyrinthe dans lequel le lecteur moderne a du mal à s'orienter. On peut et on doit faire l'effort de le "connaître", de "s'y orienter", mais on ne peut pas le faire seul, il faut pour cela un "fil d'Ariane", une initiation par quelqu'un qui possède les "clés" de l'oeuvre. Nous aurons alors le plaisir de "découvrir" Montaigne, comme on découvre un paysage magnifique après une longue et fatigante ascension. Pour reprendre la distinction stoïcienne des choses qui dépendent de nous et de celles qui n'en dépendent pas, il n'est pas en notre pouvoir de comprendre d'emblée et sans aucune aide extérieure l'oeuvre de Montaigne, mais ce qui est en notre pouvoir, c'est de faire l'effort de nous intéresser à Montaigne, de lire Montaigne, bref, de nous saisir des clés d'un trésor intitulé "Les Essais de Montaigne".
VI. Du concret à l'abstrait
Alain évoque dans la deuxième partie du texte la "géométrie par cartons assemblés". cette méthode pédagogique n'est pas totalement illégitime ; on peut l'employer dans les débuts, comme la méthode des "bûchettes" dans les petites classes pour initier l'enfant à l'arithmetique. Mais pour Alain, la géométrie "par cartons assemblés" ne peut constituer qu'une propédeutique à la géométrie véritable qui ne porte pas sur des figures réelles, mais sur des figures idéales. Autrement dit, la géométrie par cartons assemblés n'est pas une fin en soi. Il ne faut pas en rester au "concret", mais aller du concret vers l'abstrait.
Le plaisir d'assembler des cartons n'est pas un "plaisir vif", mais un plaisir modéré. Les problèmes les plus rigoureux (ceux que l'on trouve dans un livre de géométrie) et que l'on résout en utilisant le raisonnement pur, les mathématiques et non en manipulant des objets concrets, procure, selon Alain un plaisir "bien plus vif".
VII. Réhabilitation de l'ennui
Alain affirme qu'il faut savoir s'ennuyer d'abord résonne étrangement dans le contexte de notre "société de consommation" qui proscrit l'ennui et favorise systématiquement le divertissement.
Pour Alain, au contraire, il y a une positivité de l'ennui. L'ennui est le signe que "le savoir prend", que le plaisir immédiat est ajourné, que le décentrement nécessaire eu égard aux préoccupations égocentriques du moi s'effectue en faveur de l'Autre (l'objectivité des savoirs). Il faut savoir s'ennuyer, il faut savoir accepter de s'ennuyer, non pas parce que l'ennui aurait une valeur intrinsèque, mais parce que, là encore, il est lié à l'ajournement du plaisir en vue d'un plaisir plus haut.
L'auteur joue sur la polysémie du mot "goûter" : goûter des fruits confits, goûter des plaisirs plus hauts. On ne peut pas goûter au plaisir des sciences et des arts comme on goûte à celui des fruits confits car le plaisir que nous procurent les fruits confits est un plaisir sensible, éphémère, alors que le plaisir des sciences et des arts est un plaisir spirituel et durable. Le plaisir de manger des fruits confits ne vaut pas celui que nous procure la contemplation d'une oeuvre d'art où figure une grappe de raisins que nous ne pourrons jamais manger.
"L'homme se forme par la peine ; ses vrais plaisirs, il doit les gagner, il doit les mériter. Il doit donner avant de recevoir. C'est la loi." :
VIII. Alain, lecteur de Kant
a) Il faut apprendre aux enfants à travailler
Dans ses Réflexions sur l'éducation Emmanuel Kant (Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation, 1776-1786.Trad. fr. par A. Philonenko, Vrin, 1987, pp.110-111) se demande si les enfants doivent être élevés à l’écart du monde des adultes dans un monde préservé du travail. L’éducation doit-elle viser à « l’épanouissement » des facultés naturelles de l’enfant, notamment son goût pour le jeu ?
Kant répond par la négative en avançant une conception de l’éducation fondée sur une définition de l’homme comme « animal laborans » : si l’enfant est un homme en devenir, alors il ne convient pas de l’élever comme un petit animal, il faut au contraire l’extraire de la nature, le faire sortir du « vert paradis de l’enfance » en lui apprenant à travailler.
« Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. » Contrairement aux animaux, l’homme doit travailler pour subvenir à ses besoins. Le travail n’est pas une « malédiction », une conséquence du « péché originel », car il nous fait échapper à la torture de l’ennui. Il y a deux sortes de repos : le mauvais repos de l’oisiveté et le bon repos qui suit le travail et permet à l’homme de réparer ses forces.
Le rôle de l’école est de faire entrer le petit homme dans la culture à travers le travail ; le penchant naturel au jeu ne doit donc pas être cultivé chez l’enfant au dépens du penchant au travail car sans culture et sans éducation l’homme n’est rien.
b) Le travail arrache l'homme à son existence immédiate
« L’homme est le seul animal qui doit travailler » : les animaux ne travaillent pas, ils assouvissent leurs besoins directement, sans transformer le donné naturel. L’homme, au contraire a besoin de « beaucoup de préparation » : il s’est mis à fabriquer des armes et des outils, à « apprivoiser » le feu, à transformer sa nourriture, à élever des animaux et à cultiver la terre… L’humanisation s’est accompagnée de la mise en place d’un « délai » de plus en plus grand chez l’être humain entre le besoin et sa satisfaction. Le travail est le résultat d'un projet conscient et volontaire, alors que l'activité animale est instinctive. Le travail arrache l'homme à son existence immédiate, en lui imposant la médiation du temps.
L’enfant n’est pas un petit animal, mais un homme en devenir. Il convient donc de l’éduquer en le faisant passer de la nature à la culture ; la culture, l’éducation suppose un certain arrachement au « vert paradis de l’enfance », semblable à celui où vivaient Adam et Eve avant la chute dans l’historicité. Cet arrachement peut être douloureux parce qu’il n’est pas « naturel » et nous pouvons en avoir la "nostalgie".
c) Le rôle de l'Ecole
Kant souligne, à propos de l'entrée dans la culture, le rôle de l’École et on remarque qu’il ne parle ni de famille, ni de précepteur comme J.J. Rousseau dans l’Émile, son traité d’éducation où l’élève est éduqué par une seule personne, à l’ écart du monde et de la société.
Kant ne semble pas admettre pas non plus l’idée rousseauiste de s’instruire « dans le grand livre de la nature », ni de ne pas encombrer la mémoire de l’élève « avec des connaissances inutiles » : « Émile n’apprendra jamais rien par cœur.", décrète Rousseau.
Le rôle de l’éducateur n’est pas de distraire l’enfant, de l’amuser, mais de lui transmettre des connaissances explicites, précises, de lui indiquer, comme le dit Hannah Arendt dans La crise de l'Éducation : « Voici notre monde. »
Lectures complémentaires :
Kant, Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation, 1776-1786.Trad. fr. par A. Philonenko, Vrin, 1987, pp.110-111.
Hegel, in Textes pédagogiques, Paris, Ed. Vrin,, 1978, p. 108 sqq.
John Stuart Mill, L'utilitarisme (cf. liens)
Hannah Arendt, "La crise de l'éducation" (in La crise de la culture)
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