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Entretien avec Frédéric Saenen : Drieu, l’homme précaire selon Malraux

La polémique s'est enflammée lorsque la Bibliothèque de La Pléiade a publié Drieu la Rochelle, écrivain doué mais qui signa aussi quelques-unes des pages les plus déshonorantes de la collaboration des intellectuels au temps du nazisme. C'est donc le bilan d'une œuvre contrastée, dont la valeur littéraire est occultée par ces choix idéologiques, que Frédéric Saenen tente, sans réhabiliter l'homme, dans son livre « Drieu la Rochelle face à son œuvre  »*. Pari osé mais réussi !

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Frédéric Saenen
par Samia Hammami

 

Daniel Salvatore Schiffer : L'avant-propos de votre dernier essai, intitulé « Drieu la Rochelle face à son œuvre », ne laisse planer aucun doute sur l'intention, louable mais risquée au vu de la très sulfureuse réputation de cet auteur aussi complexe que problématique : « Le présent ouvrage ne se veut en rien une nouvelle 'vie de Drieu' (…) Mais peut-être l'heure a-t-elle sonné de tenter le bilan d'une œuvre multiforme, dont la valeur exacte est toujours occultée par les choix idéologiques de son signataire. », y spécifiez-vous.

Frédéric Saenen : Pierre Drieu la Rochelle, écrivain français de l'entre-deux-guerres, et même l'un des plus représentatifs, avec Louis-Ferdinand Céline, de cette infâme nébuleuse que fut la Collaboration, provoque encore aujourd'hui, dès que son nom est prononcé, l'opprobre, sinon le rejet, voire le scandale. Une chose, cependant, le distingue, outre son indéniable talent littéraire malgré quelques inégalités, des autres écrivains « collabos », tels Robert Brasillach ou Lucien Rebatet : c'est l'issue, fatale puisqu'il se suicida en mars 1945, alors que des poursuites judiciaires étaient lancées contre lui, de son parcours existentiel, particulièrement tortueux, difficile et conflictuel. Ainsi, sept décennies après ce suicide, ai-je pensé que l'heure était venue de se pencher de manière un peu plus approfondie, rigoureuse et nuancée à la fois, sur cette œuvre dont la qualité littéraire se voit encore contestée par les choix politiques, condamnables tant sur le plan philosophique qu'idéologique, de son auteur.

 

DECADENCE, SUICIDE ET DANDYSME

D.S.S. : La tentation du suicide, et donc le rapport à la mort, ne fut-elle pas une sorte de « constante existentielle », par-delà ce pénible sentiment d'échec qui l'animait vers la fin de la guerre, pour Drieu tout au long de sa vie ?

F.S. : Drieu a toujours entretenu, dès son plus jeune âge, un rapport étroit avec la mort, et donc avec l'idée du suicide, qui l'avait en effet déjà tenté, plus d'une fois, dans sa vie. C'est là un des thèmes de prédilection, objet de fascination et de répulsion tout à la fois, des écrivains ou artistes dits « décadents », dont Drieu fut, en cette époque trouble qu'a été l'entre-deux-guerres, un des épigones. Le héros ou, plutôt, l'anti-héros d'un roman tel que « Le feu follet  » se suicide d'ailleurs.

D.S.S. : Dans quelles circonstances précises Drieu s'est-il suicidé ?

F.S. : Le 30 août 1944, une commission rogatoire est établie contre lui. Elle sera suivie d'une procédure d'enquête, ainsi que de l'élaboration d'un dossier d'instruction contenant, entre autres documents accablants, ses articles publiés dans les journaux collaborationnistes. En février 1945, il apprend qu'un mandat d'amener a été lancé contre lui. Il risque, à l'instar de Brasillach, fusillé devant un peloton d'exécution, la peine de mort, promulguée par ce que l'on appelait, après la Libération, le « comité d'épuration ». Ainsi, se sachant parmi les « perdants » et résolu donc à se condamner par lui-même, plutôt que d'avoir à affronter ses juges, Drieu choisit-il, comme il le confie dans son « Journal  », cette « suprême liberté : se donner la mort, et non la recevoir ». Quelques jours après, le 15 mars 1945, il se suicide en absorbant une forte dose de médicaments, du Gardénal, qu'il associe à l'inhalation de gaz. Sur un billet laissé à sa femme de ménage, il avait écrit ces mots : « Gabrielle, laissez-moi dormir cette fois. »...

D.S.S. : Conclusion ?

F.S. : Il y avait indubitablement là, quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir de Drieu, une certaine grandeur d'âme. Ce fut, quoi que l'on puisse penser du suicide, un geste non seulement courageux, paré d'une réelle noblesse d'esprit, mais aussi un acte que vous pourriez qualifier d'éminemment dandy : une esthétique de la liberté individuelle doublée d'une souveraine affirmation de solitude, et qui, comme telle, contribua considérablement à édifier sa légende, fût-elle tragique !

D.S.S. : Mais vous posez également, dans la foulée de ce dramatique constat, un certain nombre de questions, toutes aussi légitimes que pertinentes !

F.S. : Je l'espère, car, au-delà de la simple quoique embarrassante question « Pourquoi lire Drieu aujourd'hui ? », s'en posent, tout naturellement, d'autres. Comment, par exemple, approcher cet auteur que tout éloigne de nos repères habituels et de nos codes actuels ? Quelle place occupe-t-il au sein des lettres françaises d'aujourd'hui ? Quel sens donner à son œuvre, pour nous, hommes et femmes du XXIe siècle ? A-t-il encore quelque chose à nous dire, lui qui se compromit avec l'une des pires idéologies - le fascisme - du XXe siècle ? Ainsi ne s'agit-il en rien, dans mon livre, de réhabiliter l'homme Drieu, mais bien, seulement, de reconsidérer l'authentique écrivain qu'il fut.

 

QUESTION DE METHODE

D.S.S. Votre livre, du point de vue méthodologique, se présente donc comme une analyse circonstanciée de son œuvre plus que comme une biographie ?

F.S. : Exact ! Certes le rapport à la biographie, à la psychologie profonde de ce personnage éminemment complexe, parfois contradictoire et souvent ambigu, est-il indispensable afin de cerner les fantasmes directeurs de sa création fictionnelle, les axes majeurs de sa pensée, l'évolution de sa réflexion politique, mais cet aspect, quoique important, reste cependant secondaire dans mon essai, qui est, plus fondamentalement, une monographie.

D.S.S. : C'est à dire ?

F.S. : L’œuvre de Drieu est certes multiforme, mais lui-même s'employait sans cesse, ainsi qu'il l'affirme dans sa préface à la réédition, en 1942, de « Gilles  », peut-être son roman le plus connu, à y souligner « l'unité de vues sous la diversité des moyens d'expression, principalement entre (s)es romans et (s)es essais politiques ». Ainsi la principale caractéristique de mon étude, qui, je crois, la rend originale, différente de tout ce qui a été effectué autour de la question Drieu, repose-t-elle sur le fait de ne pas dissocier l'homme de lettres et l'homme d'idées. Le romancier y est traité sur le même pied que l'essayiste. Telle est la raison pour laquelle j'ai intitulé mon avant-propos « Drieu au miroir ».

 

UNE « BIBLIOTHEQUE-MIROIR » OU LE PARADOXAL « MENTIR-VRAI »

D.S.S. : Vous y parlez même, concernant cette œuvre polyvalente et diversifiée, de « bibliothèque-miroir » ! Ainsi y écrivez-vous : « Le meilleur moyen de parcourir la galerie des visages (éventuellement doublés d'un masque) de Drieu est de traverser la 'bibliothèque-miroir' qu'il nous a laissée. ».

F.S. : L'une des originalités de Drieu est d'avoir pratiqué, plus que n'importe quel autre des auteurs français de l'entre-deux-guerres, une « littérature de la sincérité », franche et parfois crue, sinon cruelle, voire brutale, jusqu'à désarmer, souvent, le lecteur non averti. C'est ce que Louis Aragon, ami de Drieu, appelait, d'une formule aussi paradoxale que magistrale, le « mentir-vrai » !

D.S.S. : Vous appliquez aussi à Drieu l'expression d' « homme précaire », forgée par un autre de ses amis, André Malraux ! Quelle en est la signification profonde ?

F.S. : Drieu avait une conception du monde basée sur son vécu personnel : des expériences intenses, parfois traumatisantes, mais qui était aussi l'inconfortable lot de sa propre génération, de ce contexte déchiré dans lequel il vivait. C'était un écrivain de son temps, pour le meilleur et, hélas, pour le pire ! Ainsi, s'il est exact qu'il avait une vision plutôt lucide de la vie, il est tout aussi vrai qu'il s'aveugla sur le plan idéologique. Ce fut donc, souvent, un individu instable et tourmenté, un écorché vif, un dépressif oscillant entre indécision caractérielle et exercice spirituel, un mélange d'idéalisme et de pessimisme, un alliage d'exaltation et de désespérance, un mixte d'élan vital et de pulsion mortifère. Bref : un être double, avec ce que cette dualité suppose de contradictions, d'incohérences, d'errances, de reniements, d'apories, d'inexcusables erreurs de jugement. C'est pour cela que j'ai tenté, dans mon livre, de le comprendre, intellectuellement, sans jamais toutefois le justifier, politiquement. Il n'y a, dans mon travail, ni complaisance ni indulgence, encore moins d'empathie suspecte, à l'égard de Drieu. J'espère, tout simplement, que Drieu redevienne ainsi, après ces années de purgatoire, sinon un être fréquentable, du moins un écrivain à redécouvrir. Car il est vrai que le seul nom de Drieu évoque, encore aujourd'hui, l'une des pages les plus sombres de l'intelligentsia française. Il continue à traîner, dans son infernal sillage, une obsédante odeur de soufre !

D.S.S. : Force est cependant de constater que son entrée, en 2012, dans la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade, panthéon de l'édition française, saint des saints chez une maison aussi réputée que Gallimard, n'aura pas atténué, sur ce point, la controverse ; bien au contraire, puisqu'elle semble, envers et contre tout, toujours aussi vive !

F.S. : Oui, mais, en même temps, cette publication de son œuvre - ses écrits littéraires puisqu'il s'agit exclusivement là de ses romans, récits et nouvelles, et en aucun cas de son « Journal  », encore moins de ses pamphlets, lettres ou articles de journaux** - aura finalement apporté un fameux démenti à sa prétendue relégation dans l'enfer de la bibliothèque du XXe siècle. Drieu, c'est, par-delà cette part maudite de son personnage, un inséparable mélange de rêve et d'action, où l'encre de l'écriture jaillit après le sang de l'existence !

 

*Publié chez Infolio (Lausanne-Paris).

** Cette édition des œuvres littéraires de Pierre Drieu la Rochelle dans la « Bibliothèque de La Pléiade » (Gallimard) a pour intitulé exact « Romans, récits, nouvelles  ».

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER***

 

***Philosophe, auteur de « Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy  » (Éditions de La Martinière) ainsi que de « Oscar Wilde  » et « Lord Byron  », publiés tous deux chez Gallimard (coll. Folio Biographies).


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2 réactions à cet article    


  • bakerstreet bakerstreet 29 juillet 2015 19:04

    Drieu question charognard, a encore plus se talent que Celine, c’est dire !...

    Par contre, coté littéraire, il ne lui arrive pas à la cheville. 

    Il y a trop de bons écrivains, qui nous offre la grâce d’avoir une vie, qui sans être exemplaire, est honorable, pour ne pas perdre son temps avec ce petit roquet

    • César Castique César Castique 29 juillet 2015 20:18

      «  des pages les plus déshonorantes de la collaboration des intellectuels au temps du nazisme. »


      Plus déshonorantes que l’Ode au Guépéou de Larengon ?

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