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Entretien avec Jean-Baptiste Baronian - Baudelaire et la Belgique : une énigme littéraire

ENTRETIEN AVEC JEAN-BAPTISTE BARONIAN

BAUDELAIRE ET LA BELGIQUE : UNE ENIGME LITTERAIRE

C’est un Baudelaire inédit, singulier et érudit, que Jean-Baptiste Baronian, membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, publie avec son dernier livre, « Baudelaire au pays des Singes »* : essai où il relate les rapports souvent difficiles que Baudelaire a entretenus avec la Belgique. D’autant plus intéressant que l’on commémore, en cette année 2017, le 150ème anniversaire de la mort de l’auteur des « Fleurs du Mal » !

Daniel Salvatore Schiffer : Le titre de votre dernier livre, « Baudelaire au pays des Singes », s’avère à la fois original, énigmatique et quelque peu provocateur dans la mesure où il relate, de manière très précise et souvent érudite, les rapports conflictuels, sinon contradictoires, que Baudelaire a entretenus avec la Belgique. Pourquoi donc ce titre ?

Jean-Baptiste Baronian : C’est le 24 avril 1864 très exactement - soit trois ans avant sa mort, survenue, à l’âge de quarante-six ans, le 31 août 1867 - que Baudelaire arrive à Bruxelles, ville qui est alors la toute nouvelle capitale d’un très jeune pays, la Belgique, créé trente-quatre ans seulement, en 1830, auparavant. Il n’en connaissait pas grand-chose ! Il s’y « ennuyait mortellement », avoue-t-il dans sa correspondance. Pis : il était, à son endroit, empli de préjugés, d’idées reçues et, comme telles, souvent fausses, erronées tant sur le plan psychologique que sociologique, intellectuel ou culturel. Ainsi, une semaine, à peine, après qu’il soit arrivé à Bruxelles, juge-t-il, par exemple, que les Belges constituent une « masse immense de cervelles vides », « plus bêtes que les Français », ainsi qu’il le confie dans une lettre adressée, le 6 mai 1864, à sa mère, Mme Aupick. D’où, dans l’amas de notes qu’il a pris tout au long de son séjour en Belgique, et à Bruxelles en particulier, où il est finalement resté deux ans (il a quitté cette ville en 1866 alors qu’il n’envisageait, au départ, que d’y rester deux semaines), celle où il perçoit Bruxelles comme la « capitale des Singes », et la Belgique elle-même comme le « pays des Singes » !

PREJUGES, IMITATIONS ET SINGERIES

DSS : Qu’entendait-il par là, « le pays des Singes », plus précisément encore ?

JBB : Baudelaire entendait dire, par cette expression de « pays des Singes », que les Belges n’avaient de cesse d’imiter, de « singer » de manière plus péjorative encore, les Français. Il pensait que les Belges, par leurs mœurs tout autant que dans leurs attitudes, mais aussi à travers le style architectural de leurs monuments (voir la Bourse, par exemple, ou même le Palais Royal), avaient un goût prononcé pour l’imitation, surtout à l’égard des Français. D’où le verbe « singer », particulièrement malveillant en effet, dans le sens d’ « imiter » maladroitement !

DSS : Mais pourquoi, au juste, cette animosité, ainsi qu’on la voit émerger, en particulier, dans sa tristement célèbre « Pauvre Belgique ! », pamphlet indigne du génie littéraire qu’il était, et surtout au sein de ses poèmes, ou plutôt de ses « épigrammes », regroupés sous le titre générique de « Amoenitates Belgicae » ?

JBB : C’est assez aberrant sur le plan intellectuel, tout en étant, paradoxalement, relativement compréhensible au niveau psychologique. Baudelaire, en Belgique, n’est allé que d’échecs en échecs, souvent cuisants, de douloureuses désillusions en déceptions non moins vexantes au regard de son amour-propre, de sa fierté d’homme et d’écrivain tout à la fois. Il était terriblement frustré de n’y avoir pas rencontré le succès qu’il espérait. Avant d’arriver à Bruxelles, il était aux abois, couvert de dettes, avec un impérieux et urgent besoin d’argent. Une partie significative de ses « Fleurs du Mal », publiées en 1857 par Auguste Poulet-Malassis et qui en fera aux yeux de la postérité l’un des plus grands poètes français (aux côtés de Verlaine et de Rimbaud) du XIXe siècle, avait été condamnée, pour « outrage aux mœurs », par la justice française. En outre, à Paris, nombreux étaient ses créanciers, dont le peintre Edouard Manet, qui se montra néanmoins toujours généreux envers lui. Bien que couvert de gloire, sur le plan poétique et littéraire, Baudelaire y demeurait, à l’échelon social, un paria ! Désireux de se « refaire » une santé économique, de retrouver une certaine aisance financière comme un certain confort matériel, il se proposa donc de se rendre à Bruxelles - ville où s’étaient déjà réfugiés, avant lui, quelques-uns de ses pairs, dont le grand Victor Hugo - afin d’y prononcer quelques conférences grassement rémunérées, de collaborer à un journal comme « L’Indépendance belge », alors le quotidien le plus important du pays, de rencontrer les éditeurs des « Misérables », immense « best seller » pour l’époque, et surtout d’y prendre des notes en vue de rédiger un ouvrage sur « les riches galeries particulières » de la Belgique. Mais, hélas, tous ces projets ont très vite tourné court, ne se sont jamais réalisés ou, pis encore, ont pitoyablement avorté ! Quant à ce fameux livre sur la Belgique, où il souhaitait écrire notamment sur ses principaux monuments historiques, artistiques et religieux (les églises, cathédrales et collégiales notamment), il n’a jamais été composé, ni n’a donc jamais vu le jour…

BAUDELAIRE « BELGOPHOBE »

D.S.S. Quelles en furent les conséquences les plus néfastes, sur le plan moral et humain, pour Baudelaire ?

JBB : Baudelaire est devenu littéralement, du jour au lendemain et de manière presque caricaturale, « belgophobe » : c’est là une formule, un néologisme que j’ai créé de toutes pièces, que j’aime employer, à juste titre me semble-t-il, le concernant !

DSS : Ce livre, « Baudelaire au pays des Singes », gravite, principalement, autour de trois thèses majeures ; il est élaboré, en quelque sorte, à partir de trois constats fondamentaux. Pouvez-vous les résumer ?

JBB : Mon livre, bien que se présentant comme un essai critique, structuré et argumenté, est conçu, à la base, comme une enquête, une sorte de « polar », genre littéraire que j’affectionne tout particulièrement. Premièrement, je me mets constamment, bien que dépourvu de tout anachronisme cependant, dans la peau comme dans la tête des gens de l’époque : ce que savaient les Français, dont Baudelaire donc, de la Belgique en ce temps-là. D’autres écrivains, non moins illustres que Baudelaire, s’intéressèrent d’ailleurs grandement, eux aussi, à la Belgique. Ce fut le cas, par exemple, de Théophile Gautier, ce « parfait magicien ès lettres françaises » auquel ce même Baudelaire dédia ses « Fleurs du Mal », et de Gérard de Nerval, lesquels, contrairement à Baudelaire, se dirent toutefois heureux de trouver des « contrefaçons » dans leur « Tour de la Belgique ». Octave Mirbeau, écrivain qu’il conviendrait de réévaluer à sa juste valeur aujourd’hui, écrivit également des choses fort intéressantes, même si parfois elles aussi infondées ou exagérées, sur la Belgique.

DSS : D’où, logiquement, votre deuxième axe méthodologique inhérent à cet essai sur Baudelaire et la Belgique ?

JBB : Les Français, et Baudelaire lui-même en premier lieu, ne connaissait effectivement rien, ou pas grand-chose, à la Belgique en ce début des années 1860. Emplis de lieux communs, ils la considéraient, à tort, comme « réactionnaire », « conservatrice », « catholique » et « bigote », alors que, dirigée par un Ministre appelé Walthère Frère-Orban, homme politique de tendance libérale et résolument laïc, elle était, au contraire, une nation « progressiste », que l’on dirait plutôt, aujourd’hui, de « gauche » (les « libéraux » étaient alors assimilés à des « socialistes » aux propensions « marxistes »), gouvernée, sur le plan idéologique, par des libres-penseurs et des francs-maçons. Baudelaire, qui était un grand catholique, fût-il « refoulé » au niveau psychanalytique, disait d’ailleurs, de cette même Belgique, qu’elle était animée par la « prêtrophobie ». Bref : un pays, à ses dires, « anti-calotin », sinon « anticlérical » !

LE MYSTERE BAUDELAIRE

DSS : Ensuite, votre troisième propos, essentiel, quant à lui, pour expliquer, de manière plus approfondie et concrète à la fois, ce rapport conflictuel, difficile et contradictoire, sinon houleux, que Baudelaire a entretenu, sur un plan plus personnel, voire affectif, avec la Belgique ?

JBB : Il est frappant de constater de façon neutre et impartiale, en toute objectivité, que Baudelaire, au sujet de ce mystérieux livre sur la Belgique, n’a jamais fait qu’accumuler des notes, abonder dans une série de remarques éparses et désordonnées, assorties d’un fatras d’articles de presse, d’un informe amas de journaux hétéroclites. Or Baudelaire, pour qui le style était primordial et la langue essentielle, ne pouvait certes pas se contenter de brouillons, se résigner à de vagues saillies et d’obscures impressions, même si parfois vraies ou justifiées, corroborées par la réalité des faits. Ainsi cet hypothétique livre sur le « pays des Singes », comme il se plaisait à le qualifier malicieusement, n’est-il même pas resté à l’état d’ébauche. Ce qu’il en aurait fait, si, d’aventure, il l’avait véritablement écrit, on ne le saura jamais : c’est là l’une des plus grandes énigmes, qui demeurera à jamais insolubles, de Baudelaire. Mieux, ou pis selon le point de vue auquel on se place : c’est là le mystère Baudelaire par excellence !

LE DANDY : UN PRÊTRE SELON LE CŒUR DE BAUDELAIRE

D.S.S. Certains exégètes expliquent cette lacune, cette sorte de carence poético-littéraire, par le fait que Baudelaire, en ces années-là, aurait déjà été sur le déclin, à la fois sur le plan existentiel et spirituel.

JBB : Cette thèse me paraît totalement fausse. Car c’est précisément dans ces années-là, au contraire, qu’il écrit ces deux « journaux intimes », remarquables à plus d’un titre, que sont « Fusées » et « Mon cœur mis à nu ». Et puis, encore, les non moins extraordinaires « Petits poèmes en prose » que constitue « Le Spleen de Paris ». Enfin, c’est de 1863, là aussi, que date cette formidable « critique d’art » qu’est un texte tel que « Le Peintre de la vie moderne » où, bien que centré sur la figure de Constantin Guÿs, contemporain et rival tout à la fois d’Eugène Delacroix et de Félicien Rops, se voient élaborées l’analyse la plus accomplie, en même temps que la théorie la plus achevée, du dandysme, l’un des pivots cardinaux de la création baudelairienne. Le dandy : ce « prêtre selon (son) cœur », comme, en chrétien qu’il était foncièrement malgré ses apparences de « poète maudit », Baudelaire le définissait très joliment ! 

*Publié aux Editions Pierre-Guillaume de Roux (Paris). Le lecteur intéressé complétera cet essai sur Baudelaire et la Belgique par l’excellente biographie, plus ample et plus générale, que Jean-Baptiste Baronian a consacrée, dans la collection « Folio-Biographies » des Editions Gallimard, à ce même Baudelaire. Titre : « Baudelaire ».

N.B. Une exposition, dédiée à Baudelaire et Bruxelles, se tiendra, du 7 septembre 2017 au 11 mars 2018, au Musée de la Ville de Bruxelles, situé, dans la « Maison du Roi », sur la Grand Place de la capitale belge.

 DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur, notamment, de « Philosophie du dandysme – Une esthétique de l’âme et du corps » (Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » et « Lord Byron » (Gallimard – Folio Biographies), « Oscar Wilde – Splendeur et misère d’un dandy » (Editions de La Martinière), « Le Testament du Kosovo – Journal de guerre » (Editions du Rocher). A paraître : « Traité de la mort sublime – L’art de mourir, de Socrate à Bowie » (Alma Editeur).

 


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