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Accueil du site > Tribune Libre > Halte aux méthodes du néomanagement, ou l’invasion des petits chefs (...)

Halte aux méthodes du néomanagement, ou l’invasion des petits chefs gestionnaires !

Dans cette époque rude et désenchantée, si la vie quotidienne de beaucoup d’entre nous se révèle de plus en plus sombre, il faut avoir conscience qu’il ne s’agit pas là d’un fait du hasard, d’une fatalité tombée du ciel

La dureté des temps (souffrance au travail, isolement, fatalisme, dépression) est chaque jour renforcée par l’action de personnages dont la médiocrité et la terne banalité contrastent avec l’intensité du mal qu’ils font. Petits hommes gris à la Simenon, ils représentent la matérialisation finale du cauchemar imaginé par Robert Musil dans L’Homme sans qualités (Seuil, 1979). Ces agents de la tristesse opèrent dans des domaines de plus en plus étendus, mais il en est certains où leurs méfaits sont assez récents et particulièrement choquants : l’éducation et la santé en font partie.

Ils se présentent en général comme des "managers", des gestionnaires d’un nouveau genre et viennent prendre la place des "anciens" dans des établissements scolaires, des hôpitaux, des centres médico-psycho-pédagogiques, des instituts médicaux-éducatif (IME), etc.

Ordinateur et pointeuse en poche, ils ont pour mission d’apurer les comptes et de "remettre au travail" le personnel. Avec eux, plus de "feignants", d’"assistés", de "privilégiés"…Ils appliquent le règlement, tout le règlement, rien que le règlement.

Or dans ces endroits singuliers où l’on soigne et où l’on apprend, l’essentiel se passe justement à côté du règlement. Pas contre, mais en dehors. Dans un hôpital, dans un centre psy, la qualité des soins dépend avant tout de la relation avec le patient. Elle passe par l’écoute, le dialogue, le regard, l’attention, et le pari partagé. Une minute peut valoir une heure, une heure une journée, une journée une vie. Aucun logiciel ne peut traiter ce genre de données.

Dans les centres médico-psychopédagogiques, les écoles, collèges et lycées, les objectifs chiffrés, les fichiers, les classements et catégories administratives ne peuvent cadrer avec des parcours d’élèves et patients multiples, complexes et singuliers. Ici, le travail a à voir avec le désir et le lien. Qui peut prétendre quantifier et rationaliser cela ? Nos petits soldats du management se méfient, eux, du vivant, de la complexité, de l’insaisissable. Ils haïssent cela même, car ces notions les empêchent de compter en rond. Ils n’ont qu’un mot à la bouche qu’ils répètent tel un mantra : "la loi, la loi, la loi."

Et l’on soupçonne, derrière ce formalisme, derrière leur apparente froideur, quelque chose de sombre et malsain. On connaît en psychanalyse et en psychopathologie ce phénomène d’obéissance stricte à la loi qui passe par l’effacement du sujet, définition même de la jouissance. Ces personnages, Lacan les appelait des "jouis-la-loi".

Ils ne se réfèrent qu’aux représentations réglementaires et légales du vivant ; mais la complexité du vivant, qui est la matière même de ces lieux de soins et d’éducation, n’est pas toute représentable. Par ailleurs, la loi dont ils parlent n’est pas la loi comme champ conflictuel. Ce qu’ils nomment respect de la loi n’est autre qu’une obéissance qu’ils exigent comme une simple compétence, au même titre que savoir lire ou écrire.

Plus d’espace, du même coup, pour la pensée critique et l’autonomie. Dans leur esprit, l’autonomie doit se transformer en pure autodiscipline, ce qui fait d’eux de petits soldats de la mise en place d’un pouvoir arbitraire. Dans leurs tableaux et leurs contrats d’objectif, l’essentiel leur échappe. Au point de susciter des effets "contre-productifs" – pour utiliser leurs termes.

A force de vouloir imposer de la rationalité, en contrôlant les horaires, en voulant rentabiliser chaque minute (chaque euro d’argent public dépensé…), en quadrillant les services, en instituant des rôles de petits chefs et sous-chefs, c’est la contrainte qui devient la règle, épuisant le désir et l’initiative des salariés.

Obligés de travailler dans un univers panoptique où tout est mesurable et transparent, ils perdent le goût de leur métier, s’impliquent logiquement moins, et souffrent au quotidien.

Ces méthodes de management sous la pression sont suffisamment élaborées (en provenance des Etats-Unis pour la plupart) pour savoir jusqu’où ne pas aller trop loin, éviter des dérives qui se retourneraient contre leurs auteurs. Ils savent harceler sans dépasser la limite légale.

Ces auteurs eux-mêmes, petits chefs psychorigides, médiocres et sans aucune envergure spirituelle, sont parfaitement fuyants. Il est impossible d’engager une discussion contradictoire avec eux car ils ignorent tout du funeste dessein qu’ils servent jour après jour. Ils sont les aiguilleurs d’un train dont ils ne maîtrisent ni la puissance ni la destination.

Petits hommes méprisables et benêts qui participent à un processus qui les dépasse. Ce néomanagement pour lequel l’homme devient une ressource impersonnelle et interchangeable prépare les fondements d’une société que l’on voit se dessiner chaque jour de plus en plus clairement, où les critères économiques font la loi, et où la loi écrase la vie.

Les grands changements sociaux, ceux qui vont dans le sens de la tristesse et de la restriction des libertés, ne se passent jamais du jour au lendemain, de façon soudaine, comme on franchit le Rubicon. Ces bouleversements se préparent dans la durée, lentement, discrètement. Et c’est bien de cette façon que la petite armée de ces hommes sans qualités est en train de préparer le terrain d’une société brutale et obscure.

Pour continuer notre travail, dans ces lieux vitaux, il nous faut résister. Mais résister au nom de quoi ? Comme ce pouvoir s’attaque directement à la vie, c’est la vie elle-même qui devient résistance.

Miguel Benasayag sur Conscience Citoyenne Responsable

http://2ccr.wordpress.com/2013/11/24/halte-aux-methodes-du-neomanagement/


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10 réactions à cet article    


  • claude-michel claude-michel 4 décembre 2013 10:22

    Ces p’tits « GRIS »...ne sont que le reflet de notre société en déliquescence.. ?


    • jef88 jef88 4 décembre 2013 13:00

      Dans le temps on avait un DIRECTEUR qui donnait une ligne de conduite et impulsait le dynamisme de ses subordonnés .
      il avait ce poste suite à son savoir-faire et son expérience .
      puis sont arrivés les MANAGERS (vachement plus moderne, non ?) qui ont mis en place des règles protocoles et procédures .
      ils ont ces postes grace à leurs beaux, leurs magnifiques diplôôômes !
      - l’initiative individuelle est devenue un immense défaut (motif de licenciement)
      - le contrôle s’est développé
      - l’ambiance de travail a sombré

      alors deux conclusions s’imposent :
      - un emploi de bureau étant mieux payé qu’un emploi de terrain (ouvrier, gendarme, infirmière) ne serait il pas bon de faire valoir que ceux qui produisent font avancer le société et que ceux qui sont coincées derrière leur ordi ne sont qu’une forme de parasites ?
      - Sachant que les meilleurs(?) diplômes sont détenus par des descendants de familles favorisées ne serait-ce pas le retour d’une logique féodale ?

      Mais comment faire comprendre cela ?
      - il y a des tâches de bureau indispensables : compta, paye, gestion commerciale, mais elles servent d’alibi pour les autres tâches inutiles
      - il y a des ouvriers flemmards, ils servent d’alibi pour les bureaucrates qui pressurent toute les équipes !

      une remise à plat s’impose, tant dans le secteur public que dans le secteur privé : mais qui osera ?


      • claude-michel claude-michel 4 décembre 2013 13:26

        je connais à paris (dans un quartier chic) un immeuble des impôts...a un certain étage un bureau avec 9 femmes....Une chef qui supervise... et 8 employées...Le boulot est de contrôler les feuilles d’impôts une par une...La même feuille passe dans 8 mains différentes..et arrive sur le bureau de la chef qui met son visa dessus.. ?


      • Ronfladonf Ronfladonf 4 décembre 2013 13:19

        On a les mêmes dans le privé et ils ont les même effets

        Effectivement ces « gentlemen gris » sont bien inquiétant.
        L’astuce étant de ne leur donner aucune prise sur notre psychisme et d’être étanche à toutes leur remarques

        Ils n’ont de prise que sur notre métier ? Eh bien faisons de notre métier une part négligeable de notre vie et ils seront bien pris


        • Hermes Hermes 4 décembre 2013 15:27

          Pour celà, il faut savoir « rester chez soi » et avoir développé une grande tranquillité dans son espace intérieur. Une réelle bienveillance envers l’autre est toujours très déstabilisante surtout si vous voyez l’autre, et que vous ne vous vous servez pas de ce que vous voyez. Assez curieusement, si rien ne vous fait dévier de votre démarche, vous verrez que l’autre, « l’homme gris », s’humanise peu à peu.

          Il est nécessaire de travailler sa caoacité de présence et de donner à chaque instant son importance, car il n’y a rien d’autre, à par nos illusions. C’est une révolution personnelle qui crée un centre d egravité au plus profond de soi.

          Par ailleurs, la montée des personnages médiocres est une des caractéristiques des phases historiques pré-dictatoriales, ce qui a été montré par le créateur de la ponérologie politique (nom à coucher dehors, faites google) qui a eu le privilège de voir monter le stalinisme, puis le nazisme, et voit avec stupeur l’européisme se déployer...... avec les mêmes symptômes : planification déconnextée du réel, pensée unique, montée des médiocres.....

          Une raison d eplus pour la faire cette révolution personnelle ! C’est urgent.

          Bonne fin d’après-midi


        • mitra 4 décembre 2013 13:56

          « ORGANISATION SCIENTIFIQUE DU TRAVAIL »
          Il n’y a plus qu’à dérouler la pelote.


          • jef88 jef88 4 décembre 2013 18:32

            on en parlait depuis les années 30, cela a été sainement pratiqué de 1960 à 1975 et encore pas assez fréquemment !
            le but c’était le max de résultats pour le moins d’efforts possible ..... avant l’automatisation, c’était génial ! (j’en ai pratiqué)


          • mitra 4 décembre 2013 18:46

            Comme à la base, je ne vois pas en quoi c’est un truc très « sain », je frémi (avec humour hein) à l’idée que cela ai été appliqué « sainement ».
            Cela dit, je me demande si l’on parle de la même chose.


          • christophe nicolas christophe nicolas 5 décembre 2013 00:30

            Oui et le pire c’est que les gens le veulent parce qu’en tant que responsable QSE j’ai lutté contre cela et je me suis fais mettre à la porte pour avoir critiqué des clauses de pénalités sur la sécurité et un gars qui menaçait de pénalités le premier jour de chantier.

            C’est finalement le Directeur d’exploitation qui a demandé ma tête et le pognon passe avant tout.

            Le problème c’est que les patrons utilisaient le système de façon perverse pour mettre tout le monde en tord en cas de râlerie.

            Toutefois, à la fin, le nombre de textes réglementaires était délirant mais ça vient de l’Europe tout ça, c’est eux qui font des textes et ils le font parce qu’ils sont vendus aux lobbys. A chaque fois, ça rapporte de l’argent à quelqu’un sans de réels avantages pour les gens.

            Sinon en parallèle, je fais des petites choses en science qui simplifient pas mal de choses : théorie de l’intrication. On ne pourra pas m’accuser de compliquer la vie surtout que derrière toutes les technologies de l’énergie et des transports seront simplifiées par l’antigravité qui découle de cette théorie. Mais je crois que le Directeur d’exploitation a encore magouillé mes travaux. Ce mec avait un état d’esprit de gagneur qui apportait la ruine alors que c’est les esprits de bonté qui apportent la prospérité.


            • Mortargent 5 décembre 2013 01:28

              Et pourtant il y a une manière très facile de se débarasser de ce genre de parasites. Il suffit de leur demander de nous montrer comment faire selon eux. Puis de demander à d’autres ( patients, élèves, clients ) de juger son action...

              Il y avait un manager dans mon ancien établissement qui passait son temps à crier après tout le monde parce que pas assez productifs, pas assez polyvalents, pas assez rapides, pas assez.... Jusqu’au jour où je l’ai mis devant le fait accompli. Oui monsieur, merci monsieur, mais moi je ne sais pas faire monsieur, pourriez vous me montrer cette demi journée comment vous faites monsieur, expliquez moi monsieur, je vais vous suivre pendant 4h et je verrai monsieur, je suis certain de pouvoir apprendre.

              Il a tenu 25 min avec ses propres recommandations. Plus jamais remis les pieds là où je bossais. Maintenant je suis tranquille. Et si besoin répéter l’opération à volonté, ca lui fera les pieds et il finira par lacher la grappe.

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Robert GIL

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