Hommage à Paul Yonnet, sociologue génial des jeux et des loisirs

Paul Yonnet nous a quittés en août dernier. Qui s’est intéressé au monde des jeux est forcément tombé sur son chef-d’œuvre « Jeux, Modes et Masses » (Gallimard). Ce livre sorti en 1985 est une synthèse et un recueil d’une série d’articles parus dans la revue de Marcel Gauchet et Pierre Nora, le Débat. Son style alerte et son agilité intellectuelle séduisent le lecteur averti comme le béotien. Dans ce livre comme dans toute son œuvre, il analyse sans concession la société post-moderne à travers quelques phénomènes typiques de notre monde contemporain. Il voit par exemple dans le jogging l’archétype du sport post-moderne, un sport véhiculant des valeurs individualistes, des valeurs d’endurance et d’économie de son énergie à une époque de crises multiples (notamment de crise énergétique). Il s’attarde longuement dans ses travaux sur « la France du Tiercé ». Quand les sociologues de son temps postulent plutôt la fin des croyances et de l’irrationnel, des superstitions et du hasard, l’avènement des sciences et du « progrès », Paul Yonnet prend dans « Jeux, Modes et Masses » l’exact contre-pied en montrant à travers son analyse de la « France du Tiercé » l’importance des comportements irrationnels dans notre société post-moderne.

L’attaque est frontale et « sociologiquement incorrecte » quand il cite le sociologue Baudrillard qui affirmait dans les années 70 :

« Le jeu a une fonction directe de sous-développement liée à une simple transition historique dans les pays du tiers monde, les jeux seraient destinés à dépérir dans les sociétés les plus développées où ils ne devraient subsister un temps qu’à l’état de survivance ».

Paul Yonnet répond :

« Cette idée d’un dépérissement naturel des jeux (…) constitue une donnée immanente à l’idéologie sociologique dans la mesure où la sociologie – fondée sur une prétention techno-bureaucratique au contrôle rationnel des groupes et individus – postule elle-même une fin du hasard ».

De quoi se mettre la « profession » sur le dos surtout quand son parcours (il n’a pas entrepris de carrière universitaire) et ses méthodes (dans un esprit phénoménologique, il est peu soucieux de fonder ses travaux sur des ressources existantes) ne suivent pas les chemins académiques classiques. Une critique de Nicolas Herpin parue dans la Revue française de sociologie (1987, pp 367-370) illustre ce mépris que certains ont entretenu à son égard. Herpin dénonce notamment la méthode de Yonnet en affirmant que « les quelques statistiques ou observations fournies ne sont données qu’à titre d’illustrations. Ce qui compte, c’est, si l’on peut dire son intuition prophétique du présent ». Herpin voit juste au moins sur ce point, Yonnet a bien ces « intuitions prophétiques du présent », fruits de cette méthode phénoménologique que n’accepte pas Herpin. Ce dernier tombe un peu bas quand il affirme : « Il est possible, après tout, qu’une collection de grand prestige ait besoin, pour compenser les faibles tirages de ses meilleurs titres, de publier des textes pour grand public qui équilibrent son budget. Tout laisse prévoir que le livre de M.Yonnet, qui bénéficie d’une bonne « couverture » mediatique, fera les affaires de la maison d’édition, à défaut de celles des sociologues. »

Hommages

C’est le recul des années qui rend aux intellectuels une juste reconnaissance. Ce recul donne en grande partie raison à Paul Yonnet : l’accroissement du nombre de joueurs, la place grandissante des jeux dans les politiques publiques, l’augmentation du problème de l’addiction aux jeux d’argent, la médiatisation de gains records, la place de plus en plus prégnante des jeux d’argent télévisé… Yonnet voyait dans le phénomène des jeux une réponse (désespérée ?) de la société face aux crises multiples des années 70-80 : crises énergétiques, crises idéologiques, crises religieuses. Ces crises n’ont fait que s’accentuer. Le phénomène des jeux s’est donc amplifié. Sur d’autres sujets, qui s’écartent de l’objet de l'observatoire citoyen des jeux, les années semblent également donner raison à Yonnet notamment sur sa critique des dérives de l’idéologie anti-raciste qu’il est un des premiers à dénoncer dans « Voyage au centre du malaise français », ou son analyse des effets de la contraception sur le statut de l’enfant et l’impact sociologique de l’allongement de l’espérance de vie (Le recul de la mort, 2006). Si on a souligné plus haut le rejet dont il fit l’objet, l’hommage que lui ont rendu certains intellectuels prestigieux témoigne de la stature de Paul Yonnet : Marcel Jaeger voit en Yonnet « un sociologue exceptionnel » tandis que Marcel Gauchet et Jean Pierre Le Goff ont tenu à saluer celui « qui aura donné l’exemple de l’exigence de vérité ». Exigence de vérité. Des mots qui résonnent dans le vide du monde des jeux d’argent et de hasard.

Pour en savoir plus sur Paul Yonnet :

L’hommage de Marcel Gauchet et Jean-Pierre Le Goff

Paul Yonnet, la mort d’un sociologue en short (l’hommage de Marcel Jaeger dans Libération)

L’hommage de l’Observatore Romano

Paul Yonnet, l’itinéraire d’une génération (La Croix)

Un article de Marianne sur Paul Yonnet

 Une fiche sur Jeux, Modes et masses (qui ne comprend malheureusement pas son analyse du Tiercé)