Je résiste donc nous sommes
Dans un monde et un pays en pleine mutation et en crise, pas un jour sans voir et entendre, dans les médias et les réseaux sociaux ou dans la rue, une injonction à la rébellion pour reconquérir l’avenir. On est passé du « indignez-vous » à « révoltez-vous ».
Eprouver un sentiment de révolte est un premier pas vers la résistance.
Comme l’écrit Albert Camus dans L’Homme révolté, la révolte révèle ce qui, en l’homme, est toujours à défendre. La résistance à l’oppression est profondément positive même si elle ne crée rien en apparence.
Pour Camus, dans la révolte, l’Homme se dépasse en autrui (Camus exprime cette idée par la formule « Je me révolte, donc nous sommes »).
Pour moi, dans la Résistance, l’Homme se découvre aussi en tant qu’être multidimensionnel et souverain.
France 2 a rediffusé cette semaine le documentaire sur Simone Lagrange 1, déportée à Auschwitz à 13 ans après avoir été torturée par Barbie à Lyon, survivante d’Auschwitz-Birkenau, ayant vu sa mère et son père mourir sous ses yeux, chacun d’une atroce manière.
La vaillance innocente, la nature rebelle, résiliente et pétillante de cette femme forcent l’admiration, et nous portent haut, au-delà des larmes.
Décédée le 17 février 2016, Simone Lagrange fut l’un des témoins majeurs du procès Barbie en 1987.
Sa remarquable intervention lors du procès, son refus de subir l’interrogatoire de Maître Vergès, défenseur du « boucher de Lyon », est un nouvel acte sain et lucide de résistance, digne de son adolescence insoumise. « J’ai déjà été interrogée à l’âge de 13 ans, et de quelle manière, vous le savez, je refuse de subir ici un nouvel interrogatoire », dit-elle en substance au juge.
Cet exemple d’une toute jeune fille qui a souvent tenu tête à ses bourreaux montre que la Résistance sincère et instinctive germe et s’épanouit spontanément dans le cœur. Nul besoin de théorie politique ou morale pour la faire surgir. Simone Lagrange était une résistante dans l’âme.
La pulsion de résistance provient de l’intelligence de l’Esprit et non de l’activité cérébrale.
Les cérébraux qui se disent engagés en résistance le sont généralement seulement le stylo ou le micro à la main.
Observons l’exemple de Jean-Paul Sartre qui se disait résistant. Il a certes créé, avec Maurice Merleau-Ponty et Simone de Beauvoir, « Socialisme et liberté », un groupe de résistance intellectuelle au nazisme, mais il n’a pas pris part à la guerre, il n’a pas pris part à la Résistance, il n’a pas pris les armes pour libérer la France occupée quand d’autres se faisaient tuer pour la / sa liberté ; mais il a, par contre, publié à trois reprises dans « Comoedia », hebdomadaire collaborationniste bien connu de la France pétainiste.
Il paraît même que Sartre aurait signé avant la guerre un manifeste où l’on pouvait lire : « mieux vaut une France nazifiée qu'une France en guerre ». Il faut savoir qu’il avait passé, selon ses dires, une année 1933 « formidable » en Allemagne. Edifiante révélation sur sa compréhension des conséquences de l’accession de Hitler à la chancellerie, et de l’ouverture des premiers camps de concentration après l'incendie du Reichstag en février 1933.
Albert Camus et Vladimir Jankelevitch ont, eux, réellement exercé une activité dans la Résistance et furent de vrais combattants de la pensée.
Où sont aujourd’hui les René Char, les Robert Desnos, les René Tavernier, les Marianne Cohn, les Germaine Tillion, les Charlotte Delbo, les Jorge Semprun, les Jean Cavaillès, les Jean Gosset, les Georges Canguilhem, etc., tous ces intellectuels engagés qui n’ont pas voulu se contenter d’une « résistance de plume » ? (Pour ne prendre en exemple que la Seconde Guerre mondiale).
La question se pose alors que de nombreux jeunes, dans divers pays, s'engagent dans l'armée active, à temps plein ou comme réservistes, pour lutter contre le terrorisme sur le terrain et se tenir debout face à la barbarie.
L’intellectuel contemporain qui prône à l’antienne (et à l’antenne) une « nouvelle forme de résistance », qui nous exhorte à ne pas « nous défausser de notre responsabilité d’humain », accueille-t-il par exemple des migrants chez lui ? Au moins s’engage-t-il bénévolement dans des associations d’aide aux réfugiés ou aux SDF ? Aide-t-il des jeunes ou des personnes âgées en difficulté ?
Que font-ils CONCRÈTEMENT ces penseurs professionnels, à part constater et causer et nous proposer une vision idéale à bien long terme que l’on est parfaitement capable de projeter sans eux ?
Pire, résister se borne aujourd'hui souvent à signer une pétition et à en tirer gloire sur son Facebook et son Twitter. On est passé de la « résistance de plume » à la « résistance clic et partage », drôle de progrès.
Dans le cas de la lutte contre le terrorisme, il existe heureusement d’autres combattants que les vétérans du Web Combat !
On aimerait pouvoir saluer un véritable engagement allant au-delà du sempiternel discours d'affichage non suivi d'effets. S'autoproclamer « engagé » quand on se limite à des déclarations d’intention ou à des discours moralisateurs oiseux, c'est se moquer du monde et c'est insulter tous ceux et celles qui sont morts en agissant pour leurs idées depuis la nuit des temps.
En fait, deux formes de résistance coexistent depuis toujours et sont complémentaires :
- La résistance créative visant à changer les mentalités et les comportements grâce à l’art, la poésie, l’écologie…, où le rôle du Féminin est crucial.
- La Résistance disruptive, à haut risque, à polarité plus masculine, celle dans laquelle on joue sciemment sa santé et sa vie, que l’on prenne soi-même les armes, ou pas (je pense à Anna Politkovskaïa, à Ngawang Sangdrol…).
Selon mon référentiel intrinsèque, la première forme de résistance est de type orphique. (Orphée résista contre l’oppression dionysiaque).
La deuxième forme de résistance évoque la figure d’Athéna - guerre et sagesse - (et non celle d’Arès qui est plutôt celle de l’oppresseur).
Il faudrait aussi cesser d’utiliser le mot résistance à tout venant, arrêter de mélanger dans les discours la Résistance luttant contre des dictatures, contre le nazisme ou contre le terrorisme islamiste, et la rébellion contre une société productiviste visant l’amélioration des conditions de vie, pour que l’existence ne se résume pas ici-bas à la consommation et à la vie professionnelle.
Pourquoi ce texte, au fond ? Parce que la Résistance est un thème qui m’est cher et qui me travaille : je suis petite-fille et fille de Résistants.
La mémoire n’est pas un devoir pour moi mais une passion.
Et en hommage à tous les Résistants, je souhaite faire paraître cet article à l’occasion du 8 mai, date symbolique du jour de la Victoire, de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe.
Le but ici n’est pas de faire le panégyrique militaire de mes ascendants, mais simplement d’expliquer « d’où je parle ».
Mon grand-père maternel, Alfred Sabatier 2, est mort à 37 ans, déporté en Allemagne, après avoir été interné 6 mois au Fort Montluc à Lyon où sévissait Klaus Barbie.
Son épouse Marthe 3 était elle aussi une Résistante. Elle est morte à l’âge de 98 ans, 62 ans après lui, fin mars comme lui, promesse d’un renouveau printanier. Elle m’avait dit un jour qu’elle avait voulu se suicider en 1945 pour le rejoindre. Mais elle avait ma mère à élever. Il fut le grand et seul amour de sa vie.
Quant à mon père 4, jeune adolescent lyonnais, plein d’idéaux héroïques et, je crois savoir, très affecté par la disparition d’une petite amie juive, il s’est jeté dans la Résistance sans se poser de questions. Il était du genre à vouloir en découdre.
Mon grand-père maternel, que je n’ai pas eu le bonheur de connaître, incarne la Résistance en conscience et avec constance.
Ce qui est remarquable dans son histoire, c’est que non seulement il n’a pas attendu, comme d’autres, la fin de la guerre pour entrer en Résistance, mais, arrêté une première fois en 1942 et ayant réussi à s’évader, il s’est réengagé derechef dans un autre réseau alors qu’il aurait pu se contenter des actes accomplis, se dire qu’il avait fait sa part et qu’il pouvait maintenant rester tranquille aux côtés de sa femme et de sa fille qu’il adorait, attendre pénard la fin de la guerre.
Dans mon appréhension enfantine du monde, il s’agissait d’un homme invisible d’âge mûr. Dans ma famille, on parlait peu de la guerre et des disparus, mon père et ma grand-mère étaient fort peu diserts sur ce sujet lié à trop de souffrances non apaisées.
C’est lorsque j’ai atteint moi-même l’âge de sa mort que j’ai pris conscience de la bravoure et du destin de mon grand-père et de celui de bien d’autres jeunes Résistantes et Résistants.
J’ai aussi réalisé tard que tous les Français, nos amis, nos voisins, n’avaient pas forcément des Résistants dans leur famille. J’ai appris que les Résistants ne furent que quelques milliers… face aux millions de gens qui ont attendu passivement la Libération, voire pire ceux qui ont collaboré avec les Nazis ou profité de la guerre pour s’enrichir grâce au marché noir. Ce fut un choc. Tant de comportements quotidiens bien ambigus à l'égard de l'occupant, voire de franche collaboration, révélés dans le « miroir brisé » du Chagrin et de la Pitié.
Certains préfèrent vivre à genoux plutôt que de mourir debout.
La Résistance, c’est une opposition en conscience à une altérité dévastatrice. C’est refuser de se soumettre, c’est interdire à l’autre de nous imposer un sort funeste. C’est un élan du cœur pour une action salvatrice.
C’est aussi se dresser contre l’abêtissement médiatique, contre l’anéantissement spirituel, autant que contre toute maltraitance physique.
C’est se tenir droit en permanence, c’est Jour et Nuit debout !
C’est pourquoi, même torturés et assassinés, les Résistants seront toujours plus Vivants que les êtres passifs et soumis.
Mon grand-père et mon père n’ont pas reçu la Légion d’Honneur pour un exploit artistique, sportif ou scientifique ; ils n’ont pas été décorés pour avoir parlé ou chanté dans un micro ou devant une caméra !
(A ce propos, n’est-il pas indécent de décerner la même décoration à des êtres qui sont morts ou qui ont risqué leur vie au service des autres, dans des circonstances exceptionnelles et tragiques, et à des personnes qui, somme toute, ne font qu’exercer leur profession dans le civil ?).
Georges Fleury, auteur de La Guerre en Indochine, 1945-1954, a écrit à mon père le 29 août 2000 : « /…/ La Légion d’Honneur que vous portez, reçue à l’âge de 33 ans, n’a pas été gagnée dans un bureau, mais à la tête de vos troupes. Redoutable honneur que de commander. Je m’incline devant l’ « ancien » au parcours exceptionnel. »
Dans ce contexte, le principal acte de Résistance de mon père fut peut-être sa démission de l’armée après la guerre d’Algérie alors qu’il avait une carrière militaire de haut niveau déjà toute tracée depuis ses 15 ans.
Mon père n’a jamais supporté et oublié le sort fait aux Harkis. Ces hommes, il en avait eus sous son commandement, dans l’Ouarsenis. L’abandon des Harkis, renvoyés désarmés dans leurs foyers après les accords d'Evian, torturés et massacrés par leurs compatriotes, resta à ses yeux la honte de l’armée française obéissant sans révolte aux diktats des hommes politiques. 5
Face aux barbares qui s’arrogent le droit sur cette planète de torturer et d’assassiner des Vivants, humains et animaux, je pense qu’il est juste d’aller jusqu’au combat armé, force contre force, quand aucun autre moyen ne permet de recouvrer sa liberté ou de protéger ceux que l’on aime.
Toutefois, l’apogée de l’insurrection, la Résistance ultime et sublime est sûrement celle d’Etty Hillesum, de nature mystique pouvant donner l’illusion d’une faiblesse, d’une acceptation passive quand elle est action majeure et souveraine, un non-agir surhumain. Cette vie bouleversée a profondément impressionné la mienne.
« Vivant dans une joie miraculeuse et charismatique l'une des pages les plus noires de l'Histoire, une jeune juive hollandaise de vingt-neuf ans s'apprête à être déportée avec une liberté d'esprit surprenante face aux événements et face à elle-même. Jour après jour, dans un combat lumineux et singulier pour rencontrer la vérité et la réalité telle qu'elle est, elle confie à son journal son cheminement mystique et son inébranlable parti pris d'espérance : la vie est “belle et pleine de sens” à chaque instant. » 6
A la décharge de Sartre, la parution en 1943, à l’acmé du totalitarisme nazi en Europe, de L’Être et le Néant, une œuvre affirmant la valeur de l’existence et l’expérience de la liberté, est à elle seule une action importante oblitérant un peu l’absence du philosophe dans la Résistance active.
Selon une citation de L’Être et le Néant, « Être libre n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit – ce qui n’aurait point de sens – mais se choisir dans le monde, quel qu’il soit. » On peut ainsi être libre sur un champ de bataille, dans un camp de concentration, à l’usine ou en prison ou devant un peloton d'exécution. 7
« Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation » parce que l’homme est ontologiquement, par essence, liberté.
Toutefois, à la pensée conceptuelle et cérébrale de Sartre, je préfère l’intelligence solaire d’Albert Camus, et la spiritualité rayonnante d’une Etty Hillesum, ou d’une Geneviève de Gaulle-Anthonioz car dans leur cœur réside le secret de la résistance et de l’espérance.
Bernanos a écrit « Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore … ». 8
Alfred, Marthe, Jean et tous vos pairs Résistants (pour vous, la majuscule s’impose, en majesté), jusqu’à la fin des temps j’honorerai votre mémoire. Vous savez le respect, l’admiration et l’amour que je vous porte.
Je vous souhaite une splendide transmutation résistancielle pour les siècles à venir.
Pascale Mottura
6 mai 2016
- Le dernier sourire
- Alfred et Marthe. Photo prise quelques jours avant l’arrestation d’Alfred par la Gestapo.
1- « Moi, petite fille de 13 ans. Simone Lagrange témoigne d'Auschwitz » : un documentaire d'Elisabeth Coronel, Florence Gaillard et Arnaud de Mezamat, produit par Abacaris Films, diffusé sur France 2 en avril 2010 pour la première fois.
2- Alfred Sabatier, Chevalier de la Légion d’Honneur, Croix de guerre 39-45 avec Palme, Médaille de la Résistance, Croix du combattant volontaire de la Résistance. Mort pour la France : http://www.memorialgenweb.org/memorial3/html/fr/complementter.php?id=190082&largeur=1920&hauteur=1080
3- Marthe Darmet-Sabatier : Croix de guerre 39-45, Croix du combattant volontaire de la Résistance, Médaille de la France Libérée.
4- Jean Edgard Pierre Mottura : Chevalier de la Légion d’Honneur, Croix de Guerre et Valeur Militaire (5 citations – 1 blessure), Croix de Combattant volontaire de la Résistance, Croix du Combattant, Médaille du Combattant 39/45 (alors qu’il avait 15 ans en mai 1945).
5- Rappelons que ce n’est qu’en avril 2012 qu’un Président de la république française (Nicolas Sarkozy) a officiellement reconnu la responsabilité du gouvernement français dans « l'abandon » (c’est-à-dire les massacres annoncés) des Harkis après la fin de la guerre d'Algérie en 1962.
Cf. Article sur l’abandon des Harkis : https://blogs.mediapart.fr/edition/memoires-du-colonialisme/article/120515/12-mai-1962-labandon-des-harkis
6- Source : article d’Anne Ducrocq http://www.cles.com/enquetes/article/etty-hillesum-une-vie-bouleversante
7- Voir, pour exemple, la pose décontractée du révolutionnaire Fortuno Sorano, compagnon de Zapata et de Pancho Villa, qui sourit au peloton, adossé au mur et attendant son exécution.
8- Cité par Christian Charrière-Bournazel in Cahiers Georges Bernanos, n°10, p.40.
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