« L’autre Simenon » selon Patrick Roegiers : le roman comme révisionnisme historique inversé
Les lettres belges, sinon françaises, sont en émoi. La polémique enfle, pour le meilleur si l'on s'en tient au débat d'idées, mais aussi, à voir la virulence de certains propos, pour le pire ! Il faut dire que le sujet ne peut guère laisser indifférent le Royaume : Georges Simenon, père du célèbre Maigret et l'écrivain belge le plus lu dans le monde, avait un frère cadet, Christian, qui se compromit irrémédiablement, sans que l'aîné n'y trouvât jamais à redire, faisant même tout pour occulter cette honteuse fratrie, dans la collaboration la plus abjecte. Davantage : cet encombrant frère poussa le vice jusqu'à devenir, lors de la sanglante tuerie de Courcelles, l'un des plus effroyables assassins que ce sombre pan de l'histoire belge, le « rexisme », ait connu. Ainsi, portrait croisé de deux êtres au destin opposé, bien qu'ayant été élevés dans la même atmosphère familiale, glauque au vu de ses notoires sympathies pour l'occupant nazi, « L'Autre Simenon » de Patrick Roegiers s'avère un roman où la mise en lumière de l'un révèle la part d'ombre de l'autre.
LE DISCOURS DE LA METHODE
Je préférerais, pour ma modeste part, éviter de verser, quant à cette controverse, dans les outrances de la vulgarité ou les bassesses de l'insulte. Du reste, des esprits aussi éminents que Jean-Baptiste Baronian, président des Amis de Georges Simenon, ou Jacques De Decker, Secrétaire perpétuel de l'Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, ont déjà suffisamment recadré ce livre. Je n'y reviendrai donc pas. Le philosophe que je me targue d'être se doit par ailleurs de prendre une certaine hauteur de vues afin d'avoir, sur le sujet traité, un maximum d'objectivité. Je me situerai donc ici sur le seul plan éthique. Question de méthode !
Le mot est lâché : la méthode. Car c'est surtout à ce niveau-là que cet « Autre Simenon » de Patrick Roegiers montre ses lacunes : de graves carences méthodologiques, bien plus encore que d'étonnantes fautes stylistiques.
Cette très préjudiciable erreur pourrait se résumer, sous forme d'interrogation, de la sorte : un artiste, quel que soit son talent ou son génie (que je ne nie certes pas à Roegiers), peut-il tout se permettre au regard de la réalité, sans risquer de tomber dans un révisionnisme de mauvais aloi ? Un révisionnisme historique qui ne dit pas son nom ? Mieux : un révisionnisme inversé, où la réalité des faits se voit, non pas minimisée par la mauvaise foi, mais, au contraire, amplifiée, jusqu'à la caricature, par un imaginaire débordant de subjectivité ?
FICTION ET REALITE : LA CONFUSION DES GENRES
Certes les délires d'un artiste, la fantasmagorie d'un écrivain ou les affabulations d'un poète sont-ils inhérents à la création. Mais, dans le cas de Roegiers au regard de son « Autre Simenon », son moi - son « ego » en termes psychanalytiques - se voit à ce point surdimensionné qu'il finit par prendre fatalement le pas, l'occultant parfois outrageusement, sur le réel. C'est cette collusion entre la fiction et la réalité, cette confusion des idées et cette indistinction entre les genres (l'histoire et le roman) qui, dans ce livre, dérange et met mal à l'aise, tant pareille démarche littéraire, que Baronian assimile à une « imposture intellectuelle », peut heurter la conscience morale.
C'est du reste là, cette subjectivité exacerbée qui fait fi de toute réalité objective, l'un des ingrédients les plus dangereux, si la raison n'y résiste pas, à la tentation fasciste : Léon Degrelle, pourtant stigmatisé à bon escient en ce roman, en est, tel le plus paradoxal des effets boomerang pour Roegiers lui-même, la preuve la plus flagrante et condamnable à la fois !
Bref : la liberté de la création artistique - liberté inaliénable - peut-elle toujours prévaloir, surtout lorsque l'on parle d'événements ou de personnes ayant existé, au détriment de la vérité des faits historiques ? A fortiori - car le problème se pose ici avec acuité - lorsque la période considérée s'avère pour les générations concernées, sinon la mémoire du peuple belge tout entier, à ce point douloureuse ? L'indécence narcissique a une limite, qui n'a rien avoir avec l'art en tant qu'absolu : celle du respect, sur le plan humain, pour autrui !
Pierre Assouline, auteur d'un remarquable « Simenon » (Julliard), écrit dans l'éditorial qu'il consacre, dans « Le Magazine Littéraire » de ce mois d'octobre 2015, à cet « Autre Simenon » : « Le récit est bourré non d'erreurs mais de contre-vérités (...) mises en scène (…) dans l'intention de nuire. (…) Alors on en rajoute, on truque. ». Il précise : « Le problème, ce n'est pas le faux mais son inscription parmi les vérités établies. » Il termine : « Sur la couverture de « L'autre Simenon », c'est écrit 'roman'. Ce qui autorise tous les abus, ou presque. Cela signifie qu'on a le droit d'écrire n'importe quoi, mais pas sur n'importe qui. »
Certes, Roegiers, être intelligent et cultivé, a-t-il prévu la critique. Se réfugiant, pour parer le coup, sous le concept de « fiction », il y a donc, comme par anticipation, déjà répliqué : « Je veux bien répondre (…) à des questions que mon roman pose concernant le rapport de la réalité et de la fiction (…) Je rappelle (…) qu'à la fin de mon livre il y a trois pages intitulées La vraie vie de Christian Simenon, qui est une sorte de palimpseste du roman, où le lecteur peut voir à partir de faits réels comment se conçoit et se déploie la fiction. De Pedigree, où il réinvente sa vie (…) Georges Simenon (…) disait que 'tout est vrai, sans que rien ne soit exact'. C'est une excellente définition de ce qu'est un roman. Et c'est aussi le cas du mien. »
Roegiers conclut, tout en nuances, à propos de Christian, part maudite et frère caché de Georges : « Je n'invente pas son existence, mais je restitue sa présence. Je n'écris pas sa vie, je décris son lamentable parcours. Ce qui est tout à fait différent. »
LE ROMAN DE LA VANITE
Brillante, cette mise au point. Reste que, pour décisive qu'elle soit, elle ne peut guère s'avérer définitive. Car ce livre, bien que son éditeur l'ait rangé dans la catégorie du « roman », n'est pas - c'est là que réside son ambiguïté et, partant, son malentendu - qu'une fiction. Il le serait si son auteur avait pris la peine d'inventer de toute pièce, ex nihilo, un personnage, quitte à le replacer dans une période historique donnée, comme ont pu le faire un Balzac avec Rastignac, un Kafka avec Joseph K ou un Céline avec Bardamu. Là, oui, ce serait de l'authentique création littéraire. Mais non : Roegiers, au contraire, s'est fourvoyé là en une consternante facilité : aller chercher un nom célèbre dans la réalité sociale - Simenon - tout en en privilégiant le maillon faible - Christian - afin, pour de médiocres raisons de stratégie éditoriale, mieux vendre son roman au lecteur. Ce procédé, contestable, n'honore pas, par le cynisme dont il est empreint, son auteur. Mauvais calcul !
Conclusion ? Roegiers, mal conseillé chez Grasset, se sera finalement piégé tout seul, faisant dès lors de son livre un genre bâtard, inaudible : pas suffisamment rigoureux pour en faire un récit historique ou une biographie romancée, et pas suffisamment inventif non plus, avec toute la liberté d'expression que cela présuppose, pour en faire un vrai roman, digne de ce nom.
Patrick Roegiers, que l'appel d'une vaine gloire, sinon l'appât d'un facile gain, aura ainsi un peu trop vite titillé, aurait-il donc vendu son âme au diable ? Et ce, chose désolante, au risque d'y perdre, sinon trahir, le grand écrivain qu'il demeure, malgré ce travail bâclé, sans nul doute ?
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, délégué général du Prix Littéraire Paris-Liège, professeur à l'Académie Royale des Beaux-Arts de Liège et professeur invité au Collège Belgique, auteur de « Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy » (Éd. de La Martinière), « Lord Byron » (Gallimard-Folio) et « Le clair-obscur de la conscience - L'union de l'âme et du corps selon Descartes » (Académie Royale de Belgique).
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