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Accueil du site > Tribune Libre > La mémoire incendiée

La mémoire incendiée

        La plage est immense, déserte comme un matin de gueule de bois. Les pas dans le sable s’effacent presque aussitôt sous l’assaut des vagues qui viennent agoniser, vomissant l’écume de leurs éternels voyages océaniques, dans les traces pédestres du randonneur. Même les cris aigus des mouettes rasant les flots ne parviennent plus à s’accrocher à la mémoire musicale de son âme. Petit à petit ce géant de cinquante cinq printemps, comme les chênes en automne perdent leurs feuilles, égare ses souvenirs, jusqu’aux plus intimes. Ils quittent sa tête, désertent son cerveau pour vagabonder dans l’inaccessible. Il est de notoriété publique que la mémoire est la sentinelle de l'esprit. Celle de Michel a abandonné son poste, sa guérite.

 Il a inconsciemment fugué du centre ce matin d’octobre. La grille était restée accidentellement ouverte et, comme un papillon attiré par la lumière, il a continué droit, parallèle à la grande bleue, sans savoir où il allait et d’où il venait. Sûr qu’à l’heure du diner, dès que l’absence sera remarquée, ca va s’affoler grave dans le landerneau hospitalier. Les écervelés de la vie sont comme les piaffes dans la volière à mémère, laissez leurs cages ouvertes et vous verrez et mesurerez le vide qu’ils laissent, vous interrogeant sur la direction et la destination que leur absence d’orientation leur a instantanément communiquée, vous culpabiliserez sur le manquement à vos obligations de gardiennage et de soins.

        Michel s’en fout, il a marché deux bonnes heures avant de s’allonger dans la pinède. Le vent des dunes murmure à son oreille un air qu’il connait mais ne peut traduire. Le goût salé qu’il dépose sur ses lèvres lui rappelle vaguement une sensation oubliée. Il est paisible, tranquille, de ce qu’il voit ou sent, rien n’adhère à sa mémoire. C’est absurde, insensé mais ce perfide organe neuronal joue les hypocrites et refuse toutes nouvelles informations mais, cette déloyauté, cette trahison ne s’arrête pas là car, il refuse aussi obstinément de lui rendre celles qu’il a emmagasiné pendant ce demi siècle. Le film est corrompu, la pellicule est voilée.

        Comme les chevaux du fond des mers errent de manière végétative au milieu des coraux, son hippocampe a subi des lésions qui nourrissent son amnésie. Non seulement il ne peut plus se remémorer les épisodes passés qui l’ont construit mais de plus, il lui est interdit de se projeter et d’imaginer un futur. Michel n’a que des visions parcellaires d’un instant qui s’évapore, comme les pièces d’un puzzle qu’il n’arrive plus à reconstituer. Il est dans l’impossibilité d’imaginer des expériences futures plausibles. Son patrimoine c’est une amnésie irréversible, pure, isolée et globale concernant sa biographie sans plus aucun élément identitaire transitoire de ses souvenirs sémantiques. Il ne se souvient même plus de son nom, ne maîtrise plus le langage et ne peut vous répondre.

        Neptune est bien calme ce matin, l’alizé des sables à l’humeur joueuse bien que sa symphonie qui arrive aux oreilles de Michel soit un peu monocorde. Quant à Saturne, il règne en maitre sur les hommes car la vie échappe au temps et, hier n'est autre que la mémoire d'aujourd'hui et le rêve d'aujourd'hui n’est que l’espérance d’un avenir incertain. Pour ce qui concerne notre ami, une injustice mémorielle flagrante, plus de passé et des rêves vides pour nettoyer son avenir.

        Les heures s’écoulent comme les notes d’un adagio triste au tempo répétitif. Le jour tombe lentement et Râ, à l’horizon liquide, là ou le ciel épouse les flots, va prendre son bain du soir dans le sang de sa dernière victime. Une journée de plus vient de signer son acte de décès. Les réverbères et les spots d’un proche casino s’allument automatiquement avec l’agonie du jour, éclairant Michel toujours immobile le regard dans le vide, d’une incandescence ostentatoire. Des lampes torches balaient la sapinière et des voix hurlent son nom. Un rai de lumière vacillant accroche le corps de l’amnésique et une infirmière crie : « Il est là ! ». Terminée la fugue en solitaire, le corps médical a sifflé la fin de la récré et amorce avec l’évadé le retour inévitable entre les murs blancs d’une chambre impersonnelle. Ici s’achève l’authentique histoire romancée d’un ange sans mémoire adhérent involontaire au club Alzheimer.

         Je quitte le centre hospitalier les mains dans les poches en chantant « La mémoire et la mer » de Léo Ferré. Je prends subitement conscience à cet instant de la chance de se souvenir des paroles d’une chanson, des couleurs d’une peinture, des odeurs d’un étal de marché, des amitiés et des amours passés. Je ne vous cache pas quant tant qu’auteur, je me suis arrangé avec la vérité pour habiller d’un peu de poésie ce fait divers. J’en demande grâce au lecteur et fait appel à son indulgence. Les souvenirs sont des tableaux accrochés sans ordre ni raison sur les murs lézardés de notre mémoire. Ils surgissent juxtaposés et peuplent le vide de nos vies presque achevées. Pour Michel, un voleur a vidé la galerie de ses œuvres, une maladie intégriste a entériné l’autodafé de son Louvre personnel.

        Les chercheurs et toubibs comptent depuis des années sur d’hypothétiques découvertes, d’aléatoires traitements. L’illusoire plan Alzheimer initié verbalement par les politicards aux valises pleines de promesses, n’a jamais tenu les siennes et, pendant que suspendu à d’improbables dons pour faire avancer la recherche dans ce domaine, les soignants rament et les malades galèrent. Il est établi, avéré, que les sommes d’argent dépensées dans les guerres suffiraient amplement à nourrir la planète, guérir les maladies mais là n’est pas le propos. Mesurons simplement le fossé entre les paroles et les actes et interrogeons nous sur ce que nous voulons vraiment faire de nos vies car, c’est incontestable, nous en sommes tous responsables. Le jour où nous devrons déposer nos souvenirs dans la balance de la vie afin d’en régler le solde, fasse le ciel que nos regrets soient légitimes.


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14 réactions à cet article    


  • alinea alinea 28 mai 2015 21:15

    j’ai pas envie de te laisser tout seul sur ce site déserté ; j’ai lu ton texte et il me revenait en mémoire pendant que je marchais dans les collines et je ne pouvais pas m’empêcher de revenir à sa recherche , par les hospitaliers.
    Le sont-ils ? Que ne pouvons-nous vivre notre débandade tranquille, nous ne sommes pas bien dangereux
    Je n’ai pas envie de parler de cette chose concrète, c’est juste un ressenti douloureux : la prison nous guette pour notre bien.... mais peut-être n’’est-ce-pas le cas, c’est ce que je ressentais en marchant dans les collines avec ce paysage à couper le souffle et les fleurs et les jeunes pousses des jeunes chênes...et la beauté du monde.


    • Gabriel Gabriel 29 mai 2015 07:34

      Bonjour Alinéa,

      Point de souci avec la solitude, continuez votre promenade dans les collines et, si vous croisez par hasard un de ces piafs égarés, faites un bout de chemin avec lui histoire de voir momentanément briller son âme dans son regard lorsque vous lui parlerez de son présent. La prison ne nous guette pas, nous y sommes déjà mais, peu en ont conscience. Merci de cet aparté et que vos pas vous guide à l’origine de la beauté du monde. 


    • 65beve 65beve 28 mai 2015 22:50

      Bonsoir Gabriel,

      Mon beau-père a réchappé à plusieurs accidents, 
      on lui a réparé le cœur à 2 reprises,
      puis on lui a changé les hanches.
      Ensuite il a été dévoré par l’Alzheimer.
      Merci pour ce texte sensible.


      @alinéa
      Il nous faut écouter
      L’oiseau au fond des bois
      Le murmure de l’été
      Le sang qui monte en soi
      Les berceuses des mères
      Les prières des enfants
      Et le bruit de la terre
      Qui s’endort doucement.
      Les berceuses des mères
      Les prières des enfants
      Et le bruit de la terre
      Qui s’endort doucement.
      JBrel.

      cdlt


      • Gabriel Gabriel 29 mai 2015 07:35

        Bonjour 65beve,

        Pour certain, la traversée de la vie est un véritable parcours du combattant semé d’embuches. Joie ou douleur, cela se grave dans notre mémoire pour devenir un réservoir d’expériences qui nous aide à grandir. Que dire lorsque celle-ci s’efface, se tarie ? Où nous appuyer lorsque nos repères ont volé en éclat, nous sommes redevenus les enfants que nous avions cessé d’être et nous nous laissons inconsciemment bercer dans la main de Dieu.


      • Le p’tit Charles 29 mai 2015 08:07

        +++++

        Du talent..comme toujours...Merci pour ce texte.. !

        • Gabriel Gabriel 29 mai 2015 08:32

          @Le p’tit Charles
          Merci de votre lecture.


        • Fergus Fergus 29 mai 2015 10:24

          Bonjour, Gabriel.

          Alzheimer est sans doute l’une des pires maladies qui soient. Pour les malades, qui souffrent d’une déchéance qu’ils perçoivent - même ceux qui sont dans le déni - et qui les rend parfois très agressifs. Pour l’entourage, confronté à cette descente aux enfers de l’oubli d’eux-mêmes par ceux auxquels ils sont liés par une relation affective. Hélas ! il faut faire avec un nombre croissant de malades, directement lié à l’allongement de la durée de vie. Vivre plus longtemps n’est pas toujours une bonne nouvelle. Ni pour soi, ni pour les autres !

          Merci pour ce texte si empreint d’humanité !


          • Gabriel Gabriel 29 mai 2015 10:46

            Bonjour Fergus,

            Il est vrai qu’avec l’allongement de la vie cette maladie dégénérative fait des dégâts. Cependant, je pense que les constituants de l’environnement (Pollution, alimentation, stress etc.…) sont les facteurs aggravant pour ne pas dire l’origine même du déclenchement du mal. Quant à l’allongement de la vie, il me semble qu’on ferait mieux de travailler sur la qualité que sur la quantité des années.

            Cordialement 


          • Fergus Fergus 29 mai 2015 12:26

            @ Gabriel

            Pas sûr que les facteurs que vous évoquez aient une responsabilité accrue de nos jours. Nous avons tous connu dans notre famille ou dans notre voisinage des personnes dont on disait naguère, qu’« elles retombaient en enfance », et cela dès 65 ou 70 ans. Or, ces personnes étaient manifestement atteintes d’une maladie dégénérative de type Alzheimer, la différence par rapport au présent étant que l’on ne nommait pas ainsi ces maladies autrefois. Et le phénomène n’avait moins d’ampleur qu’en raison d’une espérance de vie nettement moindre.

            Ce qui est en revanche inquiétant, et qui pourrait accréditer l’idée de causes directement liées aux conditions de vie actuelles, est l’augmentation de cas dans des tranches d’âge nettement plus jeunes.

            Cordiales salutations.



            • alinea alinea 29 mai 2015 22:12

              @Christian Deschamps
              Dommage !! ce sont les mêmes liens !
              C’est Gemez ce mec ? il a bien vieilli depuis la dernière fois que je l’ai écouté ! smiley


            • Philippe Stephan Christian Deschamps 30 mai 2015 07:41

              @alinea

              Alzheimer, fonction religieuse, positivisme, laïcité et athéisme. 10/13

              note bien qu’avec le titre tu retrouvais la vidéo grrrrr .vilaine
              .
              mon dieu qu’a la campagne qu’ ils sont lents
              yzon l’cerveau dans les pâquerettes. smiley
              veinards. smiley 


            • Philippe Stephan Christian Deschamps 29 mai 2015 15:36

              Gabriel
              Je suis assez peu touché par les écritures poétique,mais je peut être transcendé
              facilement par la beauté,des paysages,des enfants qui jouent ,
              et surtout par,
              la dégustation d’un immense plateau de fruit de mer sur un lit d’algues
              en belle compagnie dans un resto en bord de mer un jour de grand soleil.
              la belle compagnie finissant aussi sur un lit d’algue.
              il va de soit . smiley


              • Gabriel Gabriel 29 mai 2015 15:51

                Bonjour Christian,

                Merci pour les liens. La poésie, ce n’est pas seulement et uniquement l’écriture, quoi que votre réponse n’en soit pas dépourvue, loin de là. Einstein disait que celui qui n’est plus émerveillé par la nature, par la vie, est tout bonnement déjà mort. A première vue, ce n’est pas votre cas et je m’en réjouis. Christian vous êtes un poète car, il faut l’être pour se coucher en agréable compagnie sur un lit d’algues. Merci de votre commentaire.

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