• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > La peau d’un nègre

La peau d’un nègre

Il m’a fallu plus de six mois pour réagir, pour écrire ces phrases... Un homme avait été tué, un autre avait été jugé. Il m’a fallu six mois pour laisser décanter la colère, l’indignation… Le mort ne reviendra pas, l’assassin a payé sa peine... Mais la justice ?...

Elle s’est prononcée à Bobigny, aux assises en deux journées. Il y avait un seul témoin, en dehors des résultats de l’enquête, qui avait pris deux journées, elle aussi. J’étais le seul témoin. Mon confort moral serait meilleur aujourd’hui s’ils ne m’avaient pas convoqué, s’ils avaient mené leur petite affaire sans moi. Mais alors je ne serais pas en train d’écrire ces lignes accusatrices. Peut-être faudrait-il penser, messieurs les magistrats, à supprimer les témoins et le public…

Le mort est resté anonyme, on n’a jamais pu établir son identité, ni la raison de ses actes. Il s’agissait presque un mort symbolique, un pauvre noir, symboliquement abattu par un blanc, français, détenteur d’un passeport diplomatique. Ce blanc ne le connaissait pas, personne ne le connaissait d’ailleurs dans le quartier. Un pauvre type, un Zaïrois sans doute… Pour un Congolais, dire « un Zaïrois », c’est tout dire…

J’habitais à l’époque dans une belle rue de Bacongo, tout contre le fleuve. L’enclos d’à-côté était une « résidence des Français », c’est-à-dire un endroit gardé avec une dizaine de maisons à l’intérieur pour du personnel d’ambassade. Nous n’avions guère de contact avec ces expatriés, qui entraient et sortaient en général sans dire bonjour. Cela n’avait pas d’importance, ils se renouvelaient avant qu’on ait le temps de le regretter. Et ils vivaient de toute façon entre eux.

Cette nuit-là, le 4 avril 2005, nous avions été réveillés après minuit par un vacarme étrange : quelqu’un jetait des gravats de ciment (la maison d’en face était en reconstruction) sur le toit et sur le portail. Dans la nuit très calme, on entendait des imprécations assez confuses, en français, et l’agresseur semblait dans un état de grand énervement. Il se montrait aussi d’une belle ardeur, car il jetait les morceaux de ciments sans discontinuer, du côté de notre maison et du côté de la Résidence. Heureusement, le ciment de construction à Brazzaville est friable, et les morceaux éclataient sur le mur comme des boules de neige. Il risquait toutefois de briser des lames de fenêtres. Nous avons regardé dehors par les claustras, ma femme et moi, en faisant attention, et nous avons vu le garçon, vingt ou vingt-cinq ans peut-être, en caleçon, éclairé par le lampadaire, jetant des débris dans tous les sens. J’ai débloqué le portillon et j’ai attendu le moment où il venait de jeter un morceau pour surgir dehors et pour courir vers lui. Il a été très surpris, puis il a détalé vers une zone plus sombre de la rue. J’étais en caleçon moi-aussi, mains nues, et je n’étais sans doute pas très menaçant. Mon chien qui était sorti sur mes talons avait dû l’effrayer plus que je ne l’avais fait. Ma femme était sortie elle-aussi, les gardiens d’à-côté se montrèrent ensuite. Le garçon semblait avoir fui, d’autres personnes sortirent, personne ne comprenait son geste. L’incident était clos, nous rentrâmes nous coucher. Nous ne dormions pas encore quand, vingt minutes plus tard, les jets de projectiles recommencèrent. Cette fois-ci, je cherchai un manche à balai ou un bout de bois pour me montrer plus menaçant. Avant même d’avoir eu le temps de sortir, deux coups de feu avaient claqué. Tout était fini, ou presque : l’agresseur agonisait de l’autre côté de la rue. L’Intendant de la Résidence de l’Ambassadeur de France était sorti avec un pistolet et lui avait tiré dessus une première balle, puis, semble-t-il, une seconde balle alors qu’il était à terre. Puis il était rentré chez lui sans attendre.

Des personnes commençaient à apparaître, dont les gardiens, le chef du quartier, des voisins. Le garçon agonisait par terre, il n’était pas encore mort, mais ce n’était plus qu’une affaire de minutes.

Voilà. La police arriva plus tard, embarrassée. L’Intendant fut mit dans le premier avion le lendemain. Il avait dit en arrivant à l’ambassade : « J’en ai dégommé un ». Deux mois plus tard, deux enquêteurs français arrivèrent et interrogèrent diverses personnes. Comme aucun proche n’avait porté plainte, le présumé assassin n’avait pas été incarcéré en France. L’ambassade avait payé l’enterrement.

J’eus la surprise d’être convoqué par le tribunal de Bobigny trois ans plus tard. Le tribunal me payait même le déplacement.

À la première audience, le 2 avril 2008, il n’y avait que les magistrats, quelques jurés convoqués et ces chômeurs qui, « jurés professionnels », rôdent dans les prétoires pour êtres choisis (et payés) quand les jurés requis ne viennent pas. Il paraît que ça arrive souvent. Je savais que les associations françaises anti-racistes avaient été prévenues par une amie, mais elles n’étaient pas présentes. L’affaire fut établie, avec une vision biaisée qui me surprit : le quartier était devenu peu sûr, la période troublée, les Français sur place soi-disant contraints à posséder des armes (ce qui est interdit), etc. Le prévenu aurait été menacé. Il y avait une circonstance atténuante, il avait bu.

La dame procureur chercha à me faire dire que l’agresseur était dangereux. Je ne pus dire que la vérité, et tenter de rétablir la vérité du contexte. Le présumé coupable aurait tiré depuis le portail, au hasard, dans le noir ? Ah ? Mon témoignage gênait, il n’était pas dans la ligne qui était déjà convenue… On m’escamota au bout de quelques questions. Ma présence n’était pas requise le lendemain. Les choses étaient rondement menées, un seul jour aurait même sans doute suffi…

Je profitais de ce temps pour vaquer à quelques occupations à Paris, et je repris l’avion le lundi matin.

J’ai tenté de poursuivre mon enquête dans le quartier, en vain. Je vois chaque jour, encore aujourd’hui à Brazzaville, des dizaines de garçons comme lui, des jeunes qui vienne d’« en face », depuis l’autre l’autre côté du fleuve, pour venir travailler à Brazzaville. J’en vois tous les jours passer dans ma rue en proposant de la petite cordonnerie, ou le soin des ongles, ou qui vendent des arachides, de l’eau en sachet… Un bruit avait couru que le jeune assassiné avait fait un travail pour lequel il n’avait pas été payé… un autre bruit disait que des camarades lui avait fait manger du chanvre, et qu’il avait l’esprit un peu dérangé. Je pensais à l’aîné de la famille d’à-côté, dans une autre maison, que l’on attachait dans la journée à un arbre parce qu’il avait beaucoup tué pendant la guerre, et qu’il en était resté dérangé… Un jour, il s’était détaché et il était allé faire des bêtises dans un autre quartier, il était mort… Sans doute meurt-on un peu facilement en Afrique, mais ce n’est pas une excuse.

Je me demandais comment la justice française allait traiter ce cas aussi simple, aussi exemplaire... Avant de reprendre l’avion le lundi, je téléphonai au greffe pour avoir le verdict : 60 mois dont 52 avec sursis. Avec bonne conduite, il avait dû sortir en septembre. Ça ne valait pas la peine de se priver.
Je suis français, blanc. Quelquefois, je ne suis pas trop fier d’être blanc, d’être français, et cette fois-là, je n’étais pas fier de notre justice.


Moyenne des avis sur cet article :  4/5   (40 votes)




Réagissez à l'article

14 réactions à cet article    


  • fouadraiden fouadraiden 3 décembre 2008 12:09

    Et c’est partout le même scénario.ah ces occidentaux qui une fois loin de leur civilisation naturelle sont communautristes comme n’importe quelle meute en danger.


    • cogno1 3 décembre 2008 12:34

      T’as bonne mine avec ton communautarisme tiens, si tu veux on peux en causer du communautarisme, ça pourrait se retourner contre toi plus vite que prévu.
      C’est juste un Gaulois qui se croyait en pays conquis, mais tu sais en Gaule aussi on a des types qui se croient en pays conquis, et d’autres qui grace à leur passeports diplomatiques échappent à la justice d’ici.
      Après, il faut voir aussi l’incompétence, la corruption, voir la soumission des pouvoirs en place dans certains pays, sans qui ce genre de chose ne se passerait pas aussi facilement.

      A sauter sur l’occasion de cracher la bile de façon si grossière, tu m’auras au moins fait rire, ce que l’article n’a pas pu faire.


      • fouadraiden fouadraiden 3 décembre 2008 13:27

         Cogno


         vous avez tort de vs en amuser , ce probleme est très sérieux et révélateur d’un certain esprit smiley


      • Zalka Zalka 3 décembre 2008 15:23

        Révélateur de quoi ?!

        Sans déconner, Fouad, un ultra comunautariste intégriste n’a aucune leçon à donner ici. Tu es en tout point semblable à l’assassin de cet affaire. Tu as la même mentalité d’attardé raciste. La seule diffénrence, c’est que ta cible, ce n’est pas les noirs, mais les blancs.


      • Tristan Valmour 3 décembre 2008 13:39

        @ l’auteur Bonsoir et merci pour votre article, intéressant et bien rédigé. J’ai moi aussi vécu longtemps en Afrique, dans plusieurs pays, et non comme un expatrié, mais en local. J’étais donc parfaitement bien intégré aux différents pays, aux différentes populations, jusqu’à en épouser les accents et les coutumes. Et jamais je ne me suis senti supérieur en quoi que ce soit ; j’étais toujours en attente d’apprendre des autres. Des gens comme moi, il y en a beaucoup. On se souvient juste moins d’eux, et on se focalise sur ceux qui agissent mal. Des gens qui abusent de leur position dominante, qu’elle soit le fruit d’un passeport diplomatique, de la fortune, des relations (…), il y en a partout. Ce n’est pas une affaire de couleur de peau. Il faut voir les plaques diplomatiques qui bloquent la circulation à Paris. Impossible de sortir sa voiture de chez soi si l’une d’entre elle bloque la porte cochère. Et les flics n’interviendront pas. Ne me dites pas que dans tous les pays d’Afrique, les députés et autres potentats locaux ne jouent pas de leurs titres ou pouvoirs face aux « petits Blancs », aux « cochons grattés ». Ou alors c’est que vous êtes resté chez vous. La justice est souvent incompréhensible pour nous. Elle se base sur le droit, pas la morale. Bien entendu, un homme reconnu coupable d’avoir tué un autre homme mérite un châtiment supérieur à celui qu’il a reçu. Et que dire alors des automobilistes qui ont tué ? Ils n’ont pas de passeport diplomatique, mais ils ont souvent une peine très légère. Vous faites de cette histoire, et c’est votre erreur, une affaire de couleur alors qu’il s’agit d’une affaire de droit. Et la justice est passée. Mal. Mais passée quand même. Cela n’aurait pas été le cas à Brazza.


        • dago 4 décembre 2008 11:05

          bonjour a tous

          @ Tristan V

          quand vous dite qu’ un homme reconnu coupable d’avoir tué un autre homme mérite un châtiment supérieur à celui qu’il a reçu, vous me rassuré, surtout quand il le fait de sang froid !

          comparer un assassinat et un accident d’automobiliste c’est délicat.

          si vous parlez de la justice, personnellement je doute que cela aurait été différent à Brazzaville.

          la diplomatie l’emporte presques toujours.

          cordialement


        • Annie 3 décembre 2008 13:40

          Il n’empêche que de plus en plus de gens choisissent de vivre en Europe et ailleurs dans des enclaves très similaires au concept de l’ambassade, petites forteresses protégées contre des supposés agresseurs, mentalités de ghetto, et que tout étranger à la communauté finit par devenir suspect et est vécu comme dangereux. Il s’agit d’une histoire tout à fait choquante.


          • ASINUS 3 décembre 2008 16:38

            "contre de supposés agresseurs"

            yep , puis je poliment vous suggerer de venir vivre supposement dans ma zus
            vous verrez un vrai jardin d eden, entre les crapules de toutes couleurs de toutes obedience , et cerise sur le gateau les amis de Fouadreiden occupé a remettre dans le droits chemins les "devoyés" trop
            europeanisés en attendant la confrontation physique dont ils revent avec les "sous chiens" , pour l incident relaté on peut deplorer le peu de cas fait a la vie dun homme , las si cela l est anecdoctiquement encore chez nous , j ai pu constater de visu que dans beaucoup de pays d afrique quelques soit la couleur
            du bourreau et de la victime la vie d un homme ne vaut rien


          • Annie 3 décembre 2008 20:26

            @Asinus,
            Supposés jusqu’à preuve du contraire.


          • ASINUS 3 décembre 2008 20:49

            @annie

            yep le probleme c est qu une foisle supposé devient certifié
            agresseur la victime elle ne l est plus supposée, elle


          • cogno1 3 décembre 2008 15:24

            vous avez tort de vs en amuser , ce probleme est très sérieux et révélateur d’un certain esprit

            Si vous aviez compris ce que j’ai écris, vous auriez compris que c’est vous qui m’amusez, puisque j’ai écris que l’article ne m’avais pas fais rire.
            Vous avez le même style que Jacob, vous voulez trop en faire, et au final, vous êtes ridicule.


            • Lisa SION 2 Lisa SION 2 3 décembre 2008 15:39

              " Je pensais à l’aîné de la famille d’à-côté, dans une autre maison, que l’on attachait dans la journée à un arbre parce qu’il avait beaucoup tué pendant la guerre, et qu’il en était resté dérangé " Avez vous écrit,

              J’ai moi aussi un jour rencontré un ancien mercenaire ayant trop tué pendant des guerres au point qu’il ne pouvait plus tomber dans un sommeil normal, réveillé par sa conscience en permanence. Il serait utile que ceux qui se croient au dessus du lot et qui tuent comme s’ils gagnaient par là le droit de se pâmer en société, sachent que malgré les doses d’alcool et de drogues légales vendues par commerce ayant pignon sur rue...ils ne retrouveront jamais le sommeil du juste ni la conscience tranquille...pour peut-être l’éternité !

              Notre parti français de la droite la plus radicale est remplie d’anciens gradés militaires qui ses sentent frustrés d’avoir commandé des centaines de mercenaires sans n’avoir jamais tué une seule fois. De ce fait, ils forment des jeunes à tuer, leur apprenant que dans ce geste, ils gagnent des médailles et des galons de sauveurs de l’humanité. En effet, beaucoup croient que pour être enfin un homme, il faut avoir tué ! Ce sentiment est d’ailleurs encore plus répandu qu’on ne pourrait le croire. Ce type de menace verbale est monnaie courante chez beaucoup de communs des mortels. Si vous ajoutez à cela, l’impunité sur-humaine qui surseoit dans le monde diplomatique, tuer devient quasiment un acte héroïque et donc impuni.

              Votre geste consiste la réelle riche matière dont devrait être fait l’Internet. vider sa conscience de ce qui révolte son âme et dénoncer en témoignage concret ces petits actes qui forment le quotidien de certains acteurs sur leur comportements à l’autre bout du monde. Merci pour ce faire savoir désormais universel. L.S.


              • B.Sallé 3 décembre 2008 17:55

                À Tristan Valmour : « Et la justice est passée. Mal. Mais passée quand même. Cela n’aurait pas été le cas à Brazza. » En fait, si l’individu avait été retenu à Brazzaville pour y être jugé, les enchères auraient monté tout doucement entre le juge, le procureur. Il s’en serait tiré avec 1, 5 million, ou deux millions (3000€ à peu près) et... il serait sorti sans inculpation. C’est en cela que le jugement à Bobigny, pour une fois, pouvait être exemplaire. Oui, la couleur de la peau a compté, sans doute, mais pas tant que ça (à Bobigny !). C’est surtout la volonté délibérée de la part de la police et de la justice de justifier l’acte, de l’excuser, qui pose un problème, alors que le crime était pour le moins gratuit. La justice ne s’est pas honorée. Et les « potentats locaux » n’ont rien à voir là-dedans, pour une fois, c’est un autre débat. À Lisa Sion. Les dernières guerres civiles à Brazzaville ont été pleines de ces miliciens tueurs, pilleurs, violeurs. J’en voyais encore un cet après-midi, qui est tous les jours au même carrefour, déboussolé. Beaucoup d’autres sont dans les cimetières. Il y a eu relativement peu d’idéologie, mais on leur faisait prendre du chanvre avant les attaques (contre les populations). Leurs anciens officiers roulent dans de gros 4x4. Oui, internet est clairement fait, dans son meilleur usage, pour témoigner et partager, de n’importe où sur n’importe quel continent. Et faire reculer une tout petit peu la barbarie, et l’injustice... sans illusion, mais avec une résolution extrême. Bonne soirée, pluie équatoriale actuellement ici.


                • daniel 3 décembre 2008 18:27

                  Je comprends qu’il y a eu un assassinat et qu’à votre sens la peine infligée à son auteur vous parait trop légére. Par contre je ne vois pas trop où est le racisme là-dedans ? C’était pas le KKK qui a frappé ? Ceci dit pourquoi ce crime est il jugé en France alors qu’il a été commis au Congo ? Ce style d’accord entre pays prête effectivement à soupçons...

                  Quant à la justice de votre pays, dont vous avez honte , elle est effectivement au dessous de tout depuis quelques décennies. Au hasard, faites le compte de détenteurs de passeports diplo étrangers qui se sont rendus responsables de crimes qui sont de fait restés impunis.Et plus généralement il suffit de voir les traitements infligés aux affaires des disparues de l’Yonne,des accusés d’Outreau, de ce pauvre type assassiné par un flic à la sortie d’un stade et dont l’assassin a été dédouané sans l’ombre d’une enquête, etc...

                  La peau d’un « noir » ne vaut pas cher, dites vous...Mal vu : c’est la peau des pauvres qui vaut de moins en moins cher ici...

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON






Les thématiques de l'article


Palmarès