Les technocrates de l’idéal imaginaire
Précurseur, Guy Debord écrivait dans La société du spectacle : « Quand une société plus complexe en vient à prendre conscience du temps, son travail est bien plutôt de le nier, car elle voit dans le temps non ce qui passe, mais ce qui revient. La société statique organise le temps selon son expérience immédiate de la nature, dans le modèle du temps cyclique ». Ne pas voir ce qui se passe et penser en termes répétitifs dits traumatiques est déjà la norme. Mais le phénomène s’accentue, dès lors que tout ce qui - de près ou de loin -, s’identifie aux pouvoirs divers et complexes qui nous gèrent contribue et accentue cette tendance naturelle pour son profit. Des années plus tard, Debord écrivait (Correspondance, volume cinq) : « L’époque ne demande pas seulement de répondre vaguement à la question que faire, … il s’agit maintenant si l’on veut rester dans le courant, de répondre, presque chaque semaine à la question : Que se passe-t-il » Cette question ne doit pas se fier aux analogies et aux standards d’une perception cyclique et routinière, mais au contraire, en tant que matrice première, gagner son autonomie par rapport à l’information panique et ses relais intéressés.
En effet, la contestation de la globalisation de l’information et de la standardisation politique de la perception exige une action sur les « sources » qui, pour être efficace, se doit de s’assumer en tant qu’acteur important de création et de perception d’une information autonome, préalable nécessaire à l’action (Que faire).
Si la force de l’image et les habitudes perceptives restent invariables, si la fixation standardisée des concepts et des discours n’est pas contestée, c’est que l’information « panique » se fixe sur l’instant (utilisation d’armes chimiques), sur un espace rétréci (Libye), sur des répétitions traumatiques (attentats, chômage), etc., en leur donnant une valeur pérenne et universelle.
Cela n’est possible que parce que nous avons une interprétation cyclique et répétitive des choses. En résultat, se mettent en place des outils et de politiques qui n’ont éventuellement d’effet que sur les matrices premières pour lesquelles ils ont été conçus. Cependant, ils sont perçus comme agissant sur la globalité, sur un olos qui devient de la sorte imaginaire. Et c’est finalement cet imaginaire qui génère les politiques. Or, le premier danger qui guète ces politiques basées sur l’imaginaire et qui se déclinent à économie, aux interventions militaires, à la diplomatie, là a gestion de l’espace et des territoires, aux discours électoraux et autres tactiques d’influence politique, c’est justement qu’elles sont insensibles à la réalité, aux résultats, préservant un idéal jamais atteint et considérant tout le reste comme une transition ou un accident. Ce qui revient le plus souvent dans le discours politique (et médiatique) c’est que « nous sommes dans le bon chemin ». Que « les sacrifices porteront des résultats », ou encore, la « situation s’est stabilisée ». Que cela concerne le chômage ou l’Afghanistan, inlassablement et en dépit du réel, on ne cesse de répéter « nous sommes à la sortie du tunnel ». Cette constance dans l’erreur n’est possible que parce que l’idéal n’est jamais contesté et que le réel jamais précisément examiné.
On peut toujours dire que ce conformisme qui conçoit l’imaginaire comme étant le réel, cache des politiques non explicitées et que celles-ci, à l’ombre, réussissent. Mais ce n’est pas le cas, ou du moins, pas sur tout. Si en effet, la gestion de la crise financière de 2008 aboutit, cinq ans plus tard, à une concentration du capital jamais égalé dans l’histoire de l’humanité, une paupérisation massive des classes moyennes et la déchéance des plus pauvres, force est de constater que ces capitaux accumulés ne sont pas pour l’instant le produit d’une surexploitation du grand nombre par une infime minorité, mais par des procédés financiers créant de l’argent qui, s’il n’est pas imaginaire, il est cependant le produit physique des imprimeries –ou des manipulations informatiques - des banques centrales. Que celles-ci s’obligent d’agir selon leurs propres règles, et cette accumulation débouchera sur une nouvelle crise.
Gérer et anticiper, plus simplement gouverner, est une affaire d’eumetrie : se trouver à bonne distance du fait, des lieux et des hommes. Ne pas se précipiter, en réaction à l’image instantanée, ne pas perdre son temps non plus, en cultivant une complexité institutionnelle, des filtres successifs, des domaines de compétence, des frontières administratives, des pré - carrés. La crise financière et ses divers visages (2008-2013 et ça continue) ont été gérés par le contraire de l’eumetrie. A l’action panique des débuts se sont ajoutés les retards et l’indécision qui aboutirent au sacrifice rituel de la réalité au profit d’un imaginaire idéal.
Quant aux interventions militaires, elles se concluent inlassablement sur un désengagement, laissant sur place une situation bien pire que celle qui les précéda. Si le but non explicité était de réformer tous ces espaces à notre image et nos intérêts, c’est raté.
Pourquoi donc les eurocrates persistent dans l’erreur, constatant au passage, sans broncher, un euroscepticisme voire une europhobie grandissante, et une crise politique permanente au sein des pays membre ?
Pourquoi on répète à l’infini l’expérience afghane, sans jamais se demander qu’est-ce qui cloche ? Pourquoi on continue à démanteler l’Etat social et ses services, pourquoi l’émergence des droites extrêmes qui, elles, font de la politique, ne semble pas les interpeler outre mesure ? Pourtant les deux phénomènes sont intimement liés. Pourquoi on continue à démanteler (sauf en Allemagne) l’outil industriel et à décimer les services ? Tout simplement par ce que le réel, la condition humaine, ne sont plus une option au sein de l’imaginaire technocratique, qui croit toujours que statuer sur un problème (comme la taille des filets de pêche par exemple) c’est régler tous les problèmes. Comme l’indique Jaques Ellul (Propagande et démocratie in Revue française de science politique, 1952), la société technicienne tend de plus en plus à se confondre avec le système technicien, produit de la conjonction du phénomène technique, caractérisé par l'unicité, l'insécabilité, l'universalité et la totalisation.
Si les dirigeants de nos sociétés deviennent totalitaires, c’est-à-dire qu’ils considèrent toute autre option (ou regard sur le monde) comme une pathologie, c’est justement par ce que la leur consiste à croire sans jamais vérifier, ni même évaluer :
On peut lire dans une toute dernière étude de la Commission sur la Grèce, qu’à cause de la récession et d’un crédit anémique les investissements sont très faibles. Malgré les mesures structurelles prises et à prendre, la productivité reste toujours faible et toujours pas assez compétitive. Selon toujours ce rapport, l’environnement économique et la situation économique globale continuent à empêcher l’activité entrepreneuriale ou ailleurs dans le texte la Banque Mondiale continue à considérer que l’efficacité des secteurs public et privé restent bien au dessus de la moyenne. Le système judiciaire reste caduque et doit être reformé. Le système bancaire reste inactif et ne connaît aucune spécialisation du crédit. Etc., etc.
Conclusion du rapport : l’économie grecque est en très nette amélioration.
Comme quoi, un rien les satisfait, tant que leurs conditions inefficaces - qui ne mettent pas en cause leur idéal imaginaire -, ne sont pas mises en cause. Au moins, Staline inventait des bons résultats avant de conclure de manière dithyrambique…
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