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Accueil du site > Tribune Libre > Marcel Proust et les eaux violentes - Reynaldo Hahn

Marcel Proust et les eaux violentes - Reynaldo Hahn

En cette fin d’été 1894, Marcel Proust se trouve à Trouville à l’hôtel des Roches-Noires avec sa mère. Et ce que le jeune homme désire le plus, ce ne sont ni les jeunes filles rencontrées sur la plage, ni la tempête espérée sur la mer, mais la visite d’un certain jeune homme dont il a fait la connaissance peu de mois auparavant chez le peintre Madeleine Lemaire. Ce jeune homme est un musicien d’origine vénézuélienne et catholique par sa mère, allemande et juive par son père et se nomme Reynaldo Hahn. Après leur première entrevue, l’occasion leur est donnée de se retrouver au château de Réveillon, toujours chez Madeleine Lemaire qui a présenté Proust à Montesquiou un an plus tôt, demeure aux longues galeries de marbre, aux boiseries peintes en camaïeu et ornée, en permanence, d’abondants bouquets, où leur amitié s’approfondit. Il est vrai que Reynaldo Hahn possède les qualités susceptibles d’envoûter Marcel : c’est un beau ténébreux aux yeux de velours, à la voix d’or qui, malgré son jeune âge – il a dix-huit ans – est un compositeur talentueux. Or on sait que Marcel, formé en cela par sa mère, excellente pianiste, est sensible à la musique. Dans le parc silencieux et fleuri, ils se promènent, se découvrent, s’apprécient et ce, d’autant plus, que le musicien sait parler de littérature et que l’écrivain en puissance sait parler de musique, tandis que la maîtresse des lieux se met en frais pour rendre leur séjour idyllique. On comprend qu’entre ces jeunes gens, l’amitié ait été immédiate : le goût de l’art les unit, celui de la rêverie aussi. Le soir, dans le grand salon, Reynaldo joue du Massenet, du Saint-Saens et les premières mesures de l’opéra-comique auquel il travaille, tandis que Proust médite. Il se consacre alors à la rédaction des «  Plaisirs et des Jours  » et va dédier à Reynaldo la nouvelle qui ouvre le recueil : « La mort de Baldassare Silvande », composée cet été-là à Trouville.

Le paysage, dans lequel se déroule l’histoire, est celui qu’il aime par-dessus tout, la mer mauve surprise à travers les pommiers, et les sujets qu’il développe, ceux déjà récurrents du baiser maternel, de la ressouvenance que cause le son lointain des cloches du village et le sentiment de culpabilité éprouvé par le héros qui n’a pas été en mesure de satisfaire les aspirations de ses parents, parce qu’il a préféré les plaisirs de la vie mondaine et les tentations d’une sexualité répréhensible aux exigences d’une vocation littéraire. Le châtiment et la mort font retentir leur funèbre carillon, thèmes parmi ceux fondateurs de l’œuvre liés l’un et l’autre à l’inversion. Après les remords de l’enfant incapable de combler les espérances maternelles, voici l’adulte en proie aux affres d’une culpabilité inconsolable. Et que fait Marcel en cette fin d’été 1894 ? Il appelle à son secours Reynaldo : « Comme maman partira bientôt, vous pourrez venir après son départ pour me consoler. » Etrange paradoxe qui l’incite à supplier celui pour lequel il éprouve une passion coupable à venir relayer à son chevet cette mère que, par de tels actes, il se reproche de profaner.

Dans l’immédiat Hahn ne répond pas à l’invitation pour des raisons qui nous sont inconnues, si bien que Marcel regagne Paris sans plus tarder. Les deux amis vont très vite se revoir, tant le désir de conquête est toujours présent et la chair peut-être tyrannique, encore que chez Proust la passion morale ait toujours eu le dessus sur la passion physique. L’influence du musicien n’en est pas moins positive : Marcel semble vouloir travailler davantage, stimulé par ce jeune homme brillant et ambitieux qui lui inspirera «  La critique de l’espérance à la lumière de l’amour  », rédigée d’un jet et jamais relue, où il avoue que «  le présent contient une imperfection incurable  », réflexion qui reviendra comme un leitmotiv et ne cessera de s’amplifier dans « La Recherche ». Cette vision mélancolique de l’amour, il est vrai que Marcel la partage avec Reynaldo ; pour eux, seul le souvenir demeure, l’indulgent et puissant souvenir. D’ailleurs, leur amour ne sera qu’une étoile filante, alors que leur amitié demeurera et ne s’éteindra qu’avec la disparition de Marcel.

Mais pour l’heure, ils sont de nouveau réunis et se plaisent tellement qu’ils projettent de partir en Bretagne écouter le chant de la mer et du vent. La mer, la musique, l’être aimé, tout concourt à faire de cette évasion un inoubliable voyage. Non seulement un voyage au long des côtes mais en mer, pour quelques heures, jusqu’à Belle-Ile où Sarah Bernhardt possède une maison. On ne sait s’ils furent reçus par l’actrice, mais leur correspondance mentionne les divers inconvénients causés par l’inconfort des hôtels bretons, eux habitués à être les hôtes de demeures fastueuses. Cependant la splendeur des paysages, l’odeur âcre du goémon, les couchers de soleil inouïs, la mer rosée couverte de voiles blanches les enchantent. C’est durant ce périple que Marcel commence à écrire « Jean Santeuil » où Hahn est Henri de Réveillon, mais également Françoise, avec laquelle Jean va partager un amour marqué par l’inconstance et la tyrannie, à l’image d’une mer tempétueuse qui ensorcelle et affole. En 1895, Marcel écrit à Reynaldo : «  Ne devrions-nous pas, pour nous exercer aux tempêtes futures rester huit ou quinze jours sans nous voir ? » Un rendez-vous manqué inspirera à l’auteur de « La Recherche » le rendez-vous manqué de Swann et d’Odette à la Maison Dorée.

C’est à la pointe de Penmarch que Proust situe la tempête que Jean Santeuil contemple attaché au matelot qui lui sert de guide afin de ne pas être emporté par le vent, tempête qui n’apparaîtra plus qu’à l’état de rêve dans « Les jeunes filles en fleurs ». A son retour, il compose « Vent de mer à la campagne ». «  La campagne n’est supportable que si l’on peut apercevoir, fut-ce en rêve ou par un phénomène de mémoire ou de correspondance baudelairienne, la mer entre les arbres. » - écrit-il. Ils se rendent également à Concarneau, à la Pointe du Raz, font des balades en mer avec des pêcheurs, communient intensément avec la nature, si bien que des années plus tard, encore habité par ces souvenirs, Proust conseillera à l’un de ses correspondants : «  Avec une tempête là, vous serez fou de joie. Et vous verrez des plages douces et meurtries attachées à des rochers comme des Andromèdes. » Cette vision n’est-elle pas teintée de la mélancolie d’alors, lorsque les deux amants sont tenus de se quitter ? Leur séjour les a mis au contact d’une mer plus tragique, d’une Bretagne maritime que Proust ne reverra jamais ; ils ont laissé leurs regards s’abreuver de lumière, leur sensibilité s’animer à la contemplation de la beauté, mais la beauté n’est-elle pas d’abord dans l’œil de l’artiste ?

Nous sommes en plein cœur de l’eau violente, face à un adversaire qu’il faut séduire. C’est la rêverie d’une puissance jamais satisfaite qui contraint et n’apaise pas. Cette mer « dans tous ses états » à laquelle Proust songe depuis son adolescence, il l’approche, la contemple en présence de l’ami incomparable mais élément rebelle qui ne dégage pas moins « l’odeur soufrée de l’ouragan » comme le soulignait d’Annunzio. S’annonce, dès lors, ce que sera tout ensemble une lutte contre la nature et un combat contre l’esprit. L’initiation n’est point joyeuse, elle est captivante et hostile. « La mer est une ennemie qui cherche à vaincre » - écrit Lafourcade, comme l’est pour Marcel la passion homosexuelle, cet amour-maladie qui afflige la mère et se révèle être l’expérience la plus mélancolique, malgré les voluptés partagées. La prison d’Albertine se devine déjà. Il y a, selon Proust, séparation entre l’intelligence, qui se veut une morale à servir, et les forces obscures de la chair et de l’inconscient. « La jalousie est née bien avant l’intelligence » - souligne-t-il dans « Contre Sainte-Beuve », « aussi ne la connaît-elle pas, et l’intelligence ne peut rien lui dire pour la consoler. L’esprit est désarmé devant la jalousie comme devant la maladie et la mort. »

Les lieux, qu’ils parcourent, portent les stigmates d’une force ténébreuse conforme à ce que leur avait décrit Alexandre Harrison, artiste américain, ami de Monet et de Rodin, qui s’était fixé en Bretagne pour y travailler à des marines qui commençaient à connaître le succès. «  Vous ne pouvez pas ne pas aller à la Pointe du Raz. Vous savez ce que c’est, historiquement et géographiquement littéralement la Finisterre, la falaise géante de granit autour de laquelle la mer est toujours sauvage, dominant la baie des Trépassés, en face de l’île de Sein. Ce sont des lieux funèbres et d’une malédiction illustre qu’il faut connaître.  »

Par ailleurs, la mer est une voix si elle n’est pas une parole. Peut-être la Parole Perdue qu’évoquent les traditions anciennes, la vibration inaugurale qui rassemble dans ses plis l’essence fondamentale de toute chose ? On pourrait alors considérer les océans dans une vision mythique comme le reposoir de la parole perdue ou, mieux, le témoignage magistral du silence de Dieu. Il n’est pas irréaliste de supposer que de telles hypothèses aient affleuré l’esprit de nos voyageurs, en souci de tous les déchiffrements et interprétions du mystère des origines. Dès 1896, leur passion s’est néanmoins épuisée. Reynaldo ne sera jamais l’homme objet, victime des exigences insatiables d’un Marcel tourmenté et tourmenteur. Non ! L’art en a fait l’un de ses dieux qu’aucun mortel ne peut réduire. Proust le comprendra et jettera dorénavant son dévolu sur des êtres plus modestes, des secrétaires ou des chauffeurs comme le seront un Albert Nahmias et un Agostinelli, ce qui ne l’empêchera pas d’éprouver des sentiments très forts pour des proches tels Lucien Daudet ou Robert de Flers. A l’égard de Reynaldo, lui qui quitte pour ne pas être quitté, saura procéder au transfert de la passion à l’amitié avec son élégance habituelle : « Mon cher petit, vous auriez bien tort de croire que mon silence est celui qui prépare à l’oubli. C’est celui qui comme une cendre fidèle couvre la tendresse intacte et ardente. Mon affection pour vous demeure ainsi et je vois que c’est une étoile fixe en la voyant à la même place quand tant de feux ont passé. » L’amitié exemplaire qui suivra n’est pas sans rappeler ce qu’il advient dans « Sodome et Gomorrhe » à Mademoiselle Vinteuil et à son amie qui, après s’être abandonnées à un trouble et fumeux embrasement, connurent la flamme d’une amitié haute et pure.

Hahn aura eu, entre autres mérites, celui d’introduire Proust dans plusieurs salons, dont ceux des Daudet, de la princesse de Polignac et de Mme Stern, et d’affiner sa connaissance de la musique. Dans «  Les plaisirs et les jours  », qui se présentent comme une suite de portraits - aidé par Reynaldo, il composera ceux de Chopin, de Gluck, de Mozart et de Schumann – et d’un ensemble de nouvelles ; l’une d’elle, intitulée «  La confession d’une jeune fille  », ne reprend-elle pas le thème de l’amour interdit, accompli sous le regard accablé de la mère qui en meurt de chagrin, sujet dont on sait qu’il sera traité par étapes successives dans « La Recherche » et mènera le lecteur de l’enfance pure et épargnée que la mémoire involontaire ne cesse de faire revenir à la surface comme si ce pan de vie appartenait toujours au présent, jusqu’à la souillure que cause à la mère offensée la relation coupable ; enfin, pour que le cercle puisse se clore, au retour à l’innocence originelle grâce à l’acte héroïque capable d’assurer le salut, soit par la mort au champ d’honneur d’un Robert de Saint-Loup, soit par le sacrifice du narrateur usant sa vie à accomplir l’oeuvre rédemptrice ? A ce propos, on peut se demander, comme nous l’avons fait à propos d’Elstir, quels sont les musiciens qui servirent de modèles pour le personnage de Vinteuil ? Il semble que la réponse soit difficile à établir. A l’évidence, celui-ci n’est ni Fauré, ni Hahn, ni Saint-Saens, tous bien introduits dans les salons de l’époque et célèbres de leur vivant. Il est plus probable que l’écrivain ait voulu focaliser sur Vinteuil le sort déchirant du grand artiste méconnu comme le furent Van Gogh, Verlaine, voire même Baudelaire, unissant dans le même homme l’obscur professeur de piano et le créateur génial, ce qui réfutait en même temps les théories émises par Sainte-Beuve sur le sujet. De même que nous ne savons pas davantage de quel prélude, de quelle ballade la petite phrase a bien pu être tirée ! Dans une lettre à Antoine Bibesco, Proust dit s’être servi d’une ballade de Fauré ; on sait également que le quatuor Poulet, en 1916, s’était rendu à son domicile pour interpréter le quatuor de Fauré qu’il utilisera pour le septuor de Vinteuil ; mais le quatuor de César Franck était parmi ses œuvres fétiches, ainsi que « Le carnaval de Vienne » de Schumann qui a pu lui aussi servir de modèle. D’autre part, dans « Jean Santeuil », le roman abandonné faute de fondations, il évoque une sonate de Saint-Saens : «  Il avait reconnu cette phrase de la sonate de Saint-Saens qui presque chaque soir au temps de leur bonheur il lui demandait et qu’elle jouait sans fin, dix fois, vingt fois de suite. » Le violon tressaillant et désolé a su garder son mystère, et chaque lecteur écoutant du Fauré, du César Franck, du Saint-Saens, peut se pénétrer de ce que l’auteur du « Temps Retrouvé » nous dit au sujet de la musique : «  qu’elle est cette âme paisible, désenchantée, mystérieuse et souriante  » qui survit à nos maux et semble supérieure à eux.

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE – Extraits de « Proust et le miroir des eaux » Editions de Paris ( 2006 )

A suivre

Pour prendre connaissance des chapitres précédents, cliquer sur leurs titres :

Proust et les eaux réfléchissantes

Proust et les eaux troubles

Proust et les eaux familiales

Proust et les eaux frontalières - les deux côtés de La Recherche

Proust et les eaux marines

Marcel Proust ou les eaux enfantines

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Marcel Proust et les eaux violentes - Reynaldo Hahn

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5 réactions à cet article    


  • totor101 totor101 31 juillet 2015 11:44

    Effet de mode ?
    Hier Proust à la télé !
    Ce matin sur Avox ......
    Vivement la fin de l’été ....
    Que de temps perdu !


    • Armelle Barguillet Hauteloire Armelle Barguillet Hauteloire 1er août 2015 10:42

      @totor101


      Rien ne vous obligeait à lire cet article si vous n’aimez pas Proust. Je suis une femme libre de l’écrire, vous êtes un homme libre de le lire ou pas.

    • totor101 totor101 1er août 2015 19:15

      @Armelle Barguillet Hauteloire
      j’ai aussi le droit de lire sans pour autant rêver de Proust ....


    • bakerstreet bakerstreet 31 juillet 2015 18:22

      Bon article, et bien écrit, qui nous ramène de bien belles images. La recherche du temps perdu est aussi un voyage dans le temps passé, et perdu pour perdu, il vaut mieux se laisser aller au grès du courant, qu’attaché à un matelot descendant les fleuves impassibles !

      Proust aurait du se rebeller contre toutes ces couvertures et ces volets fermés ! Mais c’est difficile de lui en vouloir, au vue de ce qu’il a ramené dans son épuisette à crevettes de salon bourgeois
      A ! Balbek ! ...J’étais pas du même milieu que Proust, mais c’est là que comme lui j’ai découvert la mer. Pas encore les jeunes filles, je n’avais pas l’age, ni l’hôtel des roches noires, car nous allions au camping de la plage. 
      Tant pis, je me suis fait comme tout le monde mon petit Proust tout seul, loin des sentiers battus, cherchant à quoi pouvait ressembler la sonate de venteuil, et me demandant si la comtesse de Polignac, femme simple et abordable, qui vivait dans mon coin, en Bretagne, par la suite, ne ressemblait pas à son aïeule , ou son leurre, car tout dans Proust est masque, et subterfuge. 
      Qu’est ce qui fait qu’un écrivain, semblant si snob au premier regard, et dépeignant une micro société de rentiers et d’aristocrates, ayant vécus il y a plus d’un siècle, continue à fasciner ?...Et les milieux les plus divers..
      .Comment suis-je arrivé à lire Proust à 20 ans, alors que j’étais plus ou moins en rupture ?
      C’est d’avoir lu « sur la route », de Kerouac. Un autre breton américain...Jack raconte l’histoire d’une sorte de « james Dean » séducteur déjanté, parcourant les states est ouest et retour, au volant de grosses américaines, sur fond d’alcool et de défonce. C’est ce type « Neal Cassidy », qui lui servira de modèle, de « Swann ». ...Neal Cassidy était curieusement un inconditionnel de Proust. 
      Il y a des passeurs qui sont plus incongrus que d’autres.


      • Le p’tit Charles 1er août 2015 08:16

        Avoir des « Proust » à Trou-Ville...c’est normal.. !

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