Négociations sur le gaz en Russie : le verre de trop
La presse vous a déjà trouvé la raison du crash du Falcon du pdg de Total. Je n'y reviens donc pas. Un employé russe de l'aéroport d'où avait tenté de décoller l'appareil sous une visibilité d'à peine 350 mètres, raide saoul à la vodka, une tradition locale fortement ancrée semble-t-il, traversait alors la piste au moment du décollage avec sa pelleteuse/déneigeuse. Les complotistes crieront au coup fourré, à coup sûr (où péseront le risque pris par les pilotes chevronnés d'Unijet de décoller dans une telle purée de pois). Sans sombrer dans le même dévers, il convient nêanmoins de préciser un peu ce que "big moustache" ( le surnom de Christophe de Margerie) allait faire de si important ce soir là à Moscou, car l'affaire débutée il y a plusieurs années (en 2005 !), qu'il s'évertuait à négocier dans des conditions difficiles, qui n'avaient rien de climatiques, s'annonçait toujours aussi compliquée. Cela mérite en effet quelques éclaircissements...
L'histoire remonte à quatre années maintenant. La Russie lorgne alors sérieusement sur le Grand Nord, espérant y trouver des ressources en gaz naturel, qui devront nécessairement se faire dans des conditions jugées "difficiles", en effet : des sondages réalisés à la fin des années 80 ont montré qu'il y en avait bien, en effet, mais gisant sous 350 mètres de fond, dans un environnement impitoyable consistant à des froid descendant parfois jusque -60°c de température extérieure et des creux de plus de 20 mètres de moyenne. Limitant aussitôt sérieusement la lister des prétendants à l'extraction, obligés de déployer une technicité fort élaborée et des hommes rodés aux conditions difficiles. Sans oublier les moyens financiers énormes nécessaires pour lancer les recherches, puis ensuite pour entretenir l'onéreuse l'exploitation. Seule la promesse de champs de gaz colossaux pouvait attirer quelques prétendants susceptibles d'investir au départ une fortune pour voir sortir le premier mètre cube de gaz naturel au bout du tube de forage. C'est pourquoi la société russe Gazprom, en septembre 2005, avait lancé un appel d'offres international pour créer un consortium pour exploiter le gisement gigantesque déjà répertorié à la fin des années 80 mais jugé trop difficile à exploiter. (la photo du Falcon accidenté du PDG de Total, prise au Bourget en février 2013, est de Maxence, de Nantes Spot).
Car ce champ de gaz mirifique a été découvert il y a en effet plus de 25 ans déjà, avec d'autres de moindre ampleur en en mer de Barents, à l'Ouest de la Nouvelle-Zemble, presqu'île qui a longtemps servi pour essayer les armes nucléaires soviétiques et qui en porte aujourd'hui encore les stigmates. C'est celui de Chotkman, découvert dès 1988. Un gisement géant, de plus de 500 millions de m3 de gaz, l'équivalent de deux fois les réserves du Canada. Ou l'équivalent des besoins de toute la population mondiale sur plus d’un an ! Il fallait donc prévoir large : il y a en effet sous la mer 3 800 milliards de mètres cubes de gaz à extraire ! Dans des conditions incroyables : éloignée de plus de 600 km des côtes, la plateforme exploitant le gisement ne peut être ravitaillée par hélicoptère : il faudra faire vivre su place tous les ouvriers, qui devront être amenés par une rotation de bateaux uniquement. Pour amener le gaz à la côte, idem : ce sont deux pipe-line sous-marins qui sont à édifier jusque Moursmank. Résultat, avant même d'avoir extrait un seul m3 de gaz l'addition d'investissement se chiffre à 15 milliards d'euros déjà... et les russes se retrouvent au pied du mur en la circonstance : ils n'ont jamais foré en mer et n'ont donc aucune expérience de l'offshore ! Total se met donc sur les rangs, confiant en sa technique et en ses techniciens.
D'où l'offre de coopération faite, qui ne va pas cesser de varier... au fur et çà mesure des variations d'humeur de Vladimir Poutine, toujours tenté de tout régenter dans son pays. Avec le robinet du gaz desservant l'Europe, via l'Ukraine, il dispose en effet déjà d'un formidable moyen de pression. Et ne s'en prive pas : dès les premiers combats en Georgie, en 2006, il annonce que Total peut faire une croix sur Chotkman, nous rappelle le Blog Finance le 10 octobre de la même année : "Décidément Poutine mène la "guerre du gaz" tout azimut. S’il fait de moins en moins de doute que le conflit actuel avec la Géorgie est lié aux tarifs gaziers qu’il souhaite remettre en cause, et la mise en oeuvre prochaine du gazoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) qui pourrait laisser trop de velléités d’indépendances à son goût aux anciennes républiques soviétiques, le géant gazier russe Gazprom a annoncé lundi qu’il exploiterait seul le vaste gisement Chtokman en mer de Barents, sans partenaires étrangers, et assuré qu’il allait livrer en "priorité" le gaz ainsi extrait à l’Europe". "Big moustache" est bon pour prendre le premier Falcon venu et tenter d'aller plaider sa cause à Moscou. Des entreprises retenues au départ, certaines ont déjà jeté l'éponge ; la norvégienne Norsk Hydro, qui a laissé sa place à sa concurrente Statoil, les deux américaines Chevron Corporation et ConocoPhillips étant déjà éliminées pour raison "politique", dirons nous. Le voyage du PDG de Total paie : le 12 juillet 2007, Gazprom change radicalement d'avis et offre à Total 25 % des parts du consortium d'exploitation de Chotkman. Ne restent alors en compétition que Sratoll, Total et Gazprom. Les réunions préliminaires démontrent qu'il va falloir revoir à la hausse les investissements de départ, qui montent alors au double et atteignent 30 milliards de dollars. Cela refroidit tout le monde, russes compris, dans un marché plutôt à la baisse (par surproduction), et d'un commun accord, il est décidé de tout reporter de trois années au moins : rendez-vous en 2010.
En fait de trois années de gel des discussions, ça en prendra six... pendant lesquelles rien ne se fait, même si "Big Moustache" rencontre régulièrement des russes de façon plus ou moins discrète. En 2012, coup de tonnerre, même : Gazprom annonce carrément... abandonner le projet ! "La licence d’exploitation a été obtenue par Gazprom Dobycha Shelf et par Shtokman Development AG. Un consortium entre différentes entreprises d’exploitation a été mis en place, et prévoit que 51% des droits reviennent à Gazprom, 25% à Total (France) et 24% à Statoil (Norvège). Mais les investissements prévisionnels revus à la hausse, qui ont plus que doublé depuis le début du projet (de 12-14 milliards à 30 milliards de dollars), ont freiné les accords entre les partenaires. Alors que l’exploitation devait initialement débuter en 2013 ou 2014, l’échec d’un accord entre les partenaires a suspendu le projet d’exploitation de Chtokman" annonce le site "Gaz de Schiste" (confirmé ici par les Echos). On en reste là, avec un Total sonné mais pas vaincu, son PDG connaissant bien les revirements des amis de Poutine. Jusqu'à fin mars 2013, où sa stratégie semble payer : "le russe Gazprom et le français Total envisagent de signer un nouvel accord sur le projet d'exploitation de l'immense gisement gazier de Chtokman, dans l'Arctique russe, sur lequel des rumeurs d'abandon couraient, a annoncé, ce jeudi 28 mars, le géant gazier. Lors d'une rencontre entre le patron de Gazprom Alexeï Miller et le PDG de Total Christophe de Margerie, "un compromis a été trouvé pour préparer une feuille de route en vue de signer un nouvel accord de réalisation du projet" Chtokman, indique Gazprom dans un communiqué"... voilà donc l'explication des nombreux déplacements du PDG de Total en Russie. Ceux de regagner la clé du plus grand gisement de gaz mondial.
Entretemps, Total s'est rabattu sur un projet plus rapidement faisable, à l'intérieur des terres. Celui de Termokarstovoye, lancé fin 2011 et dont la production devrait démarrer l'année prochaine, toujours en accord avec Novatek, le producteur russe de gaz. Sur place, il y a 47 milliards de mètres cubes de gaz et 10 millions de tonnes de condensats à extraire. Sur place, les russes ont lâché du lest : "la licence de développement et de production sur le champ de Termokarstovoye est détenue par ZAO Terneftegas, joint venture de Novatek (51%) et Total (49%)" a-t-on pu lire. Il y a quelques années en arrière, les russes évoquaient de simples "sous-traitants" pour les aider à exploiter ce genre de site. Confrontés à des problèmes techniques, notamment de liquéfaction du gaz pour son transport ils ont dû se résoudre à négocier davantage... l'œuvre aussi de "Big Moustache", résolu à s'accrocher aux champs de gaz russes comme seule possibilité de fournir la France dans les décennies à venir. Le PDG de Total, en juillet dernier encore, le PDG de Total Christophe de Margerie qui affirmait en effet sa confiance dans les années à venir : "Peut-on se passer du gaz russe en Europe ? La réponse est non. Et est-ce qu’on a des raisons de s’en passer ? À mon avis, et je ne défends pas les intérêts de Total en Russie, c’est non".
Un projet qui, comme tous les projets dans ces régions nécessite un savoir-faire que ne possèdent pas non plus les russes, rappelait il y a peu le PDG de Total en Russie : "les contraintes naturelles et techniques pour l’exploitation de ce champ sont très particulières. Je crois que nous avons été sélectionnés parce que nous étions parmi les seuls à pouvoir le faire. Les Russes ne l’avaient jamais tenté auparavant car, au-delà des questions logistiques auxquels ils sont habitués à faire face dans ces régions polaires, le champ de Kharyaga présente des défis particuliers. La géologie rend la production très compliquée. Il s’agit d’un brut très paraffinique qui contient beaucoup d’hydrogène sulfuré (H2S), un gaz mortel et particulièrement corrosif. Tout cela exige l’utilisation d’aciers spéciaux, des procédures de traitement et de sécurité rigoureuses. C’est de la technologie mais surtout beaucoup de savoir-faire. De plus, sous ces latitudes, nous travaillons sur le permafrost qui est par nature un sol instable où toutes les installations sont construites sur pilotis". Un permafrost qui est aussi en train de fondre, avec le réchauffement climatique !
Total est présent dans le pays depuis plus de 20 ans maintenant, rappelait récemment son directeur en Russie (c'est Jacques de Boisséson) : "Total est présent en Russie depuis vingt-trois ans. Nous avons ouvert notre premier bureau de représentation à Moscou en 1991, c’était la fin de l’URSS. En 1995, nous avons signé un accord de partage de production avec la Fédération de Russie pour l’exploitation d’un champ d’hydrocarbures situé à 60 kilomètres au nord du cercle polaire, dans la région autonome des Nenets, sur le site de Kharyaga. Seules deux compagnies étrangères, ExxonMobil et Shell, ont obtenu après nous, à Sakhaline, des accords similaires de partage de production. L’État russe rembourse en pétrole les coûts d’exploration et de production des compagnies opératrices qui ont pris le risque de l’investissement, le surplus (Profit oil) est partagé". C'est bien cela qui a prévalu avec Poutine : les investissements et non la sous-traitance. Les firmes européennes aident les russes à démarrer les sites, leur apportent une technicité, et se remboursent plus tard avec les bénéfices tirés de l'exploitation du gaz. Certains pourront trouver le procédé dangereux, car il suffirait d'un changement politique (avec les virevoltes constantes de Poutine c'est risqué !) pour remettre en cause ces accords. Mais les banques l'en empêcheraient, pensent tous les observateurs économiques. Car ces derniers temps, Poutine semblait avoir mis la pédale douce sur l'arme des livraisons de gaz en Europe... "L'Europe a ainsi demandé à la Fédération de tenir ses engagements gaziers envers elle. "L'Union européenne est un bon client. Elle achète 70% des exportations russes d'énergie qui contribuent pour à peu près 50% des recettes du budget fédéral russe", a déclaré Pia Ahrenkilde-Hansen, porte-parole de la Commission européenne. Afin de limiter les risques, Vladimir Poutine a rapidement fait savoir que son pays garantissait "le respect en totalité de nos obligations envers les consommateurs européens" mais pas envers l'Ukraine". Une Europe dans laquelle la France se retrouve un peu à part grâce à "Big Moustache" et les investissements particuliers de Total en Russie...
Le projet de Chotkman, mis en veilleuse, Total s'était replié sur d'autres, donc, en attendant qu'on s'y intéresse à nouveau. Notamment celui de Yamal LNG. Un autre projet gigantesque, puisqu'il est à la fois terminal gazier et port méthanier, associé à un site de plus de 200 puits, et des transports de gaz liquéfié par bateau D'une capacité de 5,5 millions de tonnes chacun ce vaste terminal méthanier verra la mise en service d'un première : celle de 16 méthaniers brise-glace d'une capacité de 170 000 m3 chacun. Une autre prouesse technologique, car l'estuaire de l'Ob où est installée l'usine de traitement du gaz est pris par les glaces neuf mois par an. A Yama, si l'on retrouve Novatek et Total à 60% et 20% de participation, un troisième larron est aussi présent : CNPC, pour la même part que Total. Pour ceux qui l'ignoreraient, CPNC est une entreprise... chinoise. La Chine ne veut pas être en reste de ses approvisionnements ; comme vient de le démontrer l'accord passé à Shanghaï le 21 avril dernier. "Selon les termes du contrat, la Russie fournira en gaz la deuxième économie mondiale à partir de 2018, et le volume livré à la Chine gonflera progressivement "pour atteindre à terme 38 milliards de mètres cube par an", a indiqué le groupe pétrolier public chinois CNPC dans un communiqué. L'accord, conclu entre CNPC et le russe Gazprom, porte sur un montant de 400 milliards de dollars et une durée de 30 ans, et prévoit un prix de 350 dollars le millier de m3, selon les médias publics russes, qui citent le patron de Gazprom Alexeï Miller". C'est en effet avec ce genre de signature qu'on s'aperçoit de l'importance de la présence de Total en Russie. La dernière réunion du PDG de Margerie n'était pas sans importance : "selon le quotidien russe Vedomosti, Christophe de Margerie revenait d’une réunion avec le premier ministre russe Dmitri Medvedev dans sa maison de campagne près de Moscou consacrée aux investissements étrangers en Russie". Les méthaniers géants seront construits par la société russe Sovcomflot, les japonais de Mitsui OSK et les canadiens de Teekay LNG... des engins à faire défriser les écologistes, pour sûr. Aucune étude de catastrophe sur le risque d'un échouage de méthanier géant n'a été faite, sans oublier non plus les risques d'explosion de ces bombes à retardement.
Reste le verre de vodka de trop (déjà démenti depuis), celui d'un employé de piste qui a mis fin hier soir à un certain talent de négociateur, reconnu depuis ce matin même par un bon nombre d'intervenants venus d'horizons divers et de tous bords politiques. Il y aura sans doute quelqu'un, quelque part, pour laisser entendre que cette disparition aidera d'autres à renégocier auprès des russes une participation à l'exploitation du site de Chotkman (*), qui devrait néanmoins fournir les français en gaz ces prochaines années. Personnellement, je ne pense pas à une quelconque intention et bien à un accident idiot. Un verre de vodka de trop (ou non) qui ne pourra remettre en cause les accords passés portant sur des millions de m3 de gaz. Avouez que la mise en parallèle est surprenante, en tout cas.
(*) cela pose en effet question sur les responsabilités diverses à Moscou selon FranceTV info : "l’aéroport de Vnoukovo est en travaux depuis toujours. Pour rester poli, je dirais qu'il n’est vraiment pas le mieux entretenu, même s’il constitue le troisième aéroport de Moscou. En ce qui concerne l’accident du jet, nous avons eu quelques précisions de la part du "comité d’enquête". Selon la version officielle, le conducteur de l’engin de déneigement percuté par l'appareil ne se trouvait pas aux commandes de son véhicule quand la catastrophe a eu lieu. L’engin aurait été laissé au beau milieu de la piste. Si ce scénario se vérifie, on se demande alors ce que faisait la tour de contrôle qui n’aurait rien détecté, et qui aurait laissé décoller l’avion du patron de Total sans le prévenir de quoi que ce soit."
l'annonce par le BEA du crash de l'ex Sanofi-Adventis F-GLSA :
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