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Accueil du site > Tribune Libre > Régression liberticide de l’esprit de justice en Europe

Régression liberticide de l’esprit de justice en Europe

La Justice en question. Un peu partout en Europe et ailleurs.Tirons la sonnette d’alarme, pour que le Droit soit mis au service de la Justice.

Régression ? Tout l’indique. Dans quel pays européen l’institution judiciaire est-elle adaptée aux normes affichées, aux principes proclamés, aux valeurs chantées ? Il suffit de voir la masse des recours acceptés par la Cour européenne des Droits de l’Homme, ou de lire les rapports de l’excellent commissaire aux Droits de l’Homme pour faire un constat terrifiant. Partout ou presque, il vaut mieux de jamais avoir à faire à la Justice, ni comme suspect, ni comme coupable, ni comme témoin, ni comme victime. L’Europe, cet espace de droit et de normes, n’est pas encore un espace de justice.

Trois séries de constats, sur trois fronts :

I) Dans des pays démocratiques qui n’ont pas connu le stalinisme, l’institution judiciaire est débordée. Et les relations entre les pouvoirs, politiques et judiciaires, restent plus qu’ambiguës : c’est flagrant et quotidien en Italie, par exemple. Et la France n’a évidemment aucune leçon à donner , bien au contraire.

L’affaire d’Outreau est plus qu’un scandale, qu’un crash, qu’un désastre judiciaire, plus qu’une tragédie humaine. C’est un révélateur et un signal d’alarme. Les excuses de la République n’y changent rien. Les promesses de réformes non plus. Révélateur ? Tout y est en condensé : longueur des procédures, manque de moyens de l’instruction, faiblesse des expertises (mal rétribuées et pas toujours crédibles), non respect des sacro-saints principes du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence, bureaucratie « mécaniste », manque de moyens et corporatismes exacerbés.

Bref, le Droit mis au service de l’Injustice. C’est bien pourquoi, avec Chantal Cutajar et d’autres, nous avons créé DpJ, le Droit pour la Justice. Modestes ambitions, mais faire peu est toujours mieux que la stupide résignation ou l’amorale passivité.

Le pire, c’est que cette « affaire d’Outreau » en cache d’autres, non médiatisées, non révélées, moins graves mais aussi tragiques. Quotidiennes.

Combien de vies brisées par l’injustice ?

Nous sommes toutes et tous des victimes potentielles d’une justice condamnée à plaider « coupable ».

L’affaire d’Outreau ne se résume pas à un dysfonctionnement systémique. C’est à l’aune des principes qui guident l’éthique et la déontologie du magistrat qu’il convient d’ausculter, dans ses moindres détails, le processus qui a conduit à l’irréparable.

La question de la responsabilité civile personnelle des magistrats ne manque pas de ressurgir aujourd’hui. Elle doit cesser d’être un tabou. Pour autant, il est impératif qu’une éventuelle réforme soit respectueuse de l’indépendance de l’autorité judiciaire, qui seule peut garantir les droits des justiciables et la qualité de la justice rendue. Elle ne saurait pas davantage viser à limiter l’exercice des missions du magistrat, elle doit rendre cet exercice plus efficace et plus équilibré.

2) Dans les pays européens qui ont subi le stalinisme ou qui le subissent encore (Bielorussie, par exemple), il est clair que le mot justice n’a pas encore le sens qu’il devrait voir. La question centrale est évidemment celle de la Russie. Le réalisme géopolitique nous fait oublier un fait majeur : le Conseil de l’Europe est d’abord une « communauté de valeurs ». Les difficultés de la démocratisation n’excusent pas tout. Qui plus est, les ravages d’un capitalisme sauvage aggravent les injustices, comme l’économie criminelle, les pratiques mafieuses...

3) Les défis terroristes, les conflits ouverts (Tchéchénie, par exemple), les peurs (si mauvaises conseillères), les réflexes sécuritaires entretenus à des fins politiques entraînent des pratiques et des légistations liberticides. Personne n’a de leçon à donner ; les guerres, surtout civiles, sont toujours sales et entraînent toujours des déchaînements d’inhumanité, y compris chez ceux qui sont chargés de faire respecter l’ordre humain ; « Nous avons tous des cadavres dans nos placards », disait un ministre britannique en évoquant le passé des pays européens. Mais doit-on se résigner à ce type de constat, ou plutôt d’excuse...

C’est dans ce contexte liberticide que les affaires des avions, des prisons et des techniques d’interrogatoire de la CIA doivent être appréciées. On savait que partout la « justice militaire est plus militaire que juste » ; c’est la « justice secrète » qui se révèle aujourdhui, à l’échelle planétaire.

Avant de quitter Washington pour sa tournée européenne qui commence par Berlin, Condoleeza Rice a affiché l’assurance et l’arrogance de ceux qui sont sûrs d’avoir raison, parce qu’ils sont les plus forts. « Il appartient aux gouvernements européens et à leurs citoyens de décider s’ils veulent oeuvrer avec nous pour empêcher des actes de terrorisme contre leur propre pays ainsi que contre d’autres nations, et de décider des informations sensibles à mettre dans le domaine public. » [...] Avant la prochaine attaque, nous devrions tous considérer les choix difficiles auxquels les gouvernements démocratiques sont confrontés ».

Cela justifie-t-il les 800 vols recensés par Amnesty International, et les mystères qui les entourent ? Cela autorise-t-il des services secrets à transformer l’Europe en terrain d’aviation pour « prisons volantes », avec des suspects « cuisinés » sans présomption d’innocence ? Cela autorise-t-il des débordements qui, en fait, donnent des armes aux terroristes ? Ceux-ci ne cherchent qu’une chose : saper les fondements de nos démocraties.

Or, « être démocrate, c’est être délivré de la peur », comme le disait Istvan Bibo, ce philosophe hongrois qui a si bien analysé les hystéries collectives qui nous frappent périodiquement... dans les périodes de régression.

Il est temps de se souvenir que le degré d’une civilisation et la qualité d’une société se mesurent d’abord à travers la Justice, civile, pénale, militaire, commerciale, et sociale... et secrète.

« La justice est humaine, tout humaine, rien qu’humaine. C’est lui faire tort que de la rapporter, de près ou de loin, directement ou indirectement, à un principe supérieur ou antérieur à l’humanité. »

(Pierre-Joseph Proudhon / 1809-1865 / De la justice dans la révolution et dans l’Église)

« Contrairement à ce qui est dit dans Le Sermon sur la Montagne, si tu as soif de justice, tu auras toujours soif. »

(Jules Renard / 1864-1910 / Journal - 14 juillet 1896)


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4 réactions à cet article    


  • Emile Red (---.---.10.88) 7 décembre 2005 17:49

    CQFD ...

    L’injustice est la parascève de la tyranie.

    Mais est ce que nos représentants désirent le contraire, ou bien est-ce leur but ?

    Bush et consorts nous prouvent depuis près d’une décennie leur direction totalitaire, axe suivi sans vergogne par nos nouveaux ou futurs dirigeants Européens.

    La justice semblait être le marche-pied de la civilisation, nous nous sommes fourvoyés au plus haut point, laissant les potentats choisir une démarche machiavélique argumentée d’axiomes fumeux.

    On ne peut admettre le postulat que le terrorisme puisse être combattu grace à l’injustice, sans vendre notre âme à ce même terrorisme, et accepter un certain bienfondé à celui-ci.

    De fait, on perçoit les difficultés à redéfinir ce qu’est la démocratie, dans son acception moderne, si une refondation théorique ne voit pas le jour rapidement.

    Le déni de marxisme que fut le stalinisme, le folklore associé au communisme libertaire, la faillite du socialisme, la perversité du trotskisme, ne peuvent cacher l’aberration judiciaire que sont le capitalisme et son rejeton le libéralisme.

    Il en va de notre avenir de liberté et d’équité que de refuser à ces systèmes archaïques, cette place omniprésente qu’ils tentent d’occuper indéfiniment, au risque de voir l’identité individuelle, régionale, nationale noyée dans le tumulte de masse, tuant dans l’oeuf les cris des torturés.


    • (---.---.162.15) 7 décembre 2005 20:55

      Par trois fois j’ai eu affaire à la justice, pour des faits heureusement pas graves, mais je croyais naïvement pouvoir faire entendre mon « bon droit ». Par trois fois, je me suis retrouvé face à un appareil judiciaire déconnecté des réalités à qui il manque quelque chose d’élémentaire : le bon sens.

      On a l’impression d’être sur une autre planète avec ses rites, ses initiés et les choses les plus simples sont traitées au travers de ce prisme déformant.

      Je crains hélas que ce soit sans espoir d’amélioration, ça a atteint un tel stade...

      Am.


      • Convalescent (---.---.76.163) 10 décembre 2005 22:03

        Sur vos 3 constats je réponds point par point et dans l’ordre : 1. L’institution judiciaire est débordée. Oui mais par quoi ? Par des délinquances mineures commises par des minables qui ne méritent pas le temps qu’on leur consacre. Par contre la délinquance en gants blancs continue à couler ses beaux jours. Pour l’affaire d’Outreau, il ne s’agit qu’une preuve supplémentaire des effets de la manipulation de l’opinion publique sur des sujets certes graves mais instrumentalisés pour détourner l’attention de délinquances (sexuelles ou financières ou ..) mieux cachées et couvertes par des personnages puissants. Et il n’est pas étonnant que dans ces circonstances la présomptions d’innocence, le secret de l’instruction, etc ... soient bafouées : ça réjouit trop le bon peuple ! Mais dans l’ensemble (pour le moins) votre critique est tout à fait justifiée. Sauf que pour l’Italie, la déglingue est bien plus grave : là c’est un président qui fait édicter des lois pour protéger ses propres biens et sociétés : c’est quand même un cran plus haut ! 2. Pour le « Conseil de l’Europe » qui serait une communauté de valeurs, je ne vois pas en quoi on peut inclure la Russie là-dedans. Par contre la Roumanie, la Pologne, et de nombreux pays de l’ex-URSS oui ! et d’autres qui n’auraient pas été au courant de cela ( ???) : là je suis d’accord avec vous ! Et ce qui me chagrine ce n’est pas seulement les pratiques et l’économie mafieuse : c’est un alignement inconditionnel sur l’américanisme de GW Bush et sa complice C Rice qui a permit l’établissement de camps en Europe même, des camps d’internement du genre « guantanamo » avec des pratiques de torture et des traitements inhumains. Donc passons au point 3. 3. Si les USA continuent de tenter d’IMPOSER leur étrange conception de la démocratie et du droit au travers du monde par le moyen de manières fortes et aveugles sans tenir compte des caractères propres à chaque civilisation ( comme si l’américanisme était une vraie culture et qu’il était nécessaire de l’étendre à travers le monde...), il faudrait des voix plus fortes en Europe pour dénoncer l’absence de vraie démocratie aux USA ( présidence contestable de Bush, application de la peine de mort, ségrégation raciale, etc..) et la sous-traitance de pratiques totalitaires (torture) dans des pays tiers (avec l’aide de conseillers américains bien sûr !) pour contrer la complicité explicite et sans cesse renouvelée d’un T. Blair ou la résignation d’une A. Merkel qui avait pourtant exposé ce problème de manière frontale. Bref, on s’indigne mais finalement on s’accommode des réponses hypocrites, alarmistes et évasives de Your Excellence Condolizza Rice.. C’est intolérable ! Car cette tolérance de l’inhumanité détruit nos valeurs européennes de démocratie. « Etre démocrate, c’est être délivré de la peur ». J’ai adoré cette citation et je vous en remercie. Et je persiste à croire que la mouvance extrémiste islamiste ainsi d’ailleurs que les maffias mondialisées sont le produit des dérèglements de nos sociétés post-modernes complètement déboussolées, ayant perdu le sens du droit, de la justice, du respect mutuel, de la reconnaissance des valeurs des autres civilisations. Cette fameuse loi révisioniste sur les bienfaits (combien de morts ? , quel transfert de richesses et de savoir ?) de la colonisation n’est certainement pas un pas dans la bonne direction pour la paix et la réconciliation des peuples. C’est du même acabi que la propagande US sur les vertus de LEUR démocratie...

        C’était juste une petite contribution à votre article que j’ai beaucoup apprécié dans son ensemble.


        • CYNORRHODON (---.---.19.150) 6 février 2006 00:21

          Il est certes intéressant de constater la régression liberticide de l’esprit de justice en Europe,mais ici c’est sur le cas français que je veux me pencher ;on peut trouver toutes sortes de raisons découlant du déroulement des actes professionnels dans l’affaire d’Outreau ;il y a des dysfonctionnements à ce niveau probablement ;mais en étudiant d’une façon pratique certaines façons de faire de l’institution judiciaire,j’en suis arrivé à la conclusion que l’organisation procédurale, de même que le manque de moyens ne sont pas seuls en cause ;on nous rabat les oreilles depuis des années avec l’indépendance de la justice et cette indépendance,c’est plutôt le miroir aux alouettes de l’expression des intentions de faire jamais menées à terme ! L’indépendance de la justice commence par l’indépendance des magistrats et auxiliaires de justice ;elle ne sera acquise qu’à un certains nombre de conditions :

          - Interdiction d’adhérer de façon officielle,occulte ou notoire,directement ou indirectement à des organisations qui,de par leurs règles,amènent à une sorte de corporatisme qui viole le serment fait par les magistrats à leur nomination.

          - Interdiction de faire partie d’un quelconque syndicat et d’exprimer directement ou par le biais de ce syndicat,des penchants politiques.( les militaires sont soumis à cette règle et s’y conforment)

          - Interdiction de ’’froisser des dossiers’’ sur ordres occultes de l’appareil politique en place quel qu’il soit.Possibilité pour les magistrats lésés de ce fait par l’appareil politique de pouvoir se défendre par procédure contre l’Etat devant une instance judiciaire extra nationale(Cour Européenne des droits de l’homme par exemple)

          - Révision du code de la magistrature en distinguant l’erreur professionnelle stricto sensus et l’acte malveillant volontaire.La première sera sanctionnée par blâme ou avertissement avec suivi dans le dossier professionnel,l’autre entraînera la révocation immédiate avec suites pénales de droit commun et sanctions adaptées.

          Ceci s’appelle la discipline professionnelle. Actuellement,celle-ci est mise en cause dans son existence tel qu’est rédigé le code de la magistrature.

          - Facilitation de l’accès à la justice pour les citoyens par des mesures financières,mais aussi pratiques (ce qui existe est insuffisant)

          - Simplification des procédures courantes et meilleure lisibilité des différents codes juridiques.

          - plus grands pouvoirs donnés aux citoyens pour la saisine de certaines instances judiciaires ( cour de cassation, conseil supérieur de la magistrature par exemple)

          - Plus de moyens matériels,humains,financiers doivent être consacrés à l’institution judiciaire.

          Enfin,il serait intéressant de se pencher aussi sur le cas des tribunaux administratifs qui sont moins en vedette que les instances de l’ordre judiciaire,mais où,là aussi, il y aurait à dire.

          Quels candidats aux présidentielles de 2007 voudront intégrer, dans leur programme et à titre de promesses, de telles mesures qui paraissent pourtant bien nécessaires aujourd’hui ?

          Je précise que pour ce qui précède,je dispose de dossiers complets et très concrets.

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