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SDF

La pluie cingle le trottoir comme un fouet languide ; les reflets colorés d’un autre monde, ceux des miroirs et du bonheur, y scintillent telles des promesses. Quand je lève les yeux vers le ciel, plus noir qu’un soleil d’éclipse, les fines gouttes en ribambelle éclatent sur ma peau comme des châtiments légers. Je marche sans m’arrêter, habillée d’eau, de vent, de sanglots muets et de hoquets sourds. Je me perds évidemment, puisque je me perds partout ; les rues et les routes, quand bien même il s’agit de celles que j’ai déjà empruntées, restent pour moi des parcours inexplorés et ésotériques, dont par saccades d’oubli insensé, je ne reconnais brusquement rien ; question d’architecture neuronale, sans doute… Je préfère cependant me dire que l’inédit, et non l’habitude, est par atavisme mon ordinaire. Le sens de l’orientation n’a pour moi aucun sens et ne s’oriente que sur l’incertain.

Ce soir, cette infirmité m’arrange. Je n’ai pas envie de me retrouver, je n’ai plus envie qu’on me trouve. Je marche au même rythme que le sang cogne à mon oreille. Je croise des passants au hasard, silhouettes erratiques et troublées que je ne devine qu’à peine car mes yeux se noient dans des flaques trop chaudes. Je suis si fatiguée que je continue de marcher pour ne pas crouler comme un sac, mais tantôt il n’y aura plus pour avancer que mes jambes et ma colonne vertébrale ; le reste aura coulé sur l’asphalte. Je pleure en riant de moi : je suis un cliché ambulant, un poncif de cinéma, une réalité facile. Une femme assombrie qui larmoie en marchant dans la rue d’hiver d’une petite ville grise de pessimisme ; pas de quoi se pousser du coude. Je ne suis pas si triste, d’ailleurs : on n’est profondément lugubre que dans l’abandon ultime, lorsque la mort ou le détachement définitif d’un être qui vous tenait par le cœur vous en arrache en partant un ventricule. Tant qu’on continue à se tenir avec lui vifs et droits, on ne peint qu’à touches légères le versant ombreux de la morosité.

C’est du moins ce dont j’essaie de me persuader par bouffées de raisonnement spécieux. Et quand on n’est plus rien, plus rien qu’un sigle sec sous lequel les puissants dissimulent le dénuement qu’ils façonnent, lorsque l’existence éclate comme une noix sèche dans un étau de migraine, la tristesse n’est-elle pas encapsulée dans son pain, dans son eau, dans son air, dans sa pensée et son corps ? Comment fait-on pour bouger, pour exister, pour durer ? Ressent-on encore de temps à autre un subtil frisson de joie, une maigre nuée d’apaisement ?... C’est alors que j’aperçois justement, à quelques mètres sur le trottoir à reflets d’eau grasse, épaisse de la souillure de la ville, un corps à genoux, figé comme une borne. Il n’a rien de droit, et on ne sait s’il est vif ; écrasé sur ses jambes repliés et ses pieds rentrés, le dos courbé tel une prière trop lourde, la tête attachant à la poitrine comme si le cou n’abritait plus de vertèbres, les bras collés au corps telle une statue inachevée, emballé plutôt qu’habillé dans un paquet de hardes moirées de crasse, il fond lentement sous la pluie et l’indifférence du monde vertical, qui passe sans un regard.

Je m’arrête, ma peine soudainement aspirée par cette totale nudité de l’être, ce laminage impitoyable de l’identité, qui semble avoir effacé jusqu’au sexe du gisant voûté, jusqu’à la douleur de ce dur agenouillement ; homme ou femme, jeune ou âgé, on ne sait. A son côté se délite un petit carton trempé où luisent, comme la condamnation de notre facticité commune, les quelques piécettes triviales qui ne le sauveront pas du néant où il sombre sans bruit. De l’argent, de l’addition, du nombre, il n’en a plus cure. Le seul chiffre qu’il sait est ce Deux poignant des humains à genoux, qu’il forme avec son corps comme s’il n’était d’autre immobilité possible ; deux jambes, deux bras, deux morts : celle qui l’attend, et celle qu’il endure.
 
Happée par une curiosité honteuse, je détaille cette figure à la dignité souffletée. Tout en mesurant pleinement que sa détresse, et tout autant l’habituation qu’elle suscite aux yeux du monde, creusent une plaie d’infamie, une vieille sagesse populacière, celle qui enjoint de se contenter de tout puisque plus piteux que soi se découvre toujours sous nos semelles, me monte un instant à la tête. Secouant mon apathie, je cherche dans mon sac de quoi soulager pour le moins notre fragment coutumier de conscience charitable. Mais une silhouette en manteau sombre me devance ; ce n’est pas une pièce, mais un billet que l’homme déploie. Se penchant vers le damné du trottoir, il lui soulève un bras et glisse son don dans la morne main entrouverte. L’autre, décollant le menton de ses côtes, lève lentement sa tête coiffée du bonnet de laine qui avale ses oreilles, révélant enfin un visage de lune, pâle et renflé de trop de nuits froides ; le pénitent blessé est une femme. De ses yeux mi-fermés sourd un halo bleu vague, mais son âge semble s’être définitivement perdu dans le cachot de son infortune.

C’est alors que l’homme au manteau s’accroupit devant elle et la saisit aux épaules ; dans un mouvement d’une renversante douceur, il l’étreint, déposant sur ses joues arides, que je devine glacées comme la pluie d’hiver, quelques paroles de réconfort et deux longs baisers. Puis il se relève et s’en va, lui lançant un dernier regard et un geste d’adieu. La bouche béante d’étonnement, la femme le suit des yeux ; un lent merci qu’il ne verra jamais se perd dans le murmure de ses lèvres gonflées. Je la regarde, le cœur cloué ; comme elle, je sais que malgré le papier inattendu reposant dans sa main, l’argent n’est rien, et l’amour est tout. J’ai la réponse à ma question ; jusqu’au creux féroce de la misère et de la déchéance aveugles, peut s’enrouler, comme un petit animal tiède, la caresse furtive de la tendresse. Perdre cela, et l’on perdrait, ultime justification de notre commune sauvegarde, le dernier bastion de notre humanité.

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16 réactions à cet article    


  • Lisa SION 2 Lisa SION 2 16 mars 2009 12:57

    C’est votre style qui donne envie de vous suivre jusqu’au bout, et cette courte histoire est dignement bouclée. Vos images sont pétrifiantes de réalisme et l’on sent en votre coeur que vous vous ètes penchée sur la misère humaine au point de décrypter dans l’attitude physique, la sclérose mentale qui ne demande qu’à vivre. 


    • Sophie Sophie 16 mars 2009 13:46

      Merci Lisa Sion 2, votre commentaire me touche beaucoup.

      Corps et esprit, nous ne sommes qu’un, en effet. Le malheur se tatoue dans nos chairs...


    • jcbouthemy jcbouthemy 16 mars 2009 15:10

      si certains ont besoin de style pour s’intéresser à une situation inhumaine, personnelement j’aurais tendance à penser qu’il est indécent de vouloir mettre du beau sur ce qui est laid par essence...non pas les individus confrontés à cet état mais la situation elle même des SDF.

      Quant à la tendresse qui pourrait humaniser ce genre de situation !!! Aussi dérisoire que les gestes "d’humanité" qui accompagnaient le condamné à mort.

      Merci quand même d’avoir été inspirée par une situation que l’on préfère trop souvent ignorer.



        • mcm 16 mars 2009 15:31

          Oui Balkani ce **** de l’UMP affirme :

          "Ce que vous appelez les pauvres, je suis désolé de vous le dire, c’est des gens qui gagnent un peu moins d’argent.

          <script language="JavaScript" type="text/javascript">OAS_AD('Middle')
          ;</script> Mais comme ils gagnent moins d’argent, ils ont les même logements que les autres, sauf que eux les payent moins cher. Et ils vivent très bien. Nous n’avons pas de misère en France. Il n’y a pas ce que vous appelez les pauvres. Bien sûr, il y a bien quelques sans domicile fixe qui eux ont choisi de vivre en marge de la société. Et même ceux-là, croyez moi, on s’en occupe : il y a des foyers d’accueil parce que en hiver en France aussi, il fait froid et il n’est pas question de laisser dehors les gens qui sont dans la misère donc nous leur donnons des asiles (…) on leur donne tout ce dont ils ont besoin. Mais ce sont des gens relativement rares qui ont décidé une bonne fois pour toute qu’ils étaient en marge de la société, qu’ils ne voulaient pas travailler ou qu’ils avaient été rejetés par la société."

          Ce balkani mériterait d’être en prison pour de pareil propos !

        • Sophie Sophie 16 mars 2009 16:03

          @ jobouthemy. Non, pas besoin de style pour ressentir de l’intérêt. C’est cette réalité qui parle, et le langage est son vecteur. On ne peut mettre artificiellement du beau ; le beau est dans le geste de tendresse plus que dans son récit. Et non, pas d’accord, témoigner de l’empathie et de la tendresse, ce n’est jamais dérisoire.

          La situation des SDF est encore plus scandaleuse que laide. La laideur siège par contre à son aise en Balkany (merci pour ce lien, roger), une bien répugnante laideur morale...


          • Fergus fergus 16 mars 2009 17:22

            Très beau texte, Sophie, sincères félicitations.
            Cela dit, le généreux passant s’est sans doute exposé sans en avoir conscience à une bordée d’injures. Certains SDF (je l’ai constaté en suivant la tournée d’une amie spécialisée dans l’aide aux exclus des transports parisiens) ne supportent absolument pas la moindre manifestation de compassion, au point de se mettre parfois dans une colère noire. "Le dernier refuge de leur dignité est là, dans cette colère" m’avait dit en substance cette amie. Et l’on peut également comprendre cette réaction. 


            • Sophie Sophie 16 mars 2009 17:45

              Merci beaucoup, fergus.

              Oui, on peut assurément comprendre la réaction que vous citez. C’est pourquoi l’empathie doit se vêtir de délicatesse ; la pitié est lourde, la chaleur et le sourire plus légers.


            • gruni gruni 16 mars 2009 21:37

              Très belle écriture,un message profond à méditer,j’en prends de la graine !


              • Battement d’elle 16 mars 2009 22:19

                @ l’auteur

                Votre texte est très émouvant.... vous m’avez fait pleurer !


                • andré 16 mars 2009 22:57

                  Madame, votre regard (pas celui que vous avez sur la photo, l’autre, celui qui va vers la lumière) m’a émerveillé. Il m’a amené aux portes de l’enfer froid d’un monde indifférent par trop plein, par trop vide ou par habitude, et il m’a ensuite réchauffé tout le dedans avec une étincelle d’amour. Sous le masque le plus terreux, il y a une nappe de beauté phréatique, Dans tout assoiffé de beauté, il y a des dons de sourcier. Je n’ai rien vu de laid ou de sec dans votre regard sur l’humain. Par votre simple regard posé en panavision sur vous et sur l’autre, la caresse de la fin vous me l’aviez donné mille fois avant la chute. On est riche de ce qu’on donne. Vous donnez à voir, madame. Vous donnez à voir de l’émerveillement là où on s’attend à ne trouver que de la misère. Je suis un homme convaincu que l’émerveillement suspend toute misère. Vous lire m’a fait Crésus pendant un petit moment. Merci pour votre générosité, madame.


                  • Gasty Gasty 16 mars 2009 23:07

                    Le dos courbé tel une prière trop lourde, la tête attachant à la poitrine comme si le cou n’abritait plus de vertèbres, les bras collés au corps telle une statue inachevée, emballé plutôt qu’habillé dans un paquet de hardes moirées de crasse, il fond lentement sous la pluie et l’indifférence du monde vertical, qui passe sans un regard.




                    • Yohan Yohan 16 mars 2009 23:20

                      C’est d’un chiant


                      • maxim maxim 16 mars 2009 23:24

                        beau texte qui reveille nos consciences ! qui ne s’est pas demandé " si un jour ça m’arrivait à moi ,de faire la manche ,de ne plus exister ,de n’être que cette pauvre silhouette qui tend la main pour quelques malheureuses pièces en regardant le trottoir parce qu’il n’y a plus ni humain ni dignité ,plus rien "


                        • Sophie Sophie 17 mars 2009 10:02

                          Grand merci, généreux commentateurs. 

                          Désormais, lorsque je donne des sous à quelqu’un dans la rue, j’essaie toujours de donner aussi autre chose : un bonjour, un sourire, un mot d’encouragement, un pain au chocolat acheté à la boulangerie du coin. C’est important...

                          Au-delà de ça, il est évident que le remède à la misère est politique...

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