Sigmund Freud contre Pierre Janet : première escarmouche
Dans sa volonté de faire front à la doctrine française de la dégénérescence dans sa version la plus intellectualisée – c’est-à-dire la plus dangereuse –, Sigmund Freud n’a pas hésité à désigner sa cible parisienne principale.
Elle apparaît dès la rédaction des Etudes sur l’hystérie :
« J’avoue aussi ne rien trouver dans l’histoire de Mme v. N… qui rappelle la « diminution de production psychique » que Pierre Janet tient pour responsable de l’apparition de l’hystérie. » (page 958 du PDF)
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer les travaux de ce personnage essentiel dans le processus de développement de la psychologie à la française – psychologie universitaire et non pas médicale… Pierre Janet, né en 1859, était donc de trois ans le cadet de Sigmund Freud. Voilà, selon les propres termes du futur inventeur de la psychanalyse, quelle était sa position dans la question qui nous occupe ici :
« Il pense que la prédisposition hystérique consiste en un rétrécissement anormal du champ de la conscience (par suite de dégénérescence héréditaire), rétrécissement qui conduit à la négligence de plusieurs séries de perceptions, puis à la désagrégation du moi et à la formation d’états seconds. » (Idem, page 958)
Voici donc venir un personnage très important pour l’avenir même de la psychanalyse : le moi. Peut-être même s’agit-il pour l’idéologie française en général – lourdement appuyée sur René Descartes – d’un véritable souverain… D’où l’importance de le voir se tenir bien droit.
Mais restons-en au propos de Sigmund Freud, occupé à délimiter ce qui, pour lui, n’est qu’une façon erronée de prendre les questions auxquelles il se trouve lui-même confronté :
« En conséquence, déduction faite des groupes psychiques hystériques organisés, le reste du moi devrait être aussi moins capable de réalisations que le moi normal : et de fait, ce moi, suivant Janet, est chez les hystériques affecté de stigmates psychiques, réduit au monoïdéisme et incapable d’accomplir les actes volontaires de l’existence. » (Idem, pages 958-959)
Pour l’ami et collègue de Josef Breuer, le psychologue français a tout simplement mis la charrue devant les boeufs :
« À mon avis, Janet a placé, à tort, les états consécutifs aux modifications hystériques de la conscience au rang de conditions primaires de l’hystérie. » (Idem, page 959)
Au point où nous en sommes arrivé(e)s de notre lecture de Freud, nous savons que ces dernières conditions comprennent un facteur quantitatif dont nous ignorons encore le contenu et la provenance… même si nous pressentons que notre auteur a déjà sa petite idée… qu’il va falloir faire valoir contre les positions de Pierre Janet…
Mais, avant d’aller regarder de plus près dans l’ouvrage princeps de Pierre Janet ce que sont véritablement les positions de ce personnage – alors déjà éminent malgré son jeune âge -, nous devons en terminer avec le cas Emmy von N…
Ayant quitté cette affaire, comme nous le savons, en 1890, Sigmund Freud eut l’occasion d’y revenir dans un Complément qu’il ajoute en… 1924, à l’occasion d’une réédition tardive des Etudes sur l’hystérie…
Evidemment, ce n’est plus du tout le même homme. Quant à la psychanalyse, elle est alors devenue une sorte d’empire conquérant au coeur du système culturel européen… Mais Sigmund Freud ne s’abaisse pas à utiliser tout ce qu’il a appris entre-temps contre l’homme plus ou moins esseulé et plus ou moins perdu au beau milieu des grandes questions de santé mentale qu’il était encore près de trente-cinq ans plus tôt.
Aveugle, il l’a été. C’est entendu. Rétrospectivement, il doit penser que cet aveuglement était nécessaire… Il lui aura permis d’errer en toute liberté, et de se heurter à quelques obstacles qu’il lui aurait été très dommageable de pouvoir éviter… en toute impunité.
Parmi ces obstacles, il y avait eu l’infernal bestiaire qui l’aura fait courir d’une suggestion à l’autre…, tandis que, parallèlement, la question de la « continence » contrainte d’Emmy von N… ne cessait de rester pendante…
Un tiers de siècle plus tard, il n’en dénouerait pas les mystères. Ce qui avait été manqué en temps et en heure le resterait à tout jamais. Il n’y avait donc plus qu’à aborder l’ordinaire de la vie quotidienne d’une riche et jeune veuve…
« Je n’ajouterai que deux choses : mon opinion, acquise plus tard, sur l’étiologie actuelle de la maladie et quelques remarques sur le cours ultérieur de celle-ci. » (Idem, page 960)
Impasse totale sur le passé… Décidément, en ce temps-là, la psychanalyse n’existait pas. Ce qui suit n’a donc plus rien à voir avec elle. De 1924, nous revenons tout d’abord à 1890…
« Alors que j’étais son hôte dans sa maison de campagne, j’assistai un jour à un repas auquel prenait également part un étranger qui s’efforçait visiblement de se montrer aimable. Après son départ, elle me demanda s’il m’avait plu et ajouta incidemment : « Figurez-vous qu’il veut m’épouser. » En rapprochant cette phrase d’autres propos, que j’avais omis de prendre en considération, je compris qu’elle avait alors envie de se remarier mais qu’elle considérait que l’existence de ses deux filles, héritières des biens paternels, constituait un obstacle à la réalisation de ce projet. » (Idem, page 960)
Le reste n’est plus là que pour solde de tout compte :
« Ce ne fut qu’au bout d’un quart de siècle que je pus, à nouveau, avoir des nouvelles de Mme v. N… Sa fille aînée, celle pour qui j’avais fait de si fâcheux pronostics, m’écrivit pour me prier de lui fournir un rapport sur l’état mental de sa mère à l’époque où je l’avais traitée. Elle voulait lui intenter un procès et me la dépeignait comme une despote cruelle, ne méritant aucun ménagement. Mme v. N… avait chassé ses deux enfants et leur refusait toute aide matérielle (dans leur indigence). » (Idem, pages 960-961)
Quant aux Etudes sur l’hystérie, nous n’en connaissons encore que le tiers… Mais, avant d’aller plus loin sur ce terrain-là, nous allons faire un petit tour en France… auprès de Pierre Janet.
NB. Pour comprendre comment ce travail s'inscrit dans une problématique générale de lutte des classes...
https://freudlacanpsy.wordpress.com/a-propos/
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON