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Une veste à vendre

En ces temps de pur néolibéralisme, tout peut-il véritablement s’acheter ?

Pour flâner, le promeneur peut déambuler dans le grand entrepôt d’antiquités au croisement des avenues Los Leones et Providencia (1). Il pourra alors contempler et manipuler une foule d’objets du passé : encriers français et allemands du début du XXe siècle, théières anglaises en belle porcelaine, tableaux chiliens du XIXe, vases de l’époque Art-Déco, commode en placage d’acajou flammé 1er Empire, porte-plumes démontables pour grand voyageur des années 1930, jouets variés de la voiture miniature à la poupée en celluloïd ou en papier mâché, etc. Tout le monde, avec bonheur, y trouvera son goût. Aussi ne me refusai-je pas le plaisir de la flânerie.

Au détour d’une allée, je m’arrêtai face à une boutique de souvenirs des armées. Uniformes, médailles, carnets militaires, poignards, casques et casquettes tenaient compagnie à de vieilles photographies, des pièces de monnaie, des tableaux évoquant les scènes sacrées de la religion orthodoxe. Au mur, une veste rayée grise et beige attira mon attention. Sur la poitrine, cousue avec un fil marron, une étoile de David où était écrit en grosses lettres « Jude » concentrait mon regard. Au-dessus, une bande de tissu plus foncé, bande de tissu rectangulaire, indiquait le numéro 5802. Ma curiosité aiguisée, je ne pus m’empêcher de questionner la vendeuse qui fumait là négligemment sa cigarette. Cette jeune femme me répondit que l’objet venait de son pays : la Russie. Mais d’où exactement ? Elle ne le savait pas. A qui avait-il appartenu ? Elle l’ignorait également. Comment était-il parvenu jusqu’à son magasin ? Méfiante, son regard s’assombrit, et dans un raidissement, elle lâcha que tout était envoyé de Russie par cargaison entière. Ainsi, une tenue de déporté était à vendre. J’aurais pu m’en retourner avec un souvenir du calvaire des Juifs, souvenir dont j’aurais été le propriétaire légal. Excusé par mon intérêt pour la Seconde Guerre mondiale et par un père, certes non juif, mais prisonnier de guerre, on aurait sans doute compris cette emplette apparemment bien étrange.

C’est que l’on accepte trop vite dans ces temps profondément mercantiles que tout s’expose, tout se vende et que tout s’achète. Il n’y a point de limite à l’échange marchand. Me direz-vous simplement qu’il y a bien des gens, les fameux collectionneurs, dont l’attachement à l’Histoire contribue à la valeur des objets du passé. L’économie s’attache en effet aux objets lorsqu’ils peuvent être transformés en biens sans tenir compte d’aucune manière de leurs multiples identités. Ces mêmes collectionneurs contribuent de fait à un marché où la loi de l’offre et de la demande règne comme elle règne sur tout marché de biens.

Mais au-delà du fait économique, interrogeons-nous sur le droit moral d’acheter une tenue rayée de déporté. Le devoir de mémoire renvoie à un droit de l’innocent, de la victime, à ne point disparaître dans l’abîme de l’oubli. Lorsqu’il s’agit du génocide juif, tout ce qui concourt à son souvenir conforte l’universel de la tragédie, et métaphysiquement, à l’universel de tout génocide comme tragédie. On ne doit pas seulement se souvenir du meurtre planifié des Juifs d’Europe mais aussi de ce que furent les victimes du génocide juif comme victimes de génocide. On passe du cas nommé, historiquement daté, à l’illustration de l’immoralité de toute politique génocidaire. L’universel justifie tout, et surtout le devoir de mémoire correspondant, littéralement universel par définition, comme tout devoir. Dès lors, la veste vaut comme l’illustration de toutes les vestes que les Juifs ont dû porter durant cette période, et au-delà, comme tout signe distinctif imposé par les bourreaux pour stigmatiser une population en l’excluant de l’humanité. C’est un document au même titre que des peintures étrusques disent une civilisation ou des fresques romaines le degré de culture d’une société. Il y a aussi un devoir de mémoire de l’Empire étrusque et de la romanité. Dans ce cas, pour sauver de l’oubli, nous sommes justifiés à acheter afin de préserver une partie d’un patrimoine humain qui dispose à la fois d’un sens historique et en même temps d’un sens moral.

Cependant, nous ne pouvons acheter la veste à titre de particulier. Collectionneurs ou pas, se faisant, nous retirons de l’espace public de la morale, l’objet matériel du devoir de mémoire pour ne le faire exister que comme objet privé pour notre mémoire singulière. Dans ce cas, rien ne nous assure que notre approche mnésique de la veste de déporté ait quelque chose à voir avec le devoir universel de mémoire, réciprocité du droit à la persistance, à la permanence, d’une victime innocente sous les arcanes du souvenir.

Mais notre dilemme pourrait bien s’éclaircir en revenant à cette interrogation : qu’achète-t-on au juste ? Par le procédé de l’illustration de l’universel, nous volons au Juif, celui que les nazis ont dénommé le numéro 5802, l’identité de son être. Il n’est pas tous les Juifs. Sa veste à la grossière étoffe n’est pas toutes les vestes. Il est, cet homme-là, une histoire de juif qui devait porter un nom. En prenant sa veste pour l’objet d’histoire, on la fait veste pour Juif de l’époque et l’on aliène l’objet aux principes de la connaissance de l’Histoire. Or cette tenue a un récit à nous proposer, celui d’un homme, qui fut victime du racisme hitlérien, c’est-à-dire d’autres hommes qui avaient des noms, une famille, un travail et qui l’ont asservi dans l’objet même de sa tenue. En achetant, on ne peut acheter la vie d’un homme, ni une portion de passé. Impossible moralement de « dé-subjectiviser » la relique des souffrances, des humiliations, des violences, des peurs, des angoisses d’une victime. Le devoir de mémoire vaut pour l’homme X qui a subi, lui, dans son histoire, son existence, sa vie, l’outrage d’être mis au ban de l’humanité. La tenue indique que des hommes avaient décidé de sceller son destin dans le cadre du grand carnage.

Alors, rendons grâce à l’école des Annales, celle qui fit aussi l’Histoire par les individus singuliers et qui leur redonna leur place, celle des acteurs et des patients, des bourreaux et des victimes, mais... avec leur nom et leur prénom, rappelant que la morale s’adresse toujours à des individus.

BRG

Note :

1- A Santiago du Chili.


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6 réactions à cet article    


  • Francis, agnotologue JL 28 mai 2007 11:30

    Je suis venu, j’ai lu, j’ai rien conclut. Il est vrai que « l’erreur est de vouloir conclure ».


    • Marsupilami Marsupilami 28 mai 2007 11:32

      Excellent article. Ça fait froid dans le dos et on n’a pas envie d’acheter cette veste pour se réchauffer. Le mercantilisme immoral a encore frappé. Ce n’est sans doute qu’une anecdote mais elle a valeur d’humble et terrifiant exemple de ce que deviennent nos sociétés où tout devient marchandise. Merci de ce témoignage brut et humaniste.


      • faxtronic faxtronic 28 mai 2007 13:57

        Bien appareillé, cette veste peut etre fashion. Le plus dur c’est d’appareiller une veste a rayure


        • HELIOS HELIOS 29 mai 2007 00:58

          Ne pas oublier, ne pas oublier...

          Le passé, comme son nom l’indique est passé, pourquoi ne pas enfin se tourner vers l’avenir ? La chica de cette tienda continuera son commerce et cela me semble normal.

          Désolé de ne pas avoir de nostalgie pour une époque révolue, ni de développer un fetichisme sur des vetements chargés d’histoire plutôt sombre.

          Pour ma part je prefère pousser un peu plus loin et aller m’attabler au Branigan, a Suecia... ça me rapelle l’Europe.


          • Passager 120 Mathias 29 mai 2007 10:40

            Seule le vie importe et sur le sujet de la « solution finale » le mal a déjà été fait...

            L’important dans cette histoire de veste est que personne ne tue le vendeur, ni l’acheteur, ni le passant ni personne. C’est à mon sens ce que désire profondément cette veste qui rêve de vivre en paix smiley


            • chmoll chmoll 29 mai 2007 16:28

              ne nous besson dans l’ignoble

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