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Accueil du site > Actualités > Citoyenneté > L’étrange destinée kafkaïenne de Mehran Karimi Nasseri

L’étrange destinée kafkaïenne de Mehran Karimi Nasseri

« Je ne suis plus celui que j'ai été. Je m'appelle désormais Sir Alfred Merhan et je ne suis pas iranien. Mon père était suédois et ma mère danoise. » (Mehran Karimi Nasseri, en 1999).

Avec la mise sous les projecteurs médiatiques du sauvetage de centaines de migrants par l'Ocean Viking, on se rappelle à quel point la mer entraîne des tragédies pour les demandeurs d'asile. Mais la voie des airs n'est pas moins laborieuse parfois. Le réfugié iranien Mehran Karimi Nasseri est mort le samedi 12 novembre 2022, peu avant midi, à l'aéroport Roissy-Charles-De-Gaulle. Né en 1945, il s'est distingué par une histoire personnelle singulière : il a passé dix-huit années de sa vie bloqué à l'aéroport de Roissy.

Né en Iran d'un père médecin et d'une mère infirmière qui ne serait pas la femme de son père, Mehran Karimi Nasseri était étudiant quand il a fait son premier séjour à l'étranger, en 1973, bénéficiant d'une bourse de son pays pour l'Université britannique de Bradford. En 1974, il a participé au Royaume-Uni à des manifestations contre le chah d'Iran. La conséquence a été l'interruption de sa bourse d'étudiant initialement prévue pour trois ans. Il a donc dû rentrer à Téhéran en été 1975 où il aurait été arrêté, incarcéré et torturé, puis expulsé (selon lui ; il aurait pu aussi être chassé comme bâtard à la mort de son père).

Pour lui, ce fut le début d'une longue errance géographique et juridique. Déchu de sa nationalité iranienne en 1977, Mehran Karimi Nasseri n'a jamis pu bénéficier d'un autre nationalité (or, la plupart des droits humains sont associés à la nationalité du pays dont on dépend). Apatride, il fut baladé d'aéroport en aéroport. Ainsi, il voulait vivre à Berlin-Est, puis aux Pays-Bas, puis en France, en Yougsoslavie, en Italie, au Royaume-Uni, en Allemagne de l'Ouest, mais chaque fois, ses demandes d'asile étaient rejetées.

Le 7 octobre 1980, le réfugié apatride a reçu sa carte de réfugié en Belgique du haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, qui devrait être, pour lui, un sésame. Ce qui a été le cas puisque la Belgique l'a autorisé à séjourner sur son sol. Il y est resté quatre ans, et a quitté la Belgique le 16 novembre 1984 pour le Royaume-Uni, dans un ferry. Astuce des migrants, il s'est dépossédé de sa carte de réfugié afin qu'on ne le ramenât pas en Belgique. Son voyage au Royaume-Uni aurait eu pour but de retrouver sa mère biologique (qui, selon lui, aurait été une Écossaise, mais ce fait a été contesté).

Malheureusement pour lui, le Royaume-Uni lui a refusé l'entrée sur son territoire, et la Belgique ne l'a plus autorisé à rentrer puisque, n'ayant plus sa carte de réfugié, il aurait été en situation irrégulière. En 1985, il s'est retrouvé en France, à Boulogne-sur-Mer où il a passé quelques mois en prison pour séjour en situation irrégulière. On l'a ensuite retrouvé en 1988 à l'aéroport de Roissy, jouissant de facultés intellectuelles défaillantes selon des médecins de l'aéroport. Il a expliqué qu'on lui avait volé ses bagages et ses papiers d'identité, et voulait se faire appeler Sir Alfred Mehran.

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Pendant dix-huit ans, du 8 août 1988 à août 2006, Mehran Karimi Nasseri est resté bloqué dans une aire de l'aéroport de Roissy, alors que son but était d'aller à Londres et d'entrer sur territoire britannique. Sa situation administrative est devenue rapidement absurde : la France n'accepterait de lui délivrer un titre de séjour seulement s'il présentait sa carte de réfugié en Belgique qu'il avait renvoyée à Bruxelles. Quant à la Belgique, elle consenterait à lui délivrer cette carte seulement s'il se déplaçait en Belgique, mais n'ayant aucun titre de séjour officiel, il n'avait pas le droit de se déplacer.

Durant ce long séjour aéroportuaire, l'apatride sans-papiers n'a pas eu, semble-t-il, de problème d'argent pour pouvoir continuer à vivre, peut-être a-t-il fait des petits boulots. Il était installé dans un endroit de Roissy, au Terminal 1, sur une banquette au sous-sol où se trouvaient les boutiques (entre une pharmacie et un marchand de vêtements), avec toutes ses affaires et cartons, et semblait s'y plaire même si sa toilette faite très tôt se faisait sans douche et ses repas peu variés étaient constitués d'hamburgers et de sandwichs. Il a passé son temps à l'aéroport à écrire et à lire des livres et des journaux. Deux films ont été réalisés en reprenant son histoire un peu loufoque.

Le premier est "Tombé du ciel" de Philippe Lioret (sorti le 23 février 1994) où Jean Rochefort, victime d'un vol de ses papiers d'identité à l'aéroport de Montréal juste au départ de son vol pour Paris, il devient sans-papiers en France et dans l'impossibilité de poursuivre son voyage jusqu'en Italie pour rejoindre son épouse. Bloqué dans une zone de transit, il découvre la vie de nombreuses personnes, elles aussi bloquées, dont l'un des personnages est joué par le regretté Ticky Holgado, et Marisa Peredes est l'épouse du héros.

Le second film a eu un plus grand retentissement international, "Le Terminal" de Steven Spielberg (sorti le 18 juin 2004). Tom Hanks est le personnage central qui se retrouve bloquer dans un aéroport américain (JFK à New York) juste après son arrivée pour faire du tourisme car son (petit) pays (imaginaire) est troublé par une guerre civile, si bien que le gouvernement américain a lui retiré son passeport et son billet retour. Piégé dans l'aéroport, il y rencontre d'autres personnages dont celui joué par Catherine Zeta-Jones, une hôtesse de l'air (dont il devient amoureux), et affronte pendant tout le film le directeur de l'aéroport, joué par Stanley Tucci.

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Pour avoir inspiré le scénario de ce dernier film, Mehran Karimi Nasseri a eu une rémunération très élevée. Il a par ailleurs écrit son autobiographie ("The Terminal Man"), parfois très romancée, et son livre se vendait dans la boutique Relay située près de son "quartier général" où il recevait ses visiteurs et son courrier, très sollicité par le personnel de l'aéroport et les journalistes comme figure particulière de l'aéroport : « J’écoute la radio, j’étudie la presse anglaise et américaine, je reçois les journalistes. Trois ou quatre par jour en ce moment. ».

En juin 1999, le tribunal de Bobigny a proposé de débloquer sa situation personnelle en lui accordant des papiers régularisés, mais il refusa de les signer prétendant ne pas être iranien mais scandinave ! Son calvaire a donc continué à Roissy probablement par sa faute.

En août 2006, il a quitté l'aéroport de Roissy à cause d'une intoxication alimentaire pour être hospitalisé. Il est resté à l'hôpital jusqu'en janvier 2007 puis la Croix-Rouge s'est occupée de lui, l'hébergeant dans un hôtel près de Roissy (qu'il pouvait payer), puis en mars 2007, il a été hébergé dans un foyer Emmaüs à Paris. Il est toutefois retourné vivre à l'aéroport de Roissy en octobre 2022 et y a été retrouvé mort d'une crise cardiaque quelques semaines plus tard, plusieurs milliers d'euros dans ses poches. Il avait sans doute retrouvé l'aéroport car il sentait sa fin proche.

Tentant d'expliquer cette destinée hors du commun, le docteur Philippe Bargain, chef du service de médecine d'urgence et de soins de l'aéroport, a déclaré à "L'Express" le 26 juillet 2004 : « Un aéroport est un lieu magique, entre ciel et terre. Il ne faut donc pas s'étonner d'y voir des comportements extraordinaires. ». Pour "Ouest France", ce même médecin racontait, alors que Nasseri n'avait pas encore quitté Roissy : « Alfred est un réfugié sur orbite, un demandeur d’asile planétaire, disait-il à l’époque. Il vit sur le même disque que nous, mais pas sur le même sillon… (…) Il a virtuellement des papiers, des sous, il pourrait quitter l’aéroport, mais il y est fossilisé. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (13 novembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
L'Ocean Viking et la défense de la patrie.
Mehran Karimi Nasseri.
Masha Amini, les femmes iraniennes, leur liberté et Claude Malhuret.
Révolution : du rêve républicain à l’enfer théocratique de Bani Sadr.
L'Iran de Bani Sadr.
De quoi fouetter un Shah (18 février 2009).
N’oubliez pas le Guide (20 février 2009).
Incompréhensions américaines (1) et (2).
Émission de France 3 "L’Iran et l’Occident" (17-18 février 2009).
Session de septembre 2006 à l’ONU : Bush, Ahmadinejad, Chirac.
Dennis Ross et les Iraniens.
Un émissaire français à Téhéran.
Gérard Araud.
Stanislas de Laboulaye.
Des opposants exécutés par pendaison en Iran.
Expulsion de Vakili Rad, assassin de Chapour Bakhtiar, dernier Premier Ministre du Shah d'Iran, par Brice Hortefeux à la suite du retour de l'étudiante Clotilde Reiss.
Mort de l'ancien Premier Ministre iranien Mohammad Reza Mahdavi-Kani à 83 ans le 21 octobre 2014.

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3 réactions à cet article    


  • the clone the clone 16 novembre 2022 07:25

    Je ne suis plus celui que j’ai été. Je m’appelle désormais Paul Bismuth et non plus Nicolas Sarkozy .....

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