L’impossibilité du compromis - Etre un pion ou passer son chemin (2)
Je continue la rédaction de mon mémoire, autocritique de la profession de "propagandiste" par un étudant en communication qui a fini par ouvrir les yeux sur la finalité réelle de ce secteur, au travers du prisme des études qualitatives.
La profession est codifiée de façon à ne pas réserver de « clause de conscience » aux communicants, à l’inverse des journalistes (en théorie). De plus, ces professions sont touchées, à l’image du reste de la société, par une précarisation accrue. Elles ne laissent donc pas la place aux questionnements sur la moralité et la finalité des buts poursuivis. La soumission au client et aux supérieurs hiérarchiques est quasi-totale. Les communicants ne sont en fait rien d’autre qu’une pièce de l’appareil de la fabrique du consentement. Et si une pièce diffère des autres, la machine risquerait de se gripper…
De Marx à Bourdieu, nombreux furent ceux qui voulurent expliquer les dynamiques de domination. Aujourd’hui, elle est devenue mondialiste[1], et semble opposer les intérêts de 1 % de la population aux 99% des autres, pour reprendre le slogan des membres du mouvement Occupy Wall Street. Or, cette nouvelle lutte des classes ne pourrait avoir lieu sans la complicité des propagandistes en tous genres, qui visent à défendre la conscience de ceux qui les emploient.
En fait, le secteur de la communication est taillé sur mesure pour servir le milieu des affaires, et les oligarques politiques. Les communicants ne se soucient aucunement du bien être de la population, ils s’assurent simplement de la gaver avec ce qui est le plus payant pour leurs clients, ou ce qui favorise le plus leurs intérêts politiques.[2] « Ce n’est pas ce que le public veut, c’est ce qu’on l’a amené à vouloir, ce n’est pas la même chose »[3] disait Albert Camus en 1944. Il s’agit d’un marché commercial des idées où les choses deviennent « vraies » si l’on persuade la population qu’elles le sont. Robert McChesney l’illustre ainsi : « Par exemple, l’idée que boire une bière d’une marque donnée rend plus athlétique, plus attirant sexuellement et permet d’avoir plus d’amis est manifestement fausse. Mais si quelqu’un parvient à en « convaincre » la population et que celle-ci se met à acheter cette bière, l’idée devient vérité et le créateur du message devient dûment récompensé. (…) La fonction des communications consiste à défendre des intérêts strictement personnels. » C’est parce qu’il est interdit de douter des messages que l’on diffuse qu’il s’agit d’un secteur où le questionnement est banni.
Voyons donc les outils permettant que ces outils de domination ne faillent pas.
a. Le Code ICC Esomar
Le texte de référence de déontologie pour les études quantitatives et qualitative, le code ICC Esomar ne mentionne jamais les buts poursuivis par les études, il est seulement question de confidentialité, et de respect des interviewés. Les codes déontologiques sont donc avant tout signes de qualité de la prestation professionnelle.
« Dans toute société moderne, il est nécessaire que les fournisseurs et les consommateurs de biens et de services communiquent entre eux de manière efficace. »
« Dans toute société qui se veut moderne, il est nécessaire que les fournisseurs de biens et de service puissent étudier les consommateurs afin de maximiser leurs profits. »
« La publication de ce code vise à favoriser la confiance du public et à montrer que les professionnels des études de marché agissent en pleine conscience de leurs responsabilités éthiques et professionnelles. »
« L’étude de marché doit être licite, honnête, sincère et objective. Elle doit être réalisée dans le respect des principes scientifiques adéquats. »
« Ce code a été conçu avant tout comme un cadre d’auto-régulation. C’est dans cet esprit que l’ICC et Esomar recommandent son utilisation au niveau mondial. »
Ils reprennent ici le mythe de la « main invisible » d’Adam Smith.[5] Les acteurs de l’économie de marché seraient assez disciplinés pour s’auto-réguler. Si l’on a pu se rendre compte de la pertinence de ce concept dans la crise financière que nous traversons, nous pouvons alors mettre en doute les capacités des acteurs du marché de la communication à s’autoréguler. Les grands groupes industriels et les lobbies qui font appel à leurs services sont par nature, dans le « village-planétaire »[6], étroitement liés à l’économie de marché. Il va donc de soi que si le Code ICC / Esomar est si consensuel, c’est qu’il n’est en rien contraignant. Mais ce qui est pour moi le plus inquiétant est sa recommandation d’utilisation au niveau mondial. Cela mène à une progressive uniformisation des pratiques et donc à une réduction de l’influence des pensées alternatives, qui sont l’essence même d’une garantie de la sanité du débat au sein d’une profession de ce type.
[Ce code a pour objectif de] « protéger la liberté qu’ont les professionnels des études de marché de rechercher recevoir et transmettre les informations (conformément à l’article 19 du Pacte International de l’ONU relatif aux droits civils et politiques). »
2. Toute personne a droit à la liberté d'expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :
a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui ;
b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.
De plus, il est évident que nombre de ces entreprises ne respectent aucunement les principes énoncés dans l’alinéa 3.
La suite dans quelques jours avec la CNIL...
Jonathan Moadab
Membre du Cercle des Volontaires
[1] Pierre Hillard, La marche irrésistible du nouvel ordre mondial, François Xavier de Guibert, 2007
[2] Robert W. McChesney, Propagande, médias et démocratie, Ecosociété, Montréal, 1997
[3] Albert Camus, journal Combat, 1944
[4] « There is no alternative », phrase fétiche de Magaret Thatcher pour justifier le néolibéralisme dans les années 1980. Voir : Gérard Mordillat et Bertrand Rothé, Il n’y a pas d’alternative : Trente ans de propagande économique, Seuil, 2011
[5] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, 1776
[6] Marshall Mc Luhan, The medium is message, 1967
[7] Voir le travail du journaliste Denis Robert dont la carrière fût sapée par d’incessantes poursuites judiciaires : Tout Clearstream, Les Arènes, 2011
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