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Alfred Sauvy, le père de la démographie française moderne

« La question du terrorisme venant du Proche-Orient est dérisoire à côté du déséquilibre qui se profile en Méditerranée occidentale. On oublie totalement l’effondrement de la natalité en Espagne et en Italie, encore beaucoup plus grave que celui de la France. À côté de cela, l’Algérie et le Maroc doubleront leur population dans vingt-cinq ans (…). Il y aura bientôt une disproportion dangereuse non seulement dans les nombres mais aussi les âges. D’un côté, des peuples jeunes, exubérants et, de l’autre, des vieux pensant à leur retraite et à leur tranquillité. D’où un déséquilibre dangereux et la tentation de s’assurer un espace vital. » (Alfred Sauvy, le 26 avril 1986, interview à "Télé 7 Jours").

Alfred Sauvy, le père de la démographie française moderne

Il y a trente ans, le 30 octobre 1990 à Paris, s’est éteint le grand économiste et sociologue français Alfred Sauvy à l’âge de 92 ans (il allait les atteindre le lendemain, né le 31 octobre 1898 à Perpignan). Très écouté et respecté une soixantaine d’années, Alfred Sauvy a été l’un des grands penseurs français du Vingtième siècle.

Après des études à Perpignan et au collège Stanislas à Paris, il est entré à Polytechnique il y a cent ans, en 1920. Entre-temps, il a été mobilisé et blessé les deux dernières années de la Première Guerre mondiale. Il est entré également à la Statistique générale de la France, un service ministériel créé en 1833 et dépendant du ministère du commerce. Une chose qui peut étonner dans la perception de l’homme : pendant ses jeunes années, il a beaucoup fréquenté les milieux culturels parisiens, si bien qu’il a sympathisé notamment avec Tristan Bernard et Jacques Tati à qui il a donné quelques idées.

Dans un article de la revue "Population", 47e année, n°6, de 1992, le sociologue Michel Chauvière a évoqué l’importance croissante d’Alfred Sauvy dans la classe politique : « Alfred Sauvy (…) opère depuis 1922 dans le cadre de l’extraordinaire observatoire qu’est la Statistique générale de la France (SGF), ancêtre de l’INSEE, où dès 1929, il se voit confier la direction du service d’observation des prix. Mais son insertion parisienne, comme l’a montré un récent ouvrage biographique (Lévy, 1990), lui permet de valoriser ses connaissances et la méthode quantitative dans bien des cercles différents, de la Société statistique de Paris au groupe X-Crise. C’est donc très naturellement qu’Alfred Sauvy est requis, d’abord dans le cadre de la SGF comme expert économique, puis, à titre plus personnel, comme conjoncturiste officieux de plusieurs ministres (…). Au cours des années trente, il devient ainsi très rapidement une référence économique écoutée dans certains milieux politiques libéraux, spécialement après l’échec du Front populaire, en même temps que le proche des principaux experts démographes du mouvement nataliste, Adolphe Landry et Ferdinand Boverat notamment, avec qui il partage du reste le double discours du scientifique et du moraliste. (…) C’est Alfred Sauvy qui rappelle aussi le poids, chez tous les décideurs de cette époque, du souvenir des conséquences de l’hécatombe de Verdun parmi une population d’enfants uniques. (…) Alfred Sauvy fut donc un expert parmi les experts économiques et démographes, mais aussi un expert parmi les propagandistes natalistes ou familiaux et surtout un expert associé à la décision politique le moment venu, au départ en tant qu’économiste. Il fut donc, à n’en pas douter, dans la conjoncture très particulière de l’avant-guerre, un acteur important au sein d’une convergence objective et positive, des natalistes, des familiaux et d’une large partie de la classe politique, des radicaux aux conservateurs. ». Il faut rappeler qu’en 1935, le nombre de décès avait dépassé le nombre de naissances en France.

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À partir de 1936, Alfred Sauvy, devenu un expert en démographie, a donc conseillé les gouvernements. D’abord comme conseiller de Charles Spinasse, le Ministre de l’Économie nationale du socialiste Léon Blum en 1936, puis conseiller de Paul Reynaud, Ministre des Finances du radical Édouard Daladier en novembre 1938 (dans le cabinet de Paul Reynaud, il y avait aussi, avec Alfred Sauvy, d’autres brillants esprts comme Michel Debré et Gaston Palewski).

Alfred Sauvy avait déjà développé certaines idées économiques fortes. Ainsi, s’il avait soutenu la dévaluation décidée par Léon Blum, il avait trouvé la mesure de réduction du temps de travail de 41,5 à 40 heures par semaine voulue par le Front populaire complètement hors sol économiquement, n’hésitant pas à dire qu’elle allait bloquer une économie en reprise, mesure qu’il a convaincu Édouard Daladier d’annuler deux ans plus tard. On peut imaginer quelle aurait été sa réaction en apprenant la proposition et la réalisation des 35 heures par semaine par Dominique Strauss-Kahn, Martine Aubry et Lionel Jospin soixante années plus tard !

Mais son grand cheval de bataille était de s’opposer à tous les défenseurs du malthusianisme, qu’on retrouve encore aujourd’hui dans certains cercles de réflexion et qui veulent réduire la natalité et la population sous prétexte qu’il n’y aurait pas assez de ressources.

Ce qui est curieux, c’est qu’on entend encore aujourd’hui ce genre de discours antinataliste, alors que la population mondiale s’approche de 8 milliards d’individus, tandis que les mêmes arguments étaient développés après la guerre avec seulement 2 milliards d’individus, et même s’il y a une proportion beaucoup trop grande de la population mondiale qui reste très pauvre, globalement, malgré la forte progression démographique mondiale, il y a aujourd’hui beaucoup moins de famine et beaucoup plus de programme d’assistance médicale, par exemple que dans les années 1950. Le problème n’est pas la croissance démographique mais l’organisation du monde et la redistribution des richesses.

Alfred Sauvy, au contraire, s’inquiétait de la baisse de la natalité dans les pays européens, en considérant que l’accroissement de la population était un facteur de création de richesse et permettait le progrès. Il a inspiré le Code de la famille (décret-loi relatif à la famille et à la natalité française) adopté par le gouvernement Daladier le 29 juillet 1939, un texte qui entendait « proposer une armature solide où la famille peut s’épanouir » avec diverses aides et protection pour la famille. À l’époque, c’était très nouveau car la république radicale se basait surtout sur l’individualisme.

À la Libération, le 24 octobre 1945, sur recommandation du professeur Robert Debré (pédiatre et père de Michel Debré), Alfred Sauvy a créé l’Institut national d’études démographiques (INED) qu’il a dirigé jusqu’en 1962 (nommé par De Gaulle qui voyait en lui un proche de Paul Reynaud), parallèlement à ses fonctions d’enseignant et de chercheur ; il a été professeur à l’IEP de Paris pendant très longtemps puis au Collège de France de 1959 à 1969 (sa retraite). À la présidence du conseil d’administration de l’INED fut nommé l’économiste Adolphe Landry (1874-1956), parlementaire radical influent et plusieurs fois ministre, qui a inspiré les thèses natalistes d’Alfred Sauvy.

L’ordonnance n°45-2499 du 24 octobre 1945 précisait notamment : « L’INED est chargé d’étudier les problèmes démographiques sous tous leurs aspects. À cet effet, l’institut rassemble la documentation utile, ouvre des enquêtes, procède à des expériences et suit les expériences effectuées à l’étranger, étudie les moyens matériels et moraux susceptibles de contribuer à l’accroissement quantitatif et à l’amélioration qualitative de la population et il assure la diffusion des connaissances démographiques. ». Grâce à l’aura intellectuelle d’Alfred Sauvy, l’INED a recruté des chercheurs de très grande envergure, généralement polytechniciens. Il a fallu attendre le 12 mars 1986 pour que l’INED, dépendant du Ministre des Affaires sociales, fût rattaché au Ministère de la Recherche au même titre que d’autres organismes de recherche publique comme le CNRS, l’INSERM, etc.

Alfred Sauvy a dirigé la revue de l’INED "Population" jusqu’en 1975, a été nommé au Conseil Économique et Social de 1947 à 1974, et a participé au débat public par de très nombreuses interventions dans la presse et les médias, par sa participation à de nombreuses conférences publiques et la publication d’une quarantaine d’ouvrages destinés au grand public. Il a en particulier été très proche de Pierre Mendès France (qu’il a conseillé quand ce dernier était Président du Conseil) ainsi que de Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui publiait ses réflexions dans son hebdomadaire "L’Express". Il a également collaboré longtemps avec "Le Monde" et "L’Expansion" qui publiaient régulièrement ses commentaires souvent sans complaisance sur la politique économique des gouvernements en place.

Ce fut néanmoins dans "L’Observateur" du 14 août 1952 qu’Alfred Sauvy a introduit une expression qui aura un très large écho, le "Tiers-monde" pour évoquer les pays en voie de développement neutres dans la guerre froide. Il avait pris cette expression en pensant au tiers-état, mais plus tard, à la fin de sa vie, il a regretté d’être systématiquement associé à cette expression car il l’a récusée en ces termes : « Que l’on permette au créateur de l’expression Tiers-monde, il y a près de quarante ans, de la répudier, tant elle fait oublier la diversité croissante des cas. Englober dans le même terme les pays d’Afrique noire et les "quatre dragons" ne peut mener bien loin. » ("Le Monde" du 14 février 1989). Oui, l’évolution d’une pensée, c’est ses nuances, sa complexification.

Au-delà de ses thèses natalistes qui étaient une vision ouvertement optimiste et progressiste du monde, Alfred Sauvy a également développé ce qu’on a appelé la "théorie du déversement".

Il s’agissait d’étudier l’effet du progrès technique sur la productivité industrielle, et ses effets sur l’emploi : beaucoup d’emplois sont devenus obsolètes avec l’automatisation des tâches et cette modernisation de l’appareil productif entraîne parallèlement des nouveaux besoins en emplois, généralement mieux qualifiés (mais pas forcément : par exemple, le développement de la société Amazon a nécessité des programmeurs, mais aussi des manutentionnaires). Le gain en productivité est bénéfique à tout le monde : au producteur qui a moins de frais, aux consommateurs car une part du gain de productivité a fait baisser les prix, et aussi les salariés qui ont des tâches moins dures.

Si l’idée est pertinente d’un point de vue macro-économique, c’est beaucoup moins évident à titre individuel, quand par exemple une ouvrière de 50 ans se retrouve sans emploi parce que son entreprise, qui fabriquait des chaussures et qui l’employait ainsi qu’elle avait employé sa mère et sa grand-mère, a déposé son bilan, incapable de faire face à la concurrence low cost. Son recyclage dans un autre métier et un autre secteur sera a priori très difficile.

La réflexion d’Alfred Sauvy (voir en début d’article) sur l’importance des écarts démographiques qui prévaudrait sur les risques terroristes, à une époque (avril 1986) où la France allait être secouée par une vague d’attentats islamistes (d’une autre nature qu’aujourd’hui), elle est intéressante à l’entendre à notre époque, même si, maintenant, certains responsables politiques voudraient mêler sinon amalgamer les enjeux de nature migratoire aux enjeux de nature terroriste.

Il est vrai que l’auteur présumé du terrible attentat qui a coûté la vie à trois personnes ce jeudi 29 octobre 2020 à la basilique Notre-Dame de l’Assomption à Nice, était un immigré clandestin qui aurait franchi le 20 septembre 2020 la frontière européenne à Lampedusa, une île en Italie connue comme passage du flux migratoire provenant du sud de la Méditerranée. Qu’aurait été la réflexion renouvelée d’Alfred Sauvy à ces terribles épreuves qu’endurent le peuple français et plus généralement les peuples européens ?

Je termine par cette citation qui, pour un statisticien, est classique mais néanmoins essentiel : « Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d'être torturés, finissent par avouer tout ce qu'on veut leur faire dire. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (29 octobre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Alfred Sauvy.
Paul Valéry.
François Jacob.
Edgar Morin, le dernier intellectuel ?
Michel Droit.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Vladimir Jankélévitch.
Marc Sangnier.
Michel Houellebecq écrit à France Inter sur le virus sans qualités.
Jean-Paul Sartre.
Pierre Teilhard de Chardin.
Boris Vian.
Jean Daniel.
Claire Bretécher.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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2 réactions à cet article    


  • binary 30 octobre 2020 20:09

    C est un bon exemple des ignares hypocrites qui ont détruit la France.


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 31 octobre 2020 10:46

      Rako craint de ne pas survivre pour se trouver dans le futur : iDIOCRACY : https://www.cineserie.com/movies/210686/video/210754/

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