Débunkage d’un libéral - Milton Friedman
En étudiant l'un des livres de Milton Friedman j'étais tombé sur une citation partielle d'Adam Smith qui revient souvent chez nos amis libéraux. Étant donné la force de la citation et qu'elle est utilisée à tout bout de champ, je comptai faire un article simple, type "Pensée d'un libéral - Adam Smith"
Sauf qu'avant de copier/coller bêtement la citation utilisé par Milton Friedman dans son livre "La liberté du choix", j'ai décidé de vérifier la provenance ainsi que le contexte de celle-ci.
Une petite recherche rapide dans "La richesse des nations", l’œuvre principale d'Adam Smith, m'a suffit pour comprendre qu'il y avait anguille sous roche et que M.Friedman avait tout simplement sortie la citation de son contexte.
Le plus drôle c'est que je ne m'y attendais pas du tout.
Bref, voici la version de Milton Friedman :
M.Friedman développe ici, l'une des 2 idées qu'il juge comme fondamentales dans la création et la prospérité des États-Unis. (La seconde étant la déclaration d'indépendance rédigée par Thomas Jefferson)
"L'intuition clé d'Adam Smith fut de comprendre que les deux parties en présence tirent profit d'un échange, et que - pour autant que la coopération reste strictement volontaire - aucun échange ne peut avoir lieu à moins que les deux parties n'en tirent un profit. Aucune force extérieure, aucune contrainte, aucune violation de la liberté n'est nécessaire à l'établissement d'une coopération entre des individus qui peuvent tous profiter de cette coopération. C'est pourquoi, comme l'a souligné Adam Smith, un individu qui « ne poursuit que son propre profit » est « conduit par une main invisible à favoriser une fin qui ne faisait pas partie de son intention. Et ce dernier point n'est pas toujours un mal pour la société. En effet, en poursuivant son propre intérêt (l'individu) favorise souvent l'intérêt de la société plus efficacement que lorsqu'il a réellement l'intention de le faire. Je n'ai jamais vu beaucoup de bien réalisé par ceux qui prétendaient agir pour le bien public » (Adam Smith, La Richesse des nations)."
extrait de l'introduction de La liberté du choix, Milton Friedman
Voici la version original écrite par Adam Smith :
A. Smith développe ici une analyse spécifique au fonctionnement de l'industrie contenu dans le chapitre 2, du tome 4, intitulé "des entraves à l'importation seulement des marchandises qui sont de nature à être produites par l'industrie (locale)"
"Of Restraints upon the Importation from foreign Countries of such Goods as can be produced at Home"
"En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travail souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir."
Extrait de La richesse des nations, Tome 4, Adam Smith
En comparant c'est deux texte on peut facilement constater la mauvaise foi de "Dr Friedman" qui se donne du crédit en sortant de son contexte les propos du philosophe écossais.
La où Smith parle d'un cas précis, en lien avec le fonctionnement du monde industriel et marchand de son époque, Friedman élargi le sens de ses propos, de manière abusive, à toute la société.(society) Pire encore, il fait dire à Smith des choses qu'il n'a pas dit.
D'ailleurs il est intéressant de constater que ceci ressort surtout grâce aux versions françaises.
Car traduite littéralement, sans prendre en compte ce qu'il y a avant et après (version Friedman) on peu effectivement traduire (donc comprendre) la phrase originale :
"I have never known much good done by those who affected to trade for the public good."
Par : Je n'ai jamais vu beaucoup de bien réalisé par ceux qui prétendaient agir pour le bien public.
Mais si on prend en compte l'ensemble du discours on arrive à la traduction suivante : je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses.
Smith n’élargit pas du tout son raisonnement à l'ensemble de la Société, mais il fait le constat évident, qu'une entreprise marchande visant à faire du profit, en fera moins si elle cherche à travailler pour le bien commun.
Pire encore, Smith souligne l'évidence de sa phrase par ce qui semble être une tournure ironique que Friedman a soigneusement mis de côté : "Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir."
A noter que dans la VO M.Friedman a cité mots pour mots A.Smith.
Gilles Raveaud (et sûrement d'autres économistes) estime que les libéraux ont une lecture erronée d'Adam Smith. Après quelques années de recherches en économie, je commence à peine à comprendre le pourquoi et comment.
De plus, si Friedman n'était pas de mauvaise foi (imaginons), il pourrait très bien avoir tout simplement repris cette phrase d'un de ses mentors sans pour autant avoir étudié Smith directement.
Combien de libéraux parlent encore de la "main invisible" de Smith, pour justifier le règne de l'individualisme, alors que c'est le seul passage où Smith utilise cette expression dans "la richesse des nations" et qu'il ne l'utilise pas du tout pour cette raison ?
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