Derrière le conflit avec Hachette, la course à l’abîme d’Amazon
Amazon est souvent louée comme une société révolutionnaire parce qu’elle représenterait une nouvelle forme d’organisation entièrement dévouée au client. Mais le récent conflit opposant la compagnie à l’éditeur Hachette laisse entrevoir une autre réalité. Fragilisée par ses faibles marges récurrentes, Amazon n’a, en effet, pas hésité une seule seconde à sacrifier non seulement ses relations avec ses fournisseurs, mais les intérêts de ses « vénérés clients » aux nouvelles exigences de ses impatients actionnaires ! Décryptage d’une course à l’abîme.
Dans l’univers des experts en management, la nouvelle a suscité la stupéfaction. À en croire le New York Times (1), depuis plusieurs semaines Amazon omettrait volontairement de se réapprovisionner de nombreux livres édités par le groupe Hachette de façon à faire grimper artificiellement leur délai de livraison ! Un comportement à la fois immoral et antiéconomique qui, selon le quotidien américain, s’expliquerait par la volonté actuelle des dirigeants d’Amazon d’arracher à l’éditeur des remises distributeurs encore plus importantes qu’aujourd’hui.
Ce n’est toutefois pas l’âpreté des négociations qui a surpris les partisans du « modèle Amazon ». Ces derniers ne sont cependant pas des naïfs. Ils savent bien que les négociations entre les géants de la grande distribution et leurs fournisseurs ne sont jamais des promenades de santé. Ils n’ignorent pas que ces négociations prennent souvent la forme de bras de fer. Tout particulièrement avec Jeff Bezos qui résume ainsi son modèle économique : « Je fais du business avec vos marges ! » L’étonnement des experts ne provient donc pas de la façon dont Amazon prend brutalement en otage ses fournisseurs. Il réside plutôt dans la décision prise, par la firme de Seattle, de saborder en toute connaissance de cause le service qu’elle offre à ses clients.
Depuis sa fondation, Amazon se présente en effet comme une société « entièrement orientée client ». Une offre d’emploi rédigée par la société exprime bien ce dessein : « Notre vision : être l’entreprise la plus orientée client au monde ; construire un espace où chacun peut trouver et acheter tout ce qu’il souhaite. Nos centres de distribution prennent en charge la réception, […] ainsi que l’expédition de nos produits, dans le but d’assurer à nos clients une livraison 100 % conforme à nos engagements en termes de qualité et délais. Chez Amazon, chaque zone d’activité est vitale pour procurer à nos clients une expérience exceptionnelle. En bref, leur apporter notre performance optimum ! »(2)
Pour de nombreux observateurs, ce souci obsessionnel de la qualité du service rendu au client expliquerait les piètres conditions de travail régnant chez Amazon. « Certains employés d’Amazon avancent la théorie que Bezos […] manque d’une certaine empathie et qu’en conséquence, il traite ses employés comme des ressources jetables, sans prendre en compte leurs contributions à l’entreprise. Ils reconnaissent également que Bezos est avant tout absorbé par l’amélioration des performances et du service client, ce qui rend secondaire les problèmes personnels », écrit Brad Stone, auteur d’un ouvrage fort documenté sur Amazon et son fondateur (3). Façon de souligner que, chez ce géant du Net, l’intérêt des employés passe, depuis toujours après ceux du client.
D’où la stupéfaction provoquée par les méthodes employées par Amazon dans son nouveau round de négociation commerciale avec Hachette. En effet, en désorganisant délibérément le référencement de son catalogue, la gestion de ses stocks, et en allongeant sciemment ses délais de livraison sur des œuvres issues d’Hachette, Amazon va à l’encontre de tous ses principes en trahissant la confiance que plaçaient en elle ses clients. Mais en réalité, ce revirement apparent s’explique aisément par les difficultés de la firme. Et bien davantage qu’une entorse à l’ADN de l’entreprise et à son modèle économique, il en est la résultante.
Comme le souligne Juan Pablo Vazquez, enseignant et chercheur à l’IE Business School de Madrid soulignait que « le premier pilier de la stratégie d’Amazon est la faiblesse des marges réalisées » (4). Si bien qu’Amazon n’est pas une société aussi solide qu’elle en a l’air. Si le produit total de ses ventes a approché les 80 milliards de dollars en 2013, les bénéfices engrangés sont encore fort modestes après avoir été longtemps négatifs. Le 24 avril dernier, l’entreprise a annoncé un bénéfice net trimestriel s’établissant à 108 millions de dollars, soit un bénéfice par action qui ressort à seulement 0,23 cent. Pas de quoi pavoiser alors qu’il s’établit à 68 cents chez Microsoft, 11,06 dollars chez Apple et 12,01 dollars chez Google ! D’où l’impatience croissante des actionnaires de la firme de Seattle à toucher enfin les fruits de leur investissements.
Mise sous pression par ses actionnaires, Amazon n’a d’autre solution, pour retrouver un peu d’air que d’accentuer la pression sur ses salariés et ses fournisseurs, à commencer par les maisons d’édition. Mais comme les remises déjà consenties sont déjà fort importantes, les marges de manœuvre sont de plus en plus étroites. Si bien que la politique d’Amazon ressemble de plus en plus à une fuite en avant, voire à une course à l’abîme. Le refus actuel d’Hachette de se laisser impressionner par les manœuvres du distributeur est emblématique de la fronde qui couve chez la totalité des éditeurs de par le monde. Comme le rapporte le site d’information spécialisé Actualitté, « en février dernier, un éditeur allemand avait annoncé qu'il cesserait de vendre ses livres sur la plateforme, parce qu'il lui était demandé une remise de 50 % sur la vente de livres » (5).
La nervosité et la brutalité des manœuvres d’Amazon à l’encontre de ses fournisseurs révèlent probablement le désarroi de ses dirigeants. Elles obligent à s’interroger sur la viabilité à long terme d’un modèle économique s’appuyant sur de telles valeurs.
(2) http://www.git-france.org/fichiers/1314amazonnord.pdf
(3) Amazon, la boutique à tout vendre (Editions First, mars 2014)
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