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La petite fabrique d’injustice et d’irresponsabilité

Les économistes comme le sens commun s’entendent à définir usuellement le capitalisme comme un « système d’exploitation » et d’accaparement subi par les uns au profit de quelques autres dans un monde où « il n’y en a pas pour tout le monde ». Mais la redoutable efficacité de ce système-là tient à l’invisibilisation d’un inextricable enchevêtrement de relations de subordination et de domination, bien au-delà du traditionnel rapport entre un employeur et un salarié. Quels sont les "ressorts cachés" du capitalisme contemporain ?

 

Nos sociétés occidentales jusqu’alors « pétrolisées » poursuivaient leur marche conquérante vers une « civilisation » de la productivité, de l’innovation permanente, du consumérisme effréné, de loisirs et de ludification extrême. Mais les mécanismes qui sous-tendent leur économie, de la circulation des marchandises à celle des capitaux, ne présentent guère de visibilité immédiate. Ces mécanismes et les échelles de « l’exploitation capitaliste », tout comme la continuité invisible entre le servage féodal et le salariat capitaliste, sont tissés de liens d’interdépendance opaque. Ulysse Lojkine précise la définition du capitalisme sans frontières qui déploie son exploitation sur un globe terrestre qu’il transforme en terrain de jeux pour son économie casino dont quelques joueurs raflent la mise en imposant les choix de leurs paris : « Le capitalisme est structurellement un système d’exploitation de certains groupes sociaux par d’autres, au sens d’une appropriation du travail d’autrui combinée à une relation de pouvoir asymétrique  ».

Alors, qui tient la maison de jeux ? Pour qui travaille vraiment l’ouvrière du Bangladesh, la femme de ménage d’une chaîne hôtelière côtée en Bourse ou la caissière d’un groupe de la grande distribution ? Qui est « responsable » des dévastations environnementales ou des catastrophes industrielles ? Pour qui sont mortes les ouvrières de Bophal ou les enfants mineurs du Congo ?

Si la hiérarchie du pouvoir dans le capitalisme contemporain est fragmentée, rendant malaisée l’identification de « l’exploitant ultime », son accumulation rentière est sensible tant dans la flambée du prix des denrées en supermarché ou des « actifs immobiliers » que dans la « hausse massive des loyers pour les non-propriétaires ». Que l’on décide de jouer ou pas au casino, tout le monde se retrouve pris au jeu et piégé au quotidien comme joueur plus ou moins volontaire ou pris en otage, qu’il s’agisse du montant des loyers ou du prix du foncier résidentiel voire funéraire puisqu’il faut bien se loger jusqu’à sa dernière demeure...

Partout s’affolent les rouages d’une fabrique de l’injustice qui broie les vies comme les possibilités d’un « autre monde » plus désirable... Ce n’est pas vraiment une révélation : dans une « société capitaliste », ce sont « les groupes les plus riches » qui exercent leur pouvoir d’influence voire de nuisance, totalement disproportionné au regard de son « utilité sociale », sur les prix et les échanges. S’agissant des cours du blé, ce sont bien les mêmes qui infléchissent à leur convenance les prix que les moins favorisés subissent dans leur quotidien étriqué. Loin d’assurer à ces défavorisés « qui ne sont rien » la moindre garantie ou protection contre les incertitudes de la vie en société, les gros joueurs entretiennent à volonté cette incertitude fondamentale...

 

Un « système de coordination à grande échelle »

 

Ulysse Lojkine met en lumière la structure de coordination capitaliste : « En même temps qu’elle organise l’exploitation, la structure du capitalisme tient ensemble ceux qui y participent d’une manière relativement cohérente malgré leur dispersion. (...) Le capitalisme lui-même peut ainsi être conçu comme un système de coordination, l’emboîtement cohérent à plusieurs échelles de formes spécifiques de coordination  ». Le philosophe interroge la notion de pouvoir économique en s’appuyant sur la théorie marxiste comme sur les thèses du théoricien ordolibéral Walter Eucken (1891-1950) et introduit le concept de « densité de pouvoir ».

Comme aurait dit Monsieur de La Palice (1470-1525) en son temps, le pouvoir économique de chaque individu est proportionnel à sa richesse : « La mécanique fondamentale de l’appropriation du travail d’autrui repose sur la propriété privée lucrative  ».

L’exploitation capitaliste prend sa source dans l’inégalité de la répartition des ressources et se diffuse insidieusement sur une dynamique d’accaparement à tombeau ouvert et par une gestion à grande échelle de la dispersion, « c’est-à-dire la coordination impersonnelle des intérêts particuliers des individus et des collectifs ». Sans oublier la coordination algorithmique d’un capitalisme numérique au coût écologique impayable pour les "générations futures"...

Le travail est subordonné aux exigences des capitalistes, à travers une chaîne de commandement complexe : « Le capitalisme se caractérise par la dispersion de ses participants, et c’est cette dispersion qui explique l’invisibilité des rapports d’exploitation  ».

La sous-traitance dans l’industrie textile révèle des relations de pouvoir marquées par une domination structurelle. Ainsi, Zara (filiale du groupe Inditex), impose ses conditions drastiques aux sous-traitants, en exerçant une pression économique à travers une gestion de prix de transfert – tant pis pour la chimère d’un « marché libre », d’une « concurrence libre et non faussée » ou d’une égalité contractuelle rêvée...

Les multinationales exercent un pouvoir bien au-delà des relations marchandes ordinaires. La notion de « consentement » dans les mécanismes d’exploitation est interrogée de même : qui a donné son consentement pour que l’économie des « pays riches » entre dans un « modèle de développement » non soutenable, reposant sur le pillage des ressources des pays pauvres et sur la dévastation de l’environnement par des choix technologiques écocidaires, aussi discutables que non discutés ?

Ulysse Lojkine précise que « l’exploitation rentière », reposant sur l’appropriation des rentes, et « l’exploitation commerciale », fondée sur le contrôle des processus de production et d’échange, vont de pair et plaide pour une "régulation" de ces formes d’exploitation ( renforcement des droits sociaux, indexation des salaires, extension des droits du travail, etc.) - il est permis de rêver ou d'invoquer des termes vidés de leur substance... Il établit un parallèle entre le salariat et les régimes autoritaires. Si le travailleur est subordonné à une hiérarchie complexe (du supérieur immédiat jusqu’au management d’une entreprise cotée en Bourse), les contraintes subies dans un système de surveillance et de « sanctions » évoquent des mécanismes de domination autoritaire. Il en appelle à « construire une classe au sens d’un front social capable d’agir sur l’Etat, et à travers lui sur l’ordre économique  ». Si le diagnostic d’un capitalisme rentier et prédateur est avéré, son hubris de croissance de « profits » et d’illimitation relevant d’une « idéologie de cellule cancéreuse » (Edward Abbey) n’en poursuit pas moins son entreprise d’annihilation de la capacité humaine à contrôler l’avenir et de destruction systémique de toute réalité humaine.

Ulysse Lojkine, Le fil invisible du capitalisme – déchiffrer les mécanismes de l’exploitation, La Découverte, 256 pages, 21 euros.


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5 réactions à cet article    


  • Spartacus Lequidam Spartacus Lequidam 23 juin 09:48

    Pour qui travaille vraiment l’ouvrière du Bangladesh, la femme de ménage d’une chaîne hôtelière côtée en Bourse ou la caissière d’un groupe de la grande distribution ? 


    Elles travailent pour un revenu mensuel et se mettent en dépendance éviter le risque individuel.

    L’ouvrière du Bengladesh sait parfaitement sa condition dans l’usine. Mais elle préfère y aller que de vivre encore pire da sune utopie à la campagne en dépendance du cyclone ou du travail encore plus dir dans sa famille d’origine a la fermer.


    Qui est « responsable » des dévastations environnementales ou des catastrophes industrielles ?

    Selon l’expérience de Tanaland  : les planificateurs se prennent pour des dieux

    L’expérience Tanaland montre qu’on sabote les systèmes complexes avec des biais débiles : pensée à court terme, mépris des rétroactions, ego surdimensionné.

    Les catastrophes envoironnementales sont multifactorielles.

    Les états socialistes ont créé les pires par leur puissance centralisée. La mer d’Arral, Tchernobill ; les pluies acides dans les pays de l’Estou la catastrophe des 3 gorges en Chine.

    Pour qui sont mort les victmes de ces catastrphes ? A cause des adeptes des planifications communiste qui se prennent pour des dieux et ne comprenent rien.


    • chapoutier 23 juin 10:02

      @Spartacus Lequidam
      j’ai voté positivement pour ton « papier » en modé.
      rien que pour avoir la chance de t’écrire :


      quel bonheur de voir un débile ne pas être de gauche !puisque ton article s’intitule : quel bonheur de ne pas être de gauche.

    • lephénix lephénix 23 juin 11:04

      @Spartacus Lequidam
      « capitalisme » et « communisme » sont les deux faces de la même fausse monnaie de singe, l’autre nom de la prédation sans foi ni loi à tombeau ouvert... comme il n’y a pas de « capitalisme populaire » ni paradis autre que fiscaux mais que des gros joueurs qui prétendent transformer la planète en monopoly pour leur seul « profit », on ne peut que constater l’effacement des avancées humaines rêvées, promises ou acquises à commencer par le rêve de la « redistribution » dévoyé en « revenu de base » numérisé, ça commence au très joyeux XXIe siècle.


    • Jason Jason 23 juin 10:47

      Tout cela est très bien vu et nous ouvre les yeux sur « ce qui se passe ». J’ajouterai cependant les écrits concernant les injustices structurelles qui n’attirent que très peu l’attention :


      https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/esprit-de-justice/les-injustices-structurelles-9067716


      Pour remonter un peu plus à la racine de tout ça il faudrait examiner les mécanismes du commerce, pratique vieille de plusieurs millénaires, acceptée partout dans le monde, et qui consiste à détourner à l’avantage de l’intermédiaire du commerce une partie des ressources des acheteurs. Tout ça marche très mal et a dégénéré depuis quelques siècles. On est alors face à un dilemme : interventionnisme ou pas. On pourrait dire alors que les démocraties, vocable qui masque la prédation généralisée, ne sont pas compatibles avec le commerce, tel qu’il s’exerce aujourd’hui.


      Pour ce qui est de « construire une classe au sens d’un front social capable d’agir sur l’Etat », cela n’est pas nécessaire, car il existe deux classes, et seulement deux, les exploiteurs et les exploités. Tout le reste n’est que littérature sociologique et discours politique, littérature, discours pléthoriques qui créent une sorte d’aérosol soporifique (un « opium du peuple ») qui affecte les multitudes.


      • lephénix lephénix 23 juin 10:56

        @Jason
        merci, on ne saurait mieux résumer « le sujet »., alors que des milliards d’individus sont en train de basculer hors de toute protection ’étatique« .. les données historiques manquent sur le »doux commerce« , cache-sexe de la prédation généralisée, peut-être faudrait-il remonter aux Phéniciens, et encore... et interpeller la notion de »propriété« plus que jamais avant qu’elle ne s’évapore pour ceux appelés à ne plus rien »avoir« et présumés en être »heureux"...

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