La prospective de l’hypermarché est noire
Carrefour est encore secoué par des changements d’homme. Cela pourrait être anecdotique si ce n’était l’un des signaux faibles d’un malaise profond de la distribution. Faut-il s’en réjouir ? Surtout pas !
Ce jeudi 15 février 2007, Carrefour baisse en bourse après une hausse artificielle créée par son Luc Vandevelde, président du conseil de surveillance du holding familial, premier actionnaire de Carrefour avec 13% des actions, 20% des droits de vote, qui avait acheté le 13 février pour 10 millions d’euros d’actions Carrefour. Le soir-même il était débarqué. Peu importe le détail des causes, mais le fait est là.
Pourquoi ce mouvement d’inquiétude sur un cours de bourse ?
Ces derniers jours, l’assureur Euler révélait la chute violente des marges de la distribution. Sur 4 000 bilans analysés, la marge moyenne de 2.7% en 2004 est passée à 1.6% en 2006. Rien ne laisse prévoir une reconstruction des marges des hypermarchés. D’une part la source de marge pourrait être le non-alimentaire qui est devenu un point faible des hypermarchés qui perdent régulièrement des parts de marché. D’autre part le chiffre d’affaires global des hypermarchés stagne - donc le volume d’activité augmente car les prix de vente baissent - alors que les marges dégagées sur les marques nationales de produits alimentaires baissent et les marques de distributeur prennent des parts de marché de plus en plus conséquentes sans compenser le volume de marge perdu. En somme : plus d’activités pour une marge qui baisse. Le futur de Carrefour, Auchan, Cora, Leclerc, etc. est noir.
Ces derniers jours aussi - le 13 février, l’Ilec, L’Institut de liaisons et d’études des industries de consommation, faisait le point d’un an d’application de la loi Dutreil .L’un des objectifs de cette loi était de stopper les effets désastreux de la loi Galland qui de manière louable avait interdit les ventes à perte de la distribution mais avait favorisé par effet pervers ce que l’on a convenu d’appeler les marges arrière et que d’autres appellent le racket de la distribution sur l’industrie : « tu me vends 100 le produit, mais tu me donnes 37 ». L’Ilec a constaté pour 2006 « une quasi-stabilité du prix de cession des fournisseurs et une forte augmentation des marges arrière ». En huit ans, les marges arrière ont grimpé de 15% par an pour atteindre 37.3% en 2006. En gros, les grandes marques vendues en France sont les moins chères d’Europe. Il suffit pour s’en convaincre de noter que Danone, L’Oréal , Pernod-Ricard et d’autres ne donnent plus le détail France de leurs ventes mais l’englobent en « Europe ».
Ces deux signaux faibles en quelques jours sont significatifs du grand malaise de la distribution en France. Et l’expression « grand malaise » est un doux euphémisme.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
- les hypermarchés sont sur la pente descendante : ils préservent leur chiffre d’affaires en compensant la guerre des prix par la hausse des volumes. Mais cela n’a qu’un temps car la hausse des volumes de ventes a une limite. Il va y avoir des ardoises !
- les grandes marques se désintéressent de la France - et de nombreux pays européens - pour gagner leur vie ailleurs. D’ailleurs, Nestlé a vendu ses yaourts sans que personne ne dise rien. Dans quelques années, quitter la France, pour une grande marque, ne sera plus un risque économique, encore moins un risque financier, bien au contraire.
- le consommateur n’est pas plus heureux parce que son budget alimentaire baisse de toute manière (30% en 1965, 15% en 2006) et cette guerre des prix rejaillit sur son comportement. La chasse aux prix bas est un sport, est-elle une satisfaction ?
Peut-on s’en réjouir ?
Non.
Toute entreprise doit être saine et le fait que les hypermarchés soient tirés vers le bas n’est pas une bonne chose. Il y a des faillites de supermarchés (34 en 2006), c’est un très mauvais signe. Si cette guerre des prix ne s’arrête pas bientôt, il y a fort à parier que les cadavres auront une mauvaise odeur pour toute la profession : personne ne sera gagnant. Si certains vont baisser en bourse (cela se voit), d’autres vont payer moins d’ISF (cela ne se voit pas).
Les hypermarchés font-ils tout pour s’en sortir ?
Non.
Et c’est le paradoxe !
Alors qu’ils ont refondu leurs marques de distributeur pendant deux ans, de fond en comble, aucune étude n’a développé le constat que le consommateur exigeait sa marque d’enseigne comme produit si ce n’est pour son prix. Nous sommes restés dans des produits d’enseigne tirés vers le bas, vers la qualité la plus médiocre, sans recherche d’originalité sur la globalité de la marque d’enseigne. Les quelques essais de marque de distributeur de qualité sont insignifiants en part de marché (1% des ventes environ contre 27 à 28% de part de marché global des MDD). En France, les produits à marque d’enseigne restent des produits de pauvres. En Angleterre, ce sont des produits que l’on recherche et l’on choisit une enseigne pour son image !
Non aussi, parce que toutes les transformations de concepts se sont tournées vers la réduction des coûts et non l’augmentation des services. Or, réduire les coûts, c’est souvent réduire le personnel, d’où le développement du prêt-à-vendre, ces cartons que l’on pose sur des étagères et que l’on ouvre. Certes, ce n’est pas une erreur de faire revenir l’hypermarché à ses fondamentaux (tout sous le même toit au prix le plus bas), mais entre la création de cette revendication et aujourd’hui, les hypermarchés ont pris des mètres carrés de surface de vente (12 000 m² en moyenne) et ont pris des références (jusqu’à 10 ou 15 référence par m², donc jusque 200 ou 300 000 références).
Quelles solutions ?
En mars dernier, j’avais écrit un texte sous le titre « Il faut sauver le soldat hyper ». J’y proposais quatre solutions de transformation de l’hypermarché pour qu’il retrouve sa raison d’être en partant du fait que la loi d’ouverture de nouvelles surfaces l’avait protégé de la concurrence et que donc sa protection tenait en l’augmentation régulière de sa surface : plus il est grand, plus il empêche la concurrence de s’installer ou augmente son « ticket d’entrée ».
Il faut donc revoir le positionnement de l’hypermarché dans des formats qui peuvent varier d’un lieu à l’autre, d’une ville à l’autre.
Mais il faut aussi se battre pour une véritable identité de l’enseigne.
On a bien vu avec l’introduction de la publicité à la télévision, qu’aucune enseigne n’a fidélisé sur un message. Même E.Leclerc, qui a sans doute le plus de contenu, en est à sa 3e vague. Comme d’ailleurs E. Leclerc en est à son 3e site Internet comparateur de prix. Bien sûr, le chiffre d’affaires est le premier critère de réussite d’un commerçant, mais la fidélité des consommateurs en est un autre et elle se construit sur autre chose que la guerre des prix ou les tickets de caisse à réduction de prix en cascade. Et c’est sur ce point, de construction d’image, que l’hypermarché construira son avenir.
Je reprends ma conclusion de mars dernier qui est toujours d’actualité grâce à l’errance des hypermarchés.
Les enseignes testent aujourd’hui des solutions sympathiques mais anecdotiques : X express, Y MDD, Z qui changent l’enseigne en créant d’autres formats. Or, il y a urgence dans le format principal, le format roi. Prisonnières de leurs surfaces de vente, elles n’osent se remettre véritablement en cause.
Les hypermarchés sont enfermés derrière un double mur de verre : le prix de vente, dont elles sont persuadées que le consommateur en fait son unique ou principal critère d’achat, et la surface de vente dont elles sont persuadées que, plus elle est vaste et plus on y aligne de produits, plus on réalise de marge. Cela fait 15 ans que ces deux murs de verre auraient dû sauter !
Ma conclusion n’est plus « Il faut sauver le soldat hyper », mais :
« l’hyper doit sauver le consommateur qui est aussi un citoyen »
Philippe Cahen
Créateur conseil en prospective
25 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON