Le choc et l’engrenage
C’est le « casse du siècle ». Le droit des « plus forts » asséné au plus grand nombre avec son cortège de triples peines, de "dommages colatéraux" et d'"externalités négatives"... Depuis quatre décennies, les peuples et les Etats sont broyés par un engrenage fou qui dévaste leur écosystème et anéantit toute perspective d’avenir commun... Jean-Luc Gréau approfondit sa critique d’une « expérience néolibérale » définie comme une forme d’accumulation sans finalité, sous le contrôle d’une bureaucratie financière qui a pris le pouvoir à la faveur de la crise de l’économie keynesienne.
Quel est ce déni d’avenir qui s’insinue dans un modèle socio-économique en perdition où l’on se tue à... juste tenter de survivre ? Qu’est-ce donc qu’une société qui ne reconnaît plus d’autre « valeur » que la « survie » en mode techno-zombifiée ? Voilà le rageur et provocateur « No future ! » d’antan vécu désormais en constat clinique et résigné : « On n’en sortira jamais ! ». Chaque existence, réduite à la condition de « ressource productive » (ou non...) à obsolescence accélérée ou de « variable d’ajustement », éprouve ce sentiment diffus de précarité et de violence sociale au seuil d’une tragédie sans cesse rejouée au quotidien, celle du terrifiant mépris de l’homme pour l’homme.
Ce mépris abyssal est désigné par une abondante production éditoriale par le terme de « néolibéralisme ». De quoi s’agit-il ? D’une « expérience » engagée dans les années 1980 qui inscrit l’espèce présumée humaine dans un « nouveau schéma de prédation par le biais d’une compétition mondiale qui inclut le coût du travail, au sens le plus large, dans l’énoncé du problème de la concurrence »... Dit autrement, d’une mise en danger de tous par un mode de « gouvernance » pathogène diamétralement opposé à « l’intérêt général » - une "gouvernance" aux coûts sociaux et environnementaux hallucinants...
Une bifurcation anthropologique
Le « néolibéralisme » peut être saisi tout à la fois comme un art de gouverner fondé sur la « création de valeur » pour l’actionnaire et un monstre anthropologique qui fait couler beaucoup d’encre et de sang – à défaut de faire « ruisseler » les richesses du haut vers le bas...
Cette « expérience » a fait basculer le centre de gravité de l’économie-monde par nombre de contre-réformes intégristes travesties en « nécessaires réformes dont notre pays a besoin » : démantèlement de l’Etat-providence, casse des services publics, privatisations, dérégulation, « rigueur » et précarisation généralisée, etc. La « financiarisation » est devenue le passage obligé de l’économie et de la vie publique : « c’est à partir d’une position d’extériorité à la sphère productive que les financiers se sont dotés du levier qui leur a permis d’ébranler la planète ». Aux fondamentaux d’une finalité humaine mise à mal s’opposent les impératifs de l’accumulation de capital comptable dans les bilans des « grands agents financiers » selon ce modèle de « gouvernance » qui traduit l’ensemble des activités productives marchandes et non marchandes en valeurs financières.
Ainsi, rappelle Jean-Luc Gréau, voilà un « actionnariat prédateur, érigé sur une propriété fictive » désormais « installé en position prééminente dans le nouveau monde économique ». L’auteur du Capitalisme malade de sa finance (1998) précise que « ces grands actionnaires du marché n’exercent qu’un seul des attributs de la propriété, l’abusus », et ce « dans le déni des contraintes et responsabilités liées à la propriété »...
Car enfin, le « saut néolibéral s’est effectué par une remise en question de deux des créations maîtresses de l’Occident à partir des Temps modernes : l’Etat-nation en Europe continentale et la propriété nominative dans l’espace anglais et américain »... Ce qui compte, c’est moins la propriété effective d’un « argent » bien réel que la maîtrise de la gestion des flux d’investissements stratégiques... Ce mode de « gouvernance » est fort simple à appréhender : « Tandis que les entreprises sont tenues par les actionnaires de marché, les Etats sont tenus par les banques (...) La corporation bancaire a poussé ses avantages de deux manières, en interdisant aux Etats de faire appel à l’épargne publique, les rendant ainsi entièrement dépendants de son bon vouloir et en leur interdisant d’encadrer leurs pratiques par une réglementation déterminée. De là procède cette impunité sans précédent dans l’Histoire à la faveur de laquelle les banques ont pu développer leurs innovations toxiques. »
Au nombre de ces « innovations » qu’une phynance créative a allègrement transformé en « armes de destruction massive », les épargnants auront certainement identifié les produits dérivés, la « titrisation » ou les stock-options – autant de termes désormais familiers depuis les « événements de crédit » de 2008...
Justement, interroge Jean-Luc Gréau, « si la crise de 2008 n’était pas un accident ? Si elle était l’infarctus financier qui révélait la nécrose du tissu économique et social sous l’effet de la globalisation ? »
Depuis, épargnants et productifs comme « sans emploi » se sont accoutumés à vivre dans une condition de « crise pérenne » voire de pérenne urgence après avoir sacrifié leurs libertés et leur sécurité à la « création de valeur sur les marchés financiers » - en attendant d’y sacrifier leurs avoirs voire leurs vies dévastées...
Le dits marchés « disposent d’un pouvoir de destruction massive des Etats et de leurs économies » jamais vue dans l’histoire des « civilisations ». Techniquement, ça marche comment ? Par l’expansion du crédit, soutenu par la création monétaire – le crédit illimité « mène le train financier de l’expérience néolibérale ». Cette expansion s’appuie sur les ressources, « sans limite assignées, d’un système né de la symbiose des banques commerciales et centrales qui bouleverse l’énoncé du problème financier ». Ainsi, la création monétaire par le crédit « couvre les impasses budgétaires » mais elle n’a rien d’une manne universelle profitable à tous... La science n’a-t-elle pas amplement prouvé qu’il est impossible d’édifier un château de cartes de plus de quatorze étages ? Ce tsunami de monnaie crédit ainsi octroyée se soldera-t-il par une prise en gage des biens de tous ?
Ensuite, « la baisse inouïe des taux d’intérêt détruit le rendement qui pourrait être proposé aux épargnants ». Ceux-ci se retrouvent laminés en combustibles bon marché pour faire tenir encore (un peu, si peu...) ce système fou, destructeur de tous les acquis et de tous les fondamentaux. Si « le capital » produisait vraiment, constate Jean-Luc Gréau, « son action tendrait à satisfaire les besoins humains au lieu de viser aveuglément à s’accumuler jour après jour »... Or, le système s’est éloigné de tout intérêt collectif comme de toute rationalité individuelle – il est parfaitement étranger à toute logique de préservation d’un patrimoine commun à l’humanité. Pour en juger rien qu’un peu, il suffirait de considérer la « rémunération en-dehors du marché du travail des oligarques de l’ère néolibérale en rupture du lien avec l’utilité économique »...
L’ « expérience néolibérale » constitue bel et bien une « rétrogradation vers le régime de la prédation » dont nous étions précisément sortis « dans le contexte du capitalisme inscrit dans l’espace politique de l’Etat-nation ». La faute à la « globalisation » ? Précisément, « la trajectoire européenne épouse celle de la globalisation » et « l’Europe institutionnelle prend à contre-pied l’Europe historique »...
Le moyen d’en sortir ? Pour l’auteur, « la priorité des priorités consiste à couper les ailes de la bureaucratie financière qui a pris en otage les Etats et les entreprises » - et de démanteler l’euro... « Secouer le joug » apparaît comme le premier devoir humain fondamental. La récente redéfinition accélérée de la vie en société sur la bande d’arrêt d’urgence a mis en lumière « l’utilité commune » des « héros » ultraflexibles du travail « ubérisé ». Donnera-t-elle le coup d’arrêt à une mondialisation néolibérale captatrice des ressources collectives ? Aura-t-elle suscité une libération des énergies et des imaginaires propice à l’éclosion d’une véritable « sécurité humaine » et aux véritables « besoins sociaux » qui vont avec ?
Pour l’auteur de La Trahison des économistes (2008), l’actuelle tentative proclamée de « rapprocher la production de la demande, objectivement fondée du double point de vue économique et écologique, met en question l’ensemble de l’expérience néolibérale et fait tomber de leur piédestaux les économistes, les politiques et les journalistes qui l’ont voulue et protégée »...
Pour l’heure, cette sphère-là met en scène la transplantation de nouvelles populations dans des sociétés nationales aux capacités de charge mises à rude épreuve, ouvrant ainsi un « nouveau chapitre de l’expérience néolibérale » dont Jean-Luc Gréau nous invite à considérer le mécanisme global derrière les sociétés-écrans... Pour quels bénéficiaires finaux ou quelle espèce « postmoderne » fonctionne cette mécanique-là ? Dans le « nouveau monde » jailli des décombres des Etats-nation, sera-t-il possible encore de préférer les ressources d’une intelligence humaine théoriquement sans limites aux mirages d’une expansion de crédit illimité dévoreuse d’avenir ?
Jean-Luc Gréau, Le Secret néolibéral, Gallimard, 156 p., 15 €
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