« Libérer la croissance » ? Belle idée, mais il eût fallu plus de liberté de pensée
Étrange mélange que ce rapport Attali : d’un côté une vision claire du XXIe siècle et des priorités (éducation, entrepreneuriat, écologie...) ; de l’autre, des tombereaux de solutions qui auraient été de grande portée au début des années 70. Certaines, bien sûr, restent pertinentes...
Il y a du bon, bien sûr, j’y reviens plus loin.
Mais il n’y a presque rien sur la nouvelle économie de la gratuité ; il n’y a presque rien pour dénoyauter le système technocratique d’État qui bloque le pays (le président de la commission a un point commun avec ses deux rapporteurs : ils sont énarques). Rien ou presque, sur la mondialisation comme flux d’échanges immatériels. Rien sur les capacités politiques du citoyen, malgré des incantations : dans ce rapport, c’est le préfet qui fait tout, qui au nom de l’intérêt général sauve toutes les situations.
Et il y a en revanche des pages de lavasse lobbystique, comme le stupéfiant pensum contre le principe de précaution.
Parmi les 44 membres de la commission, à voir leurs photos, j’ai l’impression n’y a pas un moins de 40 ans, pas un étranger de pays pauvre ou émergent, peut-être pas un autodidacte, guère plus d’un ou deux provinciaux, et je crois, zéro personne du monde de la culture et du sport, pas loin de zéro militant associatif - le "milieu associatif" est représenté, mais à travers des lobbies, disons poliment des fédérations.
Qu’est-ce que ça pouvait donner, comme libération ?
Car c’est le meilleur du rapport - son titre.
"Libérer" la croissance, ce n’est pas aller la chercher avec les doigts, c’est donner aux Français, qui ne demandent pas mieux, la possibilité d’entreprendre.
Au début des années 80, feu le président Sankara invitait déjà son pays aussi talentueux que corseté de conservatismes à libérer son "génie créateur". Il procédait de façon dictatoriale, tout se décidait de son palais. La libération est venue ensuite, sous son successeur.
Jacques Attali raconte très bien, non dans le rapport, mais sur son blog, les "créateurs, entrepreneurs, chercheurs, animateurs sociaux et éducatifs" confrontés à "l’extraordinaire morgue des élites anciennes (détenteurs de rentes, petites ou grandes), accaparant une part immense des richesses produites, vautrées sur leurs privilèges, sachant parfaitement les défendre, sans même chercher à en justifier le maintien par un quelconque simulacre de modernisation."
Cette capacité de création pour le monde, dans un environnement européen qui permet l’innovation, c’est bien l’atout majeur de notre pays dans la mondialisation, lisons le rapport :
"La France dispose d’atouts exceptionnels pour attirer à elle les bénéfices de ce mouvement [de croissance] mondial ... : la natalité la plus élevée d’Europe, un système d’éducation et de santé de haut niveau, des infrastructures modernes, des entreprises créatives, une vie intellectuelle et associative dynamique. Elle est la première destination touristique de la planète, le deuxième exportateur au monde de produits agricoles et agroalimentaires, le quatrième fournisseur de services...
Enfin, le pays a la chance d’appartenir à un continent aux richesses immenses, dont la paix, l’harmonie et la stabilité sont garanties par l’Union européenne... et par l’euro, qui devient, grâce à sa stabilité, une monnaie de réserve mondiale."
Une stratégie gagnante serait de valoriser ces atouts.
Mais nulle part le rapport ne semble le faire. Il suit plutôt ce qui est, dans tout groupe de travail, la ligne de plus grande pente : lutter contre les points faibles. Stratégie dont les résultats sont presque toujours décevants.
Certes, ces points faibles sont bien identifiés :
"N’ayant pas abandonné un modèle hérité de l’après-guerre, alors efficace, mais devenu inadapté, la France reste très largement une société de connivence et de privilèges. L’État réglemente toujours dans les moindres détails l’ensemble des domaines de la société civile, vidant ainsi le dialogue social de son contenu, entravant la concurrence, favorisant le corporatisme et la défiance. Alors que notre époque requiert du travail en réseau, de l’initiative et de la confiance, tout se décide encore d’en haut, tout est contrôlé dans un climat de méfiance générale.
Les dépenses publiques françaises sont les plus élevées de tous les pays de l’OCDE et augmentent encore plus vite que la production. ... Si rien n’est fait, la dette publique représentera 80 % du PIB en 2012 et 130 % en 2020... si le pays ne réagit pas fort et vite pour un retour à une croissance durable, les enfants d’aujourd’hui vivront beaucoup moins bien que leurs parents.
[En attendant,] la rente est triomphante : dans les fortunes foncières, dans la collusion des privilégiés, dans le recrutement des élites...
Le chômage des jeunes, scandale absolu, constitue la preuve de la faillite d’un modèle social."
Le rapport propose ensuite six grandes orientations.
Les deux premières me plaisent. Les quatre autres me donnent un peu de souci.
* ... "Mettre en place une véritable économie de la connaissance, développant le savoir de tous, de l’informatique au travail en équipe, du français à l’anglais, du primaire au supérieur, de la crèche à la recherche."
* ... "Faciliter la concurrence, la création et la croissance des entreprises, par la mise en place de moyens modernes de financement, la réduction du coût du travail et la simplification des règles de l’emploi."
* ... "Favoriser l’épanouissement de nouveaux secteurs-clés, dont le développement contribuera à celui de tous les autres : le numérique, la santé, la biotechnologie, les industries de l’environnement, les services à la personne et bien d’autres."
- Ce point me semble faible. On comprend mal où est l’effet d’entraînement, ce n’est pas étayé par l’analyse précédente (pp. 70-71, deux pages sont consacrées à démontrer que le secteur santé a un tel effet, mais ne sont pas du tout probantes). On risque de retomber dans la subventionnite.
* "Se doter, grâce aux financements du secteur privé, de grandes infrastructures portuaires, aéronautiques et financières [pour] devenir une plaque tournante des échanges en Europe."
- Autre point assez faible. La stratégie "logistique" date des années 70-80. Est-elle gagnante au XXIe siècle ? Être au centre du monde, oui, mais est-ce que pour la France, cela passe prioritairement par les containers ?
* ... "Créer les conditions d’une mobilité sociale, géographique et concurrentielle. ... Permettre à chacun de travailler mieux et plus, de changer plus facilement d’emploi, en toute sécurité. Nécessaire aussi d’ouvrir le pays aux idées et aux hommes venus d’ailleurs."
- La clé quasi unique de la flexi-sécurité de l’emploi, c’est la baisse du chômage. Encourager l’immigration ne va pas à court terme dans ce sens.
* "Pour mener à bien ces réformes, l’État et les autres collectivités publiques doivent être très largement réformés. Il faudra réduire leur part dans la richesse commune, ... évaluer systématiquement toute décision, a priori et a posteriori."
- Hors la référence à la dette publique, on n’a pas expliqué pourquoi les collectivités seraient par essence moins efficaces. Voir le cas répété de la distribution d’eau : l’oligopole privé de l’eau est manifestement, aujourd’hui, moins efficace que les collectivités.
20 "décisions fondamentales"
Enfin, le rapport met en avant "20 décisions fondamentales". Les voici vite fait avec mon avis dessus ; j’ai aussi écrit, tout aussi vite fait, mon avis sur les 300 et quelques autres (ici en PDF).
Préparer la jeunesse à l’économie du savoir et de la prise de risque
* 1. Se donner les moyens pour que tout élève maîtrise avant la fin de la sixième le français, la lecture, l’écriture, le calcul, le travail de groupe, l’anglais et l’informatique.
- Ça fait plaisir ! À part le terme, inquiétant d’irresponsabilité, "se donner les moyens", comme si on pouvait se faire gratuitement des cadeaux à soi-même.
* 2. Constituer dix grands pôles d’enseignement supérieur et de recherche...
- Le chiffre a peu de sens, mais le rapport rejoint là l’analyse de Daniel Cohen sur le rôle central de l’université dans l’économie nouvelle (un rôle qui ressemble à celui de l’usine taylorienne dans l’économie industrielle). Une société réunit si elle sait conjuguer les capacités créatives de la façon la plus efficace possible.
Participer pleinement à la croissance mondiale et devenir champion de la nouvelle croissance
* 3. Redonner à la France tous les moyens (dont ceux de la recherche) pour prendre une place de premier rang dans les secteurs de l’avenir : numérique, santé, énergies renouvelables, tourisme, biotechnologie, nanotechnologie, neurosciences.
- Comme pour le 1 : quels sont les moyens de "libérer" ? Ils ne consistent sans doute pas à "donner".
* 4. Mettre en chantier dix Ecopolis, villes et quartiers d’au moins 50 000 habitants
- Pitoyable gosplanisme sixties, quand "éco", "durable" devraient signifier "à taille humaine", appropriables par les citoyens.
* 5. Très haut débit pour tous
* 6. Infrastructures (ports, aéroports et place financière) et... logement social.
- Là encore, la planification macro, top-down, semble se substituer à la "libération" bottom-up, micro.
Améliorer la compétitivité des entreprises françaises, en particulier des PME
* 7. Réduire les délais de paiement des PME par l’État et par les grandes entreprises à un mois à compter de la livraison et à dix jours pour la TVA, et instituer un statut fiscal simplifié pour les entreprises qui réalisent moins de 100 000 euros de chiffre d’affaires par an.
- Voilà qui a déjà été décidé, à peu près en ces termes, à diverses occasions et de diverses façons. Mais quelles sont les conditions de rapports de force, pour que ce que la loi dit se réalise ? Là est le problème.
* 8. Créer par redéploiement une agence guidant ... les TPE/PME de moins de 20 salariés dans leurs démarches administratives, en leur adressant des réponses engageant l’ensemble des administrations.
- L’idée d’une "Small Business Administration" façon Etats-Unis me semble juste. Mais aucune de ces deux décisions ne touche le cœur de l’activité des PME, seulement la marge, qu’est leur relation avec l’administration et les "gros". C’est un grand classique franco-français. Les vraies clés du développement de l’entrepreneuriat seraient, je pense, dans l’accompagnement/conseil des gens qui ont l’idée d’entreprendre (conseil professionnel, pas administratif), et dans une aide de qualité professionnelle à l’embauche (trouver la personne avec le profil comportemental correspondant le mieux à un fonctionnement d’entreprise...) comme l’ont montré les travaux de Jean-François Amadieu.
Construire une société de plein-emploi
* 9. Renvoyer l’essentiel des décisions sociales à la négociation en modernisant les règles de représentativité et de financement des organisations syndicales et patronales.
- Certes. Mais préférer la négociation de grandes organisations, à la liberté et la responsabilité sur un marché du travail sain, est un peu étrange au vu de l’inspiration du rapport.
* 10. Mobiliser tous les acteurs pour l’emploi des jeunes et imposer à toutes les entreprises et collectivités publiques de présenter chaque année un bilan de la diversité par âge, par sexe et par origine.
- À peu près vide de sens et dénué de portée, au regard du besoin de "décisions fondamentales"...
* 11. Réduire le coût du travail pour toutes les entreprises en transférant une partie des cotisations sociales vers la Contribution sociale généralisée (CSG) et la TVA.
- Cela irait bien dans le sens de l’emploi (surtout le transfert vers la TVA), mais un transfert vers une éco-taxe aurait encore bien plus d’effet. La masse transférable vers l’éco-taxe a été évaluée à 2 points de PIB, soit l’équivalent de 5 points de TVA.
* 12. [Supprimer tous les obstacles au cumul emploi-retraite]
- Certes, mais la proposition du rapport me semble compliquée (je ne la détaille pas ici). Je préférerais la liberté de date de départ à la retraite, dans le cadre d’un système par points.
Supprimer les rentes, réduire les privilèges et favoriser les mobilités
* 13. Aider les commerçants et les fournisseurs indépendants à prendre part efficacement à la concurrence tout en restaurant complètement la liberté des prix et de l’installation de tous les acteurs de la distribution, de l’hôtellerie et du cinéma, dans le cadre des plans d’urbanisme.
- 3 choses et leur contraire ! Superbe ! Voilà au moins qui illustre les conflits de priorité sur ce sujet. C’est la fin qui est la plus juste, et, heureusement, le corps du rapport l’évoque aussi : le meilleur commerce est celui qui s’intègre bien dans une société locale, une ville, un espace rural. Il y a ici la piste d’un contrôle démocratique.
* 14. Ouvrir très largement les professions réglementées à la concurrence sans nuire à la qualité des services rendus.
- Certes. Donc, commencer par évaluer les services rendus.
* 15. Encourager la mobilité géographique (par la création d’une Bourse internet du logement social) et la mobilité internationale (notamment par une procédure souple de délivrance de visas aux étudiants, aux chercheurs, aux artistes et aux travailleurs étrangers, en particulier dans les secteurs en tension).
- La Bourse internet est sympa, mais le problème du logement social, outre la balkanisation des décisions d’attribution, ce sont les files d’attente, une Bourse n’est pas adaptée aux situations de file d’attente. Une Bourse sait gérer des niveaux de prix, non des rationnements à prix fixe. Cette Bourse risque de conduire à des sous-location à loyer majoré, sur le "dos" des bailleurs sociaux... La seule sortie de la crise du logement, à mon avis, est de passer les loyers HLM aux "prix du marché moins une subvention liée à la situation de la famille occupante". Ils seraient aussi ou plus subventionnés que maintenant pour les familles à bas revenus, et seraient à prix du marché pour les familles ayant des revenus similaires à ceux des locataires du secteur privé.
- Concernant la mobilité internationale : d’accord avec le rapport Attali, mais ! La priorité numéro 1, pour faire face au manque de demandeurs d’emploi, serait de comprendre et lever les raisons qui éloignent nos jeunes chômeurs de ces métiers "en tension", c’est-à-dire peu valorisés dans notre société. Sinon on se prépare une société explosive à l’américaine, avec une jeunesse native qui chôme, à côté d’une jeunesse immigrée qui sur-travaille sous-payée.
Créer de nouvelles sécurités à la mesure des instabilités croissantes
* 16. Considérer la formation de tous les chercheurs d’emploi comme une activité nécessitant rémunération sous forme d’un « contrat d’évolution ».
- Enième dénomination pour ce qui existe depuis Mathusalem. Le problème n’est pas la formation, c’est la mobilité, et pour cela la mise en relation avec le maximum de chances de succès, donc la qualité de l’embauche (Cf. supra).
* 17. Sécuriser la rupture amiable du contrat de travail.
- Cf. la décision récente des partenaires sociaux. Je la comprends, mais c’est un dévoiement de la logique d’assurance-chômage, la porte ouverte à des détournements massifs. Un contrepoids nécessaire serait le bonus-malus des cotisations Assedic de l’employeur. Le rapport Attali l’évoque quelque part.
Instaurer une nouvelle gouvernance au service de la croissance
* 18. Créer des agences pour les principaux services au public, et faire évaluer tout service public (école, université, hôpital, administration) par des organismes indépendants.
- La constitution d’agences est une bonne solution dans l’économie traditionnelle, quand le cahier des charges est parfaitement prévisible à l’avance et le coût aussi. Quand les missions peuvent évoluer, ce qui peut marcher, c’est le contrôle démocratique au plus près, assorti de la responsabilité du décideur public local. Exemple : faire de l’hôpital non une Agence d’État, mais un établissement public dont le déficit éventuel doit être garanti par sa collectivité de tutelle (région par exemple). Là, l’évaluation a une portée.
* 19. Renforcer les régions et les intercommunalités en faisant disparaître en dix ans l’échelon départemental.
- Confusion, hélas classique, entre toutes les "intercommunalités". En milieu rural, elles sont nécessaires pour que le décideur élu retrouve prise sur le service public (au lieu de n’être qu’un négociateur avec les DDE-DDA...) ; en milieu urbain, elles créent des surcoûts de fonctionnement, cachent la décision publique au citoyen, servent essentiellement de cagnottes aux notables. Or le rapport parle étrangement "d’agglomérations" pour désigner les futures intercommunalités...
Ne pas mettre le niveau de vie d’aujourd’hui à la charge des générations futures
* 20. Réduire dès 2008 la part des dépenses publiques dans le PIB. Cette réduction devra atteindre 1 % du PIB par an à partir de 2009, soit 20 milliards d’euros de réduction par rapport à la tendance par an pendant 5 ans.
L’échelle est pertinente, mais l’incohérence est totale par rapport aux autres "décisions fondamentales", dont aucune n’est chiffrée. 100 milliards d’euros, cela revient à licencier sans indemnité la totalité des agents de l’État, et il manquera encore une vingtaine de milliards - voire plus, car pendant ce temps, le coût des pensions aura augmenté.
En revanche, le rapport chiffre, je me demande comment, les impacts de ces réformes à fin 2012 : 1 point de croissance "potentielle" de plus, "Un taux d’encadrement dans le premier cycle de l’enseignement supérieur identique à celui des classes préparatoires", "Une dette publique réduite à 55 % du PIB" au lieu de "70 %" si la gestion actuelle continue...
"Avant de se lancer dans l’action, il ne faut pas que la main tremble... L’essentiel de ces réformes devront donc être engagées entre avril 2008 et juin 2009..."
Voilà ce qui s’appellerait signer un chèque en blanc...
Ce rapport laisse imaginer une grande baston entre passagers de notre Titanic. Où la technocratie rationalisatrice seventies voudrait jeter à la mer les rentiers privés parapublics thirties. Est-ce le meilleur moyen pour changer de cap ?
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