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Marché de l’art : là où les règles ne comptent plus

L’argent permet-il de s’affranchir du droit ? Une étude de l’univers si particulier du marché de l’art tendrait à renforcer cette impression. Les collectionneurs s’échangent des œuvres pour des dizaines, voire des centaines de millions de dollars, dans un cadre juridique parfois opaque. Les douanes et agences de lutte contre le blanchiment d’argent sont mis sciemment sur la touche par des professionnels qui ont intérêt à laisser dans l’ombre des pratiques lucratives et parfois en dehors du droit.

Le 5 juillet dernier, Tracfin, la cellule du ministère de l’Economie chargée de la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme publiait un rapport aux conclusions sans équivoque sur les professionnels du marché de l’art. Tracfin dénote le peu d’empressement de ces derniers à signaler des transactions opaques – qu’elles portent sur le montant, l’objet ou l’identité du vendeur.

Bad buzz et impossible traçabilité des oeuvres d'art

Les grandes maisons de ventes aux enchères aiment la publicité. Rien de mieux pour cela que des ventes records ou un événement hors du commun comme une œuvre qui s’autodétruit et prend encore de la valeur par la même occasion. Sauf que la supercherie de Banksy (l'auto-destruction du tableau « Girl with Balloon ») aura finalement desservi Sotheby’s, comme le note Courrier international, qui voit dans ce buzz « un effet, plus insidieux » à travers un accroissement des « pressions sur un système de ventes aux enchères déjà dans le collimateur ».

De Sotheby’s à Christie’s, les grandes maisons ont un savoir-faire réel pour aider à faire monter les prix et ainsi apparaître comme des lieux intrigants et opaques. En 2017, Christie’s procédait à une vente extraordinaire avec un tableau vendu pour la somme de 450 millions d’euros. L’acquéreur est jusqu’à ce jour resté inconnu, mais la rumeur a envoyé l’œuvre sur le mur du yacht du prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane.

Le plus curieux dans cette vente historique est à mettre au crédit de Christie's qui a laissé entendre dans sa présentation que ce tableau, le Salvator Mundi, était reconnu par les principaux experts de Léonard de Vinci comme une œuvre du génie italien. Or, Carmen Bambach, conservatrice en chef du Metropolitan Museum of Art de New York, affirme que l’œuvre en question a été réalisée non pas par de Vinci, mais son assistant, Giovanni Antonio Boltraffio. Une voix discordante – ce n’est pas la seule – qui a au mieux été mise sur la touche afin de faire affoler les enchères et de permettre à la maison de ventes d’engranger une très profitable commission.

Le marché de l’art est « notoirement opaque et non réglementé », pour reprendre les mots d’une autre New Yorkaise, Natasha Degen, professeure au Fashion Institute of Technology. Si les acquéreurs anonymes sont monnaie courante, il existe aussi des vendeurs anonymes, acceptés malgré tout par les plus grandes maisons. Cette pratique soulève de graves questions et fait dire à Tracfin que « l’implication des professionnels en matière de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme apparaît à la lumière des statistiques inversement proportionnelle à leur chiffre d'affaires ». Une manière diplomate de dire que plus les maisons de ventes ont pignon sur rue et brassent des millions, moins elles s’engagent contre un blanchiment d’argent qui n’est pas un phénomène marginal dans le monde de l’art.

Dans son précédent rapport, en date de 2017, Tracfin notait déjà le « trop faible nombre de déclarations de soupçons » émises par les professionnels. Des déclarations rendues obligatoires par la loi lorsque l’objet présenté ou son propriétaire semblent suspects. 67 de ces déclarations avaient été faites en 2017, et seulement 40 en 2018. Bref, les principaux acteurs ne jouent pas le jeu de la transparence et continuent de fermer les yeux. Ce qui fait dire à Tracfin, dans une lettre d’information de juin 2018, que « la participation des professionnels du secteur de l'art à la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme reste très limitée et que la culture de la conformité est difficilement intégrée dans les pratiques professionnelles du secteur ».

Ports francs, blanchiment d’argent et terrorisme

Cet état des lieux se vérifie plus que jamais avec l’existence de ports francs où 40 % des biens qui transiteraient dans ces "trous noirs" seraient d’ordre culturel, c’est-à-dire des œuvres d’art. Des zones opaques où règne en maître un marchand d’art suisse à la renommée internationale : Yves Bouvier, un milliardaire qui s’est occupé du port franc de Genève avant de jeter son dévolu sur ceux de Luxembourg et de Singapour. Un triptyque clair-obscur qui en fait une personnalité incontournable du secteur.

Ainsi, le nom de Bouvier est apparu aux yeux du grand public depuis ses déboires judiciaires et son arrestation à Monaco en 2015. Accusé d’escroquerie (pour un montant de plusieurs centaines de millions d’euros) par l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev, Yves Bouvier et ses activités viennent interroger les modalités du marché de l’art. L’homme d’affaires russe n’est pas le seul à reprocher à ce dernier ses pratiques puisque les justices suisse et singapourienne ont entamé des procédures à l’encontre du marchand d’art helvétique. Un homme qui avait vendu à Sotheby’s le chef d’œuvre Au lit : le baiser du peintre Toulouse-Lautrec sans révéler que son véritable propriétaire était Dmitri Rybolovlev.

Ce dernier accuse d'ailleurs Yves Bouvier, son ancien conseiller artistique, d'avoir effectué des marges d'un montant vertigineux sur les œuvres d’art qu’il lui procurait. D'après le Figaro, ce ne sont pas moins de 38 oeuvres d'art qui auraient permis à Yves Bouvier d'obtenir des commissions avoisinant 1 milliard d’euros. Dmitri Rybolovlev réclame aujourd'hui 380 millions de dollars à Sotheby's, qui aurait facilité ces transactions. Le mois dernier, le tribunal de district de Newmilliard York a d'ailleurs débouté le recours en annulation de la maison de vente aux enchères.

Autre problème de taille dans le secteur opaque du marché de l'art : la provenance des oeuvres d'arts. Depuis l’arrivée sur le devant de la scène de l’Etat islamique, un phénomène très peu contrôlé a explosé : le recel d’œuvres volées et pillées. En prenant racines en Syrie et en Irak, deux pays qui regorgent de trésors archéologiques, l’Etat islamique a fait feu de tout bois pour remplir ses caisses. C’est ainsi que les antiquités présentes dans les musées et sur les sites archéologiques ont été méthodiquement volées et vendues au plus offrant lorsqu’elles n’ont pas été tout simplement détruites. Environ 5 milliards de dollars auraient ainsi été récupérés par un Etat islamique en perpétuelle quête de financements. Le besoin était si pressant que les populations civiles étaient incitées à se saisir de pelles et pioches pour faire des trouvailles et vendre des artéfacts taxés à 20 % par l’EA.

Un groupe terroriste qui a probablement utilisé les ports francs pour convoyer et vendre loin des regards des antiquités illégalement acquises et qui ont notamment coûté la vie à un célèbre archéologue syrien, Khaled al-Asaad, lequel avait refusé de divulinsguer les lieux où sont ensevelies les antiquités cachées du site de Palmyre. Aujourd’hui, le monde de l’art a dépassé le stade de la délinquance en col blanc pour se lier parfois avec des entreprises terroristes ou en lien avec elles.

Cela a eu pour conséquence le renforcement des règles en France et au niveau européen. Mais l’impunité reste toujours aussi problématique dans ce secteur. Un changement salutaire sera long à mettre en place, à moins que les principaux acteurs ne soient attaqués directement là où cela fait mal : le portefeuille.


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5 réactions à cet article    


  • Arogavox Arogavox 25 juillet 2019 19:02

    Reprenons nos ’classiques" ! : cf https://en.wikipedia.org/wiki/Plutonomy

    Les analystes de Citigroup ont également utilisé le mot plutonomie pour décrire des économies « où la croissance économique est alimentée et en grande partie consommée par les riches. » 

    Dans trois rapports sur des clients Citigroup super riches publiés en 2005 et 2006, une équipe d’analystes de Citigroup ont développé leur thèse selon laquelle la part des très riches dans le revenu national des plutonomies était devenue si importante que ce qui se passe dans ces économies et dans leurs relations avec les autres économies ne peut plus être correctement compris par rapport au consommateur moyen :

    Les riches sont si riches que leur comportement - qu’il s’agisse d’une épargne négative ou d’une très faible consommation de pétrole en% de leur revenu - dépasse de loin celui du consommateur « moyen ».


    • Arogavox Arogavox 25 juillet 2019 19:29

      ... Autrement dit : le fond du malaise c’est que les hyper-riches en sont arrivés à se concocter une économie sur mesure à eux, par eux, pour leur univers à part ... éco-nomie qui n’est bien sûr pas celle de l’entendement ’commun’ !

        

        La vision classique des innocents larbins, c’est que la monnaie se « place » dans des « Entreprises » ou des « produits finassiers » ... mais à l’échelle des hyper-fortunes, le monde moderne est trop fluctuant et imprévisibles (malgré des prouesses et trésors d’astuces en statistique mathématique) pour des placements raisonnablement sûrs à long terme.
        
       Toute monnaie ne pouvant tenir que par une confiance largement partagée par les populations, et par une rareté réservée à certains ... rien de plus logique que les hyper-riches aient choisi les oeuvres d’art comme monnaie-refuge.
       Avec, cerise sur le gâteau pour quiconque prend le contôle d’une monnaie, l’avantage imparable de décider entre soi du taux de change de ce qu’on a soi-même décrété comme devant être adulé !

        

       La boucle est alors bouclée lorsque la naïveté des populations a été attestée par un laxisme impensable devant la provocation de faire adorer dans des musées « d’art contemporain » rien de moins que de la vraie et authentique merde.

      (en boîte de conserve, sous forme de « Cloaca », ... et pire !)


    • Arogavox Arogavox 25 juillet 2019 19:43

       Le comble auquel notre ’art contemporain’ est arrivé, c’est d’avoir définitivement fait gober cette foutaise comme étant la seule « subvertion » raisonnable de cette « société de consommation » établie et imposée par ceux-là mêmes qui en norment la subvertion !
       Très fortiche ’en haut’ (qui contrôle la banane par les deux bouts) ... et très ballots ’en bas’ : en même temps !


    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 25 juillet 2019 20:10

      @Arogavox

      Ça doit être la banane de Warhol sur l’album du Velvet underground.


    • Parrhesia Parrhesia 26 juillet 2019 09:09

      @Arogavox
      Excellent, Arogavox.
      Sans compter qu’outre le « pour quiconque prend le contrôle d’une monnaie… », nous pourrions ajouter pour quiconque prend le  contrôle d’itinéraires sécurisés.
      Cette « facilité » est évidemment favorisée par la suppression des frontières, donc par la suppression des contrôles douaniers, matériels, qualitatifs, de circuits financiers, de certification d’origine, Etc. Etc...
      Très bonne journée à vous !!!

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