Prix Nobel d’économie contre dogme néolibéral
L’arbre conservateur américain, caricatural et simpliste, cache une forêt de pensées bien plus diverses, intéressantes et prolifiques. Les Français ont tendance à l’oublier. L’attribution du prix Nobel d’économie à Edmund Phelps vient opportunément nous rappeler qu’outre-Atlantique, « la pensée unique » en économie n’existe pas.
Ah ! Si seulement la mondialisation était mathématique... Et l’économie une science exacte. Dans ce monde parfait, l’arrivée de la Chine et de l’Inde, chocs sans précédent dans l’histoire, se solderait inévitablement, certes, par une concurrence plus vive mais également par un rattrapage des salaires dans ces pays. Hélas. Cela ne se passe pas vraiment comme prévu. Les Chinois ont retrouvé tout leur sens du commerce : les contrats comprennent systématiquement le transfert de la technologie, que les ingénieurs asiatiques assimilent en quelques mois alors qu’il a fallu des décennies à nos inventeurs pour accumuler ces savoirs. Le régime autoritaire du pays de la Cité interdite facilite la corruption tandis que les salaires restent ridiculement bas, les profits gigantesques ne bénéficiant qu’à une petite minorité. Dans cinq ans et à la condition que le régime change de nature, les salaires chinois seront, au mieux, encore quatre fois moins élevés que les salaires occidentaux, prédisent la plupart des économistes.
La perversité des fonds de pension
Mais la mondialisation, ce n’est pas seulement l’ouverture du marché mondial à ces nouveaux dragons. L’autre facteur est l’arrivée des fonds de pension américains qui ont décuplé les produits financiers. Là où les entreprises européennes se satisfaisaient de rentabilité à 5 %, les actionnaires exigent désormais des taux de 15% à 20 % ! Résultat : depuis les années 1980, c’est toute l’économie qui a changé de nature. Le profit lié au travail est devenu un profit principalement financier. Votre hypermarché engrange davantage de bénéfices en faisant travailler votre argent que par son propre métier de vendeur. Autant dire que les salariés ne pèsent plus très lourd dans cette configuration. Comme on l’explique gentiment, ils sont devenus le paramètre variable, c’est-à-dire licenciable, des entreprises. A croire que bientôt, ils ne seront plus une charge fixe.
Les prix Nobel dans le désert européen
Français et Européens semblent se contenter du système. Il n’y a pas que le chroniqueur économique de TF1 et de France Inter qui dise qu’il n’y a que cette voie possible. Toute la classe politique l’a accepté. Il reste « la gauche de la gauche » et les arguments d’un Besancenot. Mais malgré son look gentillet, il développe une pensée économique et politique ringarde et totalitaire qui a conduit aux catastrophes que l’on sait.
Heureusement, cet univers monocolore de la pensée est battu en brèche par quelques.... prix Nobel d’économie ! Dont deux sont Américains : le dernier en date, Edmund Phelps, couronné le 9 octobre 2006 et Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001. Ce dernier vient de sortir un ouvrage, Un autre monde : contre le fanatisme des marchés, éd. Fayard. Les anti-mondialistes on en fait leur héros, peut-être un peu rapidement, car ses recherches sont un peu plus complexes. Joseph Stiglitz est en effet favorable à la mondialisation, à la condition que les politiques suivent, voire précèdent l’économie. Nouveau keynésien, il prône un retour de l’Etat, notamment pour ses tâches d’éducation, de la santé, etc. Il critique vertement le FMI, qui, dit-il, est à la solde des Etats-Unis qui seuls possèdent le droit de veto. Il était interrogé sur France Inter, en septembre dernier, à l’occasion de la sortie de son livre ; le journaliste, Pierre Weil, semblait ne pas en croire ses oreilles ! Joseph Stiglitz expliquait également que les USA, s’ils étaient libéraux à l’extérieur, étaient protectionnistes à l’intérieur, y compris sous le gouvernement actuel, et que l’Europe politique aurait bien fait de garder son pouvoir sur sa monnaie, levier politique et économique essentiel qu’elle a laissé aux techniciens de la BCE. Comme l’interview était réalisée à la veille de la privatisation d’EDF-GDF, il expliquait benoîtement (ainsi que dans Libération) qu’il s’agissait d’une « ineptie », le combat pour l’énergie étant l’un des enjeux principaux des années à venir, et qu’il fallait garder un équilibre entre secteurs privé et public.
Parmi les cent qui comptent
Le prix Nobel 2006, Edmund Phelps, également un Américain, appartient à cette même famille de pensée. Dans lemonde.fr, mis en ligne le 11 octobre, le nouveau prix Nobel est qualifié de néokeynésien, tout comme Klitz. Jean-Paul Fitoussi écrit : « L’Américain Edmund Phelps, 73 ans, est un géant de la science économique, dont les contributions furent et continuent d’être si importantes qu’elles en ont changé le cours. Selon les travaux de Mark Blaugh, fondés sur l’analyse du Social Science Citations Index, il figure en bonne place parmi les 100 économistes les plus importants depuis Adam Smith . » Dans Libération, Christian Losson indique notamment que selon le nouveau Nobel : « L’équilibre entre l’inflation et le chômage est fondamental pour la redistribution des richesses sur une longue durée... » ou encore que « les chômeurs de longue durée sont discriminés... » et qu’un « marché du travail déréglementé ne supprimera pas le chômage et ne transformera pas les travailleurs sans qualification et sans grande efficacité en salariés hautement productifs et bien payés. » Pour couronner le tout, selon Edmund Phelps : « Une baisse d’impôt pourrait avoir des conséquences sur l’Etat-providence, sur la protection sociale qui constitue une richesse collective. » Le journaliste poursuit : « Pan, aussi, sur le bec des libéraux qui martèlent que l’impôt tue la croissance. »
L’oubli français du seul Nobel d’économie
Mais il n’y a pas que ces érudits américains d’une autre voie économique qui soient critiques à l’égard du laisser-faire néolibéral. Car la France compte en effet un (seul !) prix Nobel d’économie attribué en 1988. Il s’agit de Maurice Allais, qui a publié notamment, en 1999, La crise mondiale aujourd’hui (éd. Clément Juglar). Notre prix Nobel y écrit notamment : « La mondialisation précipitée et excessive qui s’est développée a entraîné par elle-même des difficultés majeures. » Ce n’est pas la première fois que Maurice Allais critique la mondialisation. Il l’a fait sans discontinuer depuis... les années 1980 ! Plus loin dans son ouvrage, il dit aussi : « Une instabilité sociale potentielle est apparue partout, une accentuation des inégalités, particulièrement aux États-Unis, et un chômage massif en Europe occidentale. » Sans être opposé au marché, Maurice Allais recommande une plus grande protection de l’Union économique européenne, car la mondialisation et son « laisser-faire » créé un emballement des inégalités. Comme d’autres, il a constaté le changement de nature de l’économie capitaliste, devenue essentiellement financière : « Ce qui est pour le moins affligeant, c’est que les grandes institutions internationales sont bien plus préoccupées par les pertes des spéculateurs (indûment qualifiés d’investisseurs) que par le chômage et la misère suscités par cette spéculation. » Maurice Allais clame depuis longtemps qu’il est européen et a même écrit un ouvrage intitulé : Combat pour l’Europe. Mais, décidément inclassable, il s’est déclaré contre le TCE et l’élargissement car accentuant le « laisser-fairisme » responsable du chômage de masse dans la zone euro.
Hélas. Maurice Allais est plus enseigné aux Etats-Unis qu’en France. Je ne sais même pas s’il en est fait mention dans nos chères grandes écoles... Il faut dire qu’il fait figure d’inclassable, lui aussi. Allais, Stiglitz ou Phelps : tout en étant des critiques du libéralisme, aucun de ces trois-là ne veut, pour autant, s’enfermer dans une idéologie inverse. Car les cycles économiques devenant de plus en plus courts, l’économie ne doit pas se scléroser dans un dogme, qu’il soit néolibéral ou keynésien. L’Etat doit réapprendre à jouer tout son rôle en insufflant une politique de l’offre en temps de crise et une politique de la demande en tant de croissance. En tout cas, si nos candidats à la présidentielle étudiaient davantage ces voies nouvelles, ils n’auraient plus jamais l’idée de déclarer, comme l’a fait Lionel Jospin à propos de Michelin : « L’Etat ne peut pas tout », ce qui signifiait en réalité que l’Etat ne pouvait rien faire pour s’opposer aux catastrophes économiques.
Sources :
- Un autre monde contre le fanatisme des marchés, Joseph Stiglitz, éd. Fayard
- La crise mondiale aujourd’hui, Maurice Allais, éd. Clément Juglar
- La mondialisation, destruction des emplois et de la croissance, Maurice Allais, éd. Clément Juglar
- Nouveaux combats pour l’Europe, un aveuglement suicidaire, Maurice Allais, éd. Clément Juglar.
- www.portal.unesco.orgorg
- www.lemonde.fr
- www.liberation.fr
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