L’Union Européenne peut-elle devenir démocratique ?
De plus en plus de gens doutent du caractère démocratique de l'Union Européenne dans sa forme actuelle. Pourtant les gens dont le scepticisme est le plus fort, n'ont pas toujours des arguments très précis, alors qu'il en existe. Et beaucoup de gens continuent à croire à un simple « déficit de vie démocratique » en Europe, ou à une simple incompétence passagère des dirigeants européens (« Merkozy »), alors que les problèmes sont beaucoup plus profonds.
D'abord, ce ne sont pas (seulement) les européens (citoyens, journalistes ou dirigeants) qui sont incapables d'utiliser correctement les pouvoirs que leur donneraient ces institutions, mais ce sont (aussi) ces institutions elles-mêmes qui, de par leur architecture, ne sont pas démocratiques. De par leur architecture, ces institutions ne permettent pas que l'action des dirigeants européens, s'inscrive dans un projet plébiscité par la population européenne. Or c'est seulement quand cette condition est vérifiée, que l'on peut dire que le pouvoir est exercé selon la volonté de la population (ou que le « kratos » est exercé selon la volonté du « dêmos »).
Mais il y a des problèmes encore plus profonds. Rousseau avait dit il y a plus de deux siècles que des institutions démocratiques ne pouvaient être légitimement (et solidement) bâties, que sur la base d'un « contrat social » reliant la population, et il avait donné une définition bien précise, quoique très simple, à ce « contrat social ». Or il n'y a manifestement pas aujourd'hui de « contrat social » au sens de Rousseau, liant la population européenne dans son ensemble.
Mais il existe peut-être un dernier problème encore plus profond. Quand bien même les européens adhèreraient de par leur volonté, à un « contrat social » européen, seraient-ils capables de faire vivre correctement un espace de débat à l'échelle européenne, étant données toutes leurs hétérogénéités (de langues, cultures, histoires, préoccupations) et tous leurs cloisonnements actuels ?
Ne serait-il donc pas préférable que, pour se construire, l'Europe invente son propre modèle d'institutions, plus décentralisé et ainsi plus propice à une vitalité démocratique, plus adapté à sa grande hétérogénéité, plus respectueux de la liberté de ses peuples à disposer d'eux-mêmes et de la démocratie ? Plutôt que de chercher à construire une Europe à l'encontre de la volonté des peuples européens, et en imitant le modèle centralisé des USA, qui en plus d'avoir une population bien plus homogène (ne serait-ce que linguistiquement) qu'en Europe, ne sont de toute façon pas ce qu'on fait de plus démocratique, peut-être simplement à cause de la taille de la population et du territoire qu'encadrent ces institutions centralisées. Ne faudrait-il donc pas souhaiter, comme le disait De Gaulle, inventer « une Europe européenne » ?
C'est peut-être ce qui apparaitra plus clairement, une fois abordées plus en détail les raisons pour lesquelles on peut dire que l'Union Européenne dans sa forme actuelle n'est pas démocratique, et aura bien du mal à le devenir de manière satisfaisante si elle reste aussi centralisée.
Pas de « contrat social » européen.
Pour que les institutions européennes soient démocratiques, il faudrait déjà que les actions de leurs dirigeants, s'inscrivent dans un projet plébiscité par la population européenne au moment d'une élection. Mais pour qu'elles soient légitimes, et pour qu'elles fonctionnent sans qu'il y ait sans cesse des disputes entre les peuples européens, il faudrait aussi préalablement que les européens soient prêts à reconnaître comme légitime le résultat d'un vote à l'échelle européenne. Même quand l'un ou l'autre des peuples européens est majoritairement en désaccord avec la majorité des européens, il faudrait qu'il admette comme seule légitime la volonté de cette majorité des européens. Par exemple, il faudrait que les allemands soient prêts à reconnaître comme seule légitime la volonté de la majorité des européens au sujet des lois concernant la monnaie, ou des actions de politique monétaire, ou encore au sujet des transferts budgétaires entre nations européennes, même si eux allemands, sont majoritairement opposés à ce que veut la majorité des européens. Ou encore, il faudrait que les français soient prêts à reconnaître comme légitime une privatisation de la santé et de l'éducation, si celle-ci était voulue par la majorité des européens. Si un peuple européen ne reconnaît pas cette volonté européenne comme seule légitime face à la sienne propre, alors il n'est pas légitime de forcer ce peuple à vivre selon la volonté européenne, et chercher à le forcer ne pourra qu'entrainer de perpétuelles contestations, frustrations, ou dysfonctionnements.
Tout cela avait été parfaitement vu par Rousseau dans son Contrat social, il y a plus de deux siècles. Dans ce livre, il définit en effet le « contrat social » comme engageant les membres d'une population à la chose suivante : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ». Le « contrat social » est donc selon Rousseau : « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ».
Jamais les peuples européens n'ont accepté formellement un tel « contrat social » à l'échelle européenne, par exemple, par un ensemble unanime de « ouis » à des référendums qui auraient eu lieu, simultanément dans tous les pays d'Europe, dans un climat médiatique de respect de la volonté des citoyens, d'honnêteté et de pluralisme, et sur la base d'une constitution définissant une institution architecturalement démocratique. Le processus d'adoption du traité européen de Lisbonne entre 2005 et 2007 a été, en tous points, le contraire de cela.
Pas d'espace de débat européen.
Mais imaginons quand même qu'un « contrat social » européen ait été formellement accepté par les européens. Quelle serait alors la qualité du débat européen, notamment à l'approche des élections, au moment où une volonté majoritaire est sensée se former, pour le projet politique guidant le mandat des prochains élus européens ?
Pour l'instant, il existe des espaces de débat nationaux, chacun basé sur un espace culturel national. Chacun parle sa langue, chacun a sa presse écrite ou audio-visuelle, ses partis politiques nationaux, ses sondages nationaux, ses mouvements sociaux nationaux, ses syndicats nationaux, ses préoccupations, ses problèmes et son rythme propre, ses évènements culturels propres, de la petite vidéo qui circule sur internet dans tel ou tel pays comme une parodie de Sarkozy en De Funès qui amuse les allemands, au grand événement culturel étatique, en passant par le dernier spectacle de tel ou tel artiste ou comique. La plupart des habitants de l'Europe ne trouvent pas indifférent d'habiter dans leur pays européen ou dans un autre, comme il peut être indifférent pour un habitant d'un pays européen d'habiter dans une région de ce pays ou dans une autre. Ils ne trouvent pas non plus indifférent d'avoir pour voisins des gens de leur pays ou des gens d'autres pays européens.
Avons-nous bien mesuré combien il est difficile de pénétrer dans un espace culturel qui ne parle pas la même langue que la notre, qui n'a pas les mêmes références, le même imaginaire collectif, la même histoire ou parfois les mêmes obsessions ? Et à quoi ressemblerait une presse écrite qui parlerait toutes les langues d'Europe, ou un débat télévisé opposant un socialiste espagnol, un écologiste polonais, un conservateur irlandais et un libéral slovène ?
Tous nos espaces nationaux sont donc très hétérogènes et très cloisonnés, et on voit mal comment pourrait se former un espace de débat à l'échelle européenne, et comment celui-ci pourrait avoir la vitalité que peuvent avoir les espaces nationaux ? N'est-ce pas plutôt un espace mort que nous risquons de voir émerger ? Et combien de temps aussi faudrait-il pour que se forme un espace vivant ? Et pourquoi enfin vouloir absolument qu'il se forme un espace de cette taille ?
Ce qui est sûr en tous cas, c'est qu'un tel espace de débat à l'échelle européenne n'existe pas pour l'instant, ce qui pose déjà des problèmes. Le rôle d'un espace de débat n'est en effet pas seulement de discuter d'un projet politique à l'approche de l'élection, c'est aussi tout au long du mandat des élus, de permettre aux citoyens de contrôler ces élus, en commençant par être informés de ce qu'ils font. Or les dirigeants européens, qu'ils soient membres du Conseil, du Parlement ou de la Commission, prennent de nombreuses décisions dont les européens ne sont pas informés, faute simplement d'une presse européenne qui s'intéresse à tout ce qu'ils décident autant que les presses nationales et régionales s'intéressent aux décisions des dirigeants nationaux.
Pas d'institutions européennes architecturalement démocratiques.
Ce qui est sûr aussi, c'est que même s'il existait, un tel espace de débat européen ne servirait pas à grand chose finalement : quand, et de quoi débattrait-on dans cet espace ? Étant donné qu'il n'y a pas d'élections européennes, au moment desquelles la population européenne est invitée à choisir le futur projet politique guidant l'action des futurs élus européens. Un tel moment électoral, où la volonté de la population se formule après s'être formée lors du débat, existe dans toutes les démocraties représentatives normales, comme les USA ou la France, mais il n'est pas permis par l'architecture des institutions européennes.
Ces institutions ont bien pourtant à leur tête des élus, qui sont les gouvernements nationaux qui siègent au Conseil, et les députés européens qui siègent au Parlement. Les députés européens sont même élus en même temps dans toute l'Europe, mais le seul pouvoir du Parlement est un droit de véto. Or un droit de véto ne permet pas à lui seul de mettre en œuvre un projet politique : il faut pour cela pouvoir voter des lois et actions gouvernementales, sans en plus être soumis à un trop fort droit de véto d'un autre organisme. L'élection des députés européens ne peut donc être l'occasion de choisir un projet politique qu'ils mettraient en œuvre une fois élus.
Quant aux gouvernements nationaux qui siègent au Conseil, ils ne sont pas élus en même temps. Les allemands élisent leur chancelier à un moment, et même si cette élection concerne finalement tous les européens puisque ce chancelier siège au Conseil avec le poids allemand, cette élection n'a lieu qu'en Allemagne et intéresse surtout la presse et la population allemande. Puis un ou deux ans plus tard les britanniques élisent leur premier ministre dans les mêmes conditions, etc... dans 27 pays. Si les élections des gouvernements nationaux avaient lieu en même temps, il serait possible par exemple, que tous les partis socialistes européens aient dans leurs programmes un volet commun européen, et un volet national propre à leur pays. Ainsi il serait possible que les élections des gouvernements nationaux soient l'occasion de choisir le projet dans le cadre duquel devraient être exercés les gigantesques pouvoirs que détient l'Union Européenne. Mais les élections des gouvernements nationaux n'ont pas lieu en même temps dans toute l'Europe.
Le fait que l'architecture des institutions européennes ne permette pas qu'aient lieu des élections qui soient un choix européen, reproduit périodiquement, d'un projet européen, n'est pas en outre leur seul vice de conception. Un autre vice de conception de ces institutions est qu'elles ne séparent pas correctement lois « constitutionnelles », inscrites durablement (en l'occurrence dans des traités), et lois « courantes », sensées être renouvelables à chaque élection. Normalement les « lois constitutionnelles » doivent définir l'organisation de la vie politique, et garantir des droits indiscutables, mais elles ne doivent pas imposer une orientation, par exemple néo-libérale ou socialiste, à l'action politique : elles doivent laisser aux citoyens la possibilité de choisir ces orientations à chaque élection, car autrement à quoi serviraient des élections ? Or de nombreuses lois inscrites durablement dans les traités européens, imposent une orientation néo-libérale à l'action des dirigeants européens : par exemple concernant la gestion de la monnaie.
En résumé : aucune étape du cycle de vie d'une démocratie représentative normale.
Finalement, on pourrait résumer toutes les critiques à l'encontre de l'Union Européenne dans sa forme actuelle, en disant qu'aucune étape du cycle de vie d'une démocratie représentative normale n'a lieu en son sein.
Normalement, il y a d'abord une étape préalable pour entrer dans ce cycle, qui est que la population accepte un « contrat social ». Cette étape dépend de la volonté de la population. Et il faut que cette étape ait lieu pour que la liberté de la population (ou la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes) soit respectée.
Puis le cycle de vie peut s'amorcer. Il commence par une étape de débat. Le fait que cette étape se déroule correctement, dépend de la capacité de la population à faire vivre un espace de débat de qualité. Et il faut que cette étape se déroule correctement pour qu'il y ait cette vie démocratique de qualité. La deuxième étape du cycle est une élection, qui soit l'occasion pour la population de choisir le projet dans lequel devront s'inscrire les actions des futurs élus. Cette étape dépend de l'architecture des institutions, et doit avoir lieu pour que la démocratie soit respectée. La troisième étape du cycle est le contrôle par les citoyens de leurs élus pendant l'exercice de leur mandat. A nouveau cette étape dépend de la capacité de la population à faire vivre un espace de débat de qualité, et cette étape est nécessaire pour cette vie démocratique de qualité.
Et enfin la dernière étape du cycle est sa reproduction, c'est à dire le retour à la première étape, qui est possible quand la séparation entre lois « constitutionnelles » et lois « courantes » (renouvelables à chaque élection) est correctement faite. A nouveau encore, cette dernière étape dépend de l'architecture des institutions, et doit avoir lieu pour que la démocratie soit respectée.
Tous les dirigeants de l'Union Européenne sont des élus (ou bien des gens nommés par des élus), mais en Europe il n'y a pas de « contrat social », pas de débat à l'échelle européenne, pas d'élections qui soient l'occasion de choisir le projet dans lequel s'inscrivent les actions des dirigeants, pas de contrôle des dirigeants par les citoyens, et pas de séparation correcte entre lois « constitutionnelles » et lois « courantes ».
L'Union Européenne dans sa forme actuelle apparaitra donc comme démocratique à celui qui a une conception superficielle de la démocratie, selon laquelle une démocratie serait simplement un régime qui a à sa tête des élus. Mais à celui qui a une conception plus approfondie d'une démocratie, elle devrait apparaître comme une institution bafouant la liberté des peuples à disposer d'eux mêmes et la démocratie, et mettant aussi en péril la vitalité des démocraties européennes.
Et il revient donc la question de savoir s'il ne serait pas mieux finalement, de décentraliser cette espèce de Golem qui échappe aujourd'hui à la volonté de ses concepteurs, et accessoirement à la volonté des européens, et qui n'en fait qu'à sa tête ? Pour inventer comme le proposait De Gaulle, une union de démocraties nationales restant souveraines, coopérant sur des projets de grande échelle (notamment industriels ou militaires), faisant des échanges humains et culturels, ayant entre elles des accords commerciaux ; « une Europe européenne », création originale plutôt qu'imitation ratée des USA, adaptée à la géographie en forme de dentelle du vieux continent et à la grande hétérogénéité de ses langues et cultures, et préservant la précieuse (et rare) vitalité de ses démocraties ?
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