Note sur l’origine des croyances en relation à la Bête du Gevaudan VII
Introduction
Si au XVIIIè siècle l’attrait pour les êtres exotiques tend à supplanter la peur qu’ils inspiraient au Moyen Âge, c’est que l’on assiste à un changement paradigmatique profond. En effet, au Siècle des Lumières, l’imaginaire fait place à l’analyse et le monstre redouté des enluminures n’inspire plus la terreur. Cette évolution n’est cependant pas effective sur tout le territoire. Si, comme nous l’avons vu dans les lignes précédentes, les expositions participent à l’évolution des mentalités dans les villes et les métropoles, les campagnes isolées évoluent beaucoup plus lentement. En Gévaudan, région où la rhétorique cléricale est intégrée, une interprétation très rigide des textes sacrés est proposée aux habitants. L’évêque de Mende assimile la Bête du Gévaudan à une créature vengeresse de l’Ancien Testament et invoque de graves manquements des populations aux obligations chrétiennes pour justifier son apparition. En gardien de la morale, l’évêque fustige la superstition et tente de remettre les habitants dans le « droit chemin ».
A l’inverse de la Science, l’Eglise se réfugie dans la mythologie chrétienne
Sans doute ébranlée par l’évolution des mentalités, l’Eglise du XVIIIè siècle voit ressurgir des querelles théologiques. En effet, les jésuites, partisans du compromis et du libre arbitre de l’homme, s’opposent aux jansénistes qui prônent la rigueur et la grâce divine. Ce conflit, qui trouve son origine dans les débats entre Saint-Augustin et Pelage, est ravivé au VXIIIè Siècle et tourne à l’avantage des Jansénistes car ces derniers s’assurent la sympathie de la bourgeoisie parlementaire. En Gévaudan, le garant de l’ordre social et gardien du dogme est un janséniste. Mgr de Choiseul-Beaupré, qui cumule à lui seul les fonctions de comte du Gévaudan et d’évêque de Mende, dispose d’importants soutiens politiques dans la capitale. Partisan d’une lecture rigoriste de la Bible, Mgr de Choiseul-Beaupré adopte le bréviaire de Paris en 1763 et commet un mandement le 31 décembre 1764. Dans ce document qui est rendu public dans tout le Gévaudan, il légitime l’apparition d’un animal vengeur par la concupiscence de ses fidèles et utilise la terreur provoquée par la Bête pour ramener la population dans le giron de l’Eglise. Suivant les préceptes jansénistes l’évêque tente de s’attaquer à la superstition et aux croyances. Pour l’ecclésiastique, la cause des maux qui accablent le pays ne peut s’expliquer que d’une façon : le péché. La Bête devient donc l’incarnation du léopard de l’Apocalypse et sa présence est motivée par le besoin de rappeler les fidèles aux commandements divins.
La bête du Gévaudan, une conséquence du péché
Tirés dudit mandement, les passages ci-dessous sont tout à fait clairs. Le premier extrait l’affirme sans ambages, c’est l’offense faite à Dieu qui est la cause du malheur qui s’acharne sur la région : « . La peine qu’il inflige suppose toujours la faute qui l’a attirée. De ce principe, il vous est aisé de conclure que vos malheurs ne peuvent venir que de vos péchés. C’est là la source funeste de vos calamités. c’est parce que vous avez offensé Dieu, que vous voyez aujourd’hui accomplir en vous à la lettre et dans presque toutes leurs circonstances ».
Le deuxième extrait fait référence à l’animal dévorant des Saintes Écritures. La comparaison entre l’extrait du mandement (a) et le texte original de l’Apocalypse (b) est, là aussi, tout à fait claire.
a. Extrait du tiré du mandement : « et moi je serai pour eux comme une lionne, je les attendrai comme un léopard sur le chemin de l’Assyrie, je viendrai à eux comme une ourse à qui on a ravi ses petits. Je leur ouvrirai les entrailles et leur foie sera mis à découvert, je les dévorerai comme un lion et la bête farouche les déchirera »
b. Extrait de texte tiré des écritures saintes (Apocalypse 13.1-10) : « La bête que je vis était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme ceux d'un ours, et sa gueule comme une gueule de lion »
Homme d'église et fin connaisseur des croyances qu'il combat, Mgr de Choiseul-Beaupré a sans doute préalablement évalué l’effroi causé par les méfaits du monstre qui rôde et tue dans la région. La terreur occasionnée par la Bête est une occasion rêvée. Elle offre à l’évêque la possibilité de citer l'ancien Testament pour légitimer l'apparition d’un animal investi d’une mission quasi divine. L’observance stricte des préceptes religieux et de la morale sont alors érigés en muraille contre les influences néfastes du libertinage parisien. Fort de ces éléments , il est alors intéressant de constater que l’évêque de Mende choisit de développer une rhétorique en totale contradiction avec l’idéal des Lumières. Nous avons donc là une dichotomie très claire. En Gévaudan, l’utilisation de la figure du léopard de l’Apocalypse est en désaccord total avec l’évolution générale des idées citadines. Parallèlement, le dogme religieux, qui est, aussi du fait de l'idéologie janséniste, érigé en modèle de vie pour les fidèles, participe au renforcement d’un référentiel mythologique déjà présent.
Conclusion de la première partie de cette étude
L’arrivée d’un prédateur exotique en Gévaudan pose un problème et fait se dégager des lignes de force qui opposent les tenants de deux idéologies contradictoires. D’un côté, l’Eglise tente de s’accaparer la Bête en la réintègrant dans un récit biblique, de l’autre, la science propose un modèle analytique et s’oppose au dogme. En plus du débat d’idées, le caractère économique attaché à l’histoire de la Bête du Gévaudan ne saurait être oublié. En effet, si l’Eglise et la science défendent un modèle différent, l’essor du capitalisme au XVIIIè siècle favorise le développement sur la scène d’un acteur qui prend de plus en plus d’importance, la presse. Voyant dans cette affaire un moyen d’augmenter les tirages, elle propose un récit alternatif et met en scène un fait-divers qui captive la curiosité du public. En cette deuxième moitié du XVIIIè siècle, le Gévaudan est une région isolée qui subit le joug d’une organisation quasi-féodale. Reflet d’une organisation sociale issue du Moyen Âge, la population y est très chrétienne et perçoit le monde au travers d’un cadre interprétatif où l’imaginaire et le réel se combinent. Dans les milieux citadins et éduqués, la science, tout en se libérant de la narration religieuse et médiévale, propose un modèle qui se fonde sur l’analyse. L’éducation occupe une place prépondérante et l’instruction des hommes devient une priorité car la formation de l’esprit critique est vue comme indissociable de la construction des individus. L’encyclopédie de Diderot, qui fut sans doute un véhicule important des idées de la philosophie des Lumières, participe à l’organisation de la connaissance et décrit le monde à travers des modèles nouveaux. Nous passons alors des modèles théologiques ou humanistes à une vision scientifique et technique. Cette mutation des systèmes de référence amène l’élite des capitales vers un rejet progressif des valeurs du passé. L’abandon de la fascination exercée par la vérité dogmatique et la compréhension intellectuelle des phénomènes mènent alors au désenchantement du monde.
Concernant la création de l’objet de la Bête du Gévaudan, elle peut, selon moi, être rapportée à plusieurs éléments. En premier lieu, on peut noter que l’accumulation de « signes anomaliques » (caractère hybride de la Bête, détails étranges qui ne permettent pas de la classer dans une espèce ou dans une autre, etc…) donnent naissance à un « puzzle spéculatif ». Dans le cas de la Bête du Gévaudan, les spéculations sont nombreuses et sont très souvent motivées par l’échec des chasses. Ensuite, le caractère traumatique et répété des attaques de la Bête en fait un événement tout à fait exploitable pour la presse qui ne se prive pas de produire un discours alternatif en incorporant dans son récit des éléments du folklore. Enfin, la dérive vers une explication irrationnelle peut, d’après moi, être rattachée à la culture du Gévaudan et à la « réactivation de croyances locales ».
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