Crise géorgienne : fin de l’illusion américaniste
La crise ouverte par le président géorgien, Saakachvili, et son déroulement qui voit Moscou marquer ses premiers points territoriaux depuis la chute du Mur de Berlin, constitue un tournant. Elle est le premier signe visible de l’effondrement du « Mur Dollar », celui derrière lequel s’est protégé la puissance des Etats-Unis depuis 1945 ; un Mur dont le périmètre s’était considérablement élargi depuis la chute du « Mur de Berlin » (celui qui protégeait l’ex-URSS).

En effet, la désormais évidente faute politique commise par le président Saakachvili, qui, loin de lui assurer le contrôle de la région dissidente d’Ossétie du Sud, conduit dorénavant la Géorgie au démembrement comme ce fut le cas de la Serbie avec le Kosovo, n’est pas de son seul fait. Elle est le premier résultat tangible d’un processus entamé dès la fin des années 1990 et accéléré au cours de la décennie actuelle dont les maîtres d’œuvre ont été les parrains de Saakachvili, à savoir les Etats-Unis, Israël (qui entraîne l’armée géorgienne), le Royaume-Uni et dans une moindre mesure l’UE. Ce processus pourrait être qualifié de plusieurs manières : arrogance, myopie, autopersuasion, bêtise... Ce qui est certain, c’est qu’il a conduit des politiciens comme Saakachvili et ses petits frères d’Ukraine, et d’autres régions de l’ex-URSS, à croire que le vent de l’Histoire (avec un grand H) soufflait dorénavant dans leur direction, qu’il suffisait de prendre ses désirs pour des réalités, qu’on pouvait faire fi de la géographie et de l’histoire, que le pouvoir corrupteur du dollar déversé en quantité suffisait à transformer la réalité... ; et ce qui est tout aussi certain c’est que la réaction actuelle de Moscou et l’impuissance évidente de Washington, Tel Aviv, Londres ou Bruxelles à faire quoi que ce soit de significatif vient de mettre un terme brutal à toutes ses convictions illusoires, rabâchées à longueur de conférences et séminaires transatlantiques ou euroasiatiques.
Loin d’être un brillant politique, Saakachvili n’est qu’un autocrate de seconde zone, construit par Washington et Tel Aviv, qui a cru que son destin était une route toute tracée par ses alliés américains, israéliens et britanniques, encouragé par des technocrates de Bruxelles et des politiciens du même acabit de Pologne, d’Ukraine ou des pays baltes. Son erreur principale est d’avoir accordé foi à leurs illusions d’un « Caucase à vocation européenne » (intégration à l’UE), d’une Géorgie à vocation nord-atlantique (intégration à l’Otan)... alors que les seuls intérêts étaient pétroliers... et la seule force de ses alliés, la faiblesse de la Russie et la pluie de dollars sur la région.
A Washington, à Bruxelles, à Londres... j’ai croisé un grand nombre de Saakachvili... trentenaires ou quadra formés à l’américaine, loups aux dents longues attirés par la politique pour y faire carrière, prêts à « faire l’Histoire » à condition que cette dernière soit malléable et docile. Ignorant les mises en garde de nombreux Européens continentaux comme quoi leurs rêves étaient déconnectés de toute réalité, ils préféraient s’appuyer sur les promesses des Américanistes, ces architectes du mythe de l’Occident irrésistible et de l’UE en expansion infinie.
Mais la crise géorgienne dépasse largement le cadre du Caucase et du destin des marionnettes washingtoniennes locales. En effet, la réaction de Moscou confirme que la Russie est de retour en tant qu’acteur géopolitique sur toutes ses frontières. Cette crise est en effet la première depuis 1989 où elle met en échec un pion « occidental », qui est en fait un pion américain. Le refus de plusieurs membres de l’UE de donner un gage d’entrée dans l’Otan à la Géorgie à en effet sceller la crise actuelle en condamnant à l’échec la tentative américaine de s’implanter durablement dans le Caucase ; et au passage en évitant une implication militaire de nos pays dans cette aventure suicidaire. Cette crise illustre donc la division profonde croissante au sein de l’Otan entre d’un côté Washington, Londres et essentiellement les pays baltes et la Pologne, et de l’autre le reste de l’UE continentale sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la Russie. L’échec géorgien constitue un signal clair en faveur de la majorité de l’UE qui veut développer un partenariat stratégique avec Moscou fondé sur la confiance entre les deux entités et la fermeté dans les principes démocratiques notamment en ce qui concerne la zone intermédiaire (Caucase, Ukraine, Biélorussie).
Car l’échec géorgien c’est aussi l’échec de Washington, une fois de plus, à mettre ses actes en accord avec ses principes :
. le président Saakachvili est un autocrate qui a muselé son opposition et s’est maintenu au pouvoir grâce à un état d’urgence suivi d’une campagne ultra-nationaliste caractérisée par la surenchère sur la « reconquête » des régions perdues. La soi-disant « Révolution orange », tant louée par l’Occident, se termine en farce tragique pour les Géorgiens sur fond de guerre et de démocratie bafouée ;
. les Ossètes du Sud ont déjà voté et largement réclamé leur sécession à la Géorgie, quand ils n’ont pas voté avec leurs pieds et fui massivement en Russie (en Ossétie du Nord). Et c’est Tbilissi et l’Occident qui a refusé de reconnaître ce choix. Là encore, Etats-Unis et UE dans un même élan ont choisi de ne pas appliquer pour l’Ossétie les entorses au droit international qu’ils ont imposé pour le Kosovo.
Mais les conséquences de la crise géorgienne vont bien plus loin. Car cette crise met un point final aux délires sur l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Il y a trois ans, à Moscou, lors d’un séminaires que je présidais et qui avait accueilli une cinquantaine de diplomates et responsables de l’UE et de Russie sur l’avenir des relations UE/Russie à l’horizon 2020, j’avais demandé à la délégation polonaise, qui soutenait l’inéluctabilité de l’accession de l’Ukraine à l’UE, si elle avait conscience que la partie russe ferait la guerre pour garder sa moitié d’Ukraine... et que ni les Anglais ni les Français ni les Allemands ni les Espagnols ni aucun autre peuple de l’UE (sauf les pays baltes et les Polonais) ne se battraient pour « libérer » l’autre moitié. Cette remarque avait légèrement figé l’atmosphère côté UE, mais avait permis d’entamer un vrai débat avec la partie russe.
Or, une diplomatie pro-active se doit d’œuvrer dans le monde réel, pas dans l’illusion, faute d’entraîner tout le monde dans les conflits. La crédibilité est inversement proportionnelle à la gesticulation. La confiance entre partenaires ne se construit pas en laissant son propre camp raconter n’importe quoi pour sauver les apparences d’unité. La force de l’UE ne s’établit pas en s’alignant sur les extrémistes, mais en construisant des consensus solides qui peuvent canaliser tout le poids de nos 500 millions de citoyens, de nos myriades d’ONG, de notre puissance économique, commerciale, scientifique, culturelle, de nos valeurs et de nos 27 diplomaties. L’UE n’a pas été construite pour laisser quelques démagogues s’exciter sur les places de Tbilissi ou d’ailleurs. Or dans le jeu caucasien aujourd’hui, que cela nous plaise ou non, Moscou est redevenu la puissance dominante. Exit Washington, Tel Aviv, Londres et le dollar !
Rappelons utilement aux dirigeants des pays baltes qui poussent l’UE à la confrontation avec Moscou que leur adhésion à l’UE est un fait qui résulte de l’époque de la faiblesse de Moscou... et que la préservation de leur statut dépend intrinsèquement d’une UE forte... et non pas d’une UE agressive, d’une UE alignée sur un acteur extérieur comme les Etats-Unis et d’une UE incapable de concevoir et mettre en œuvre un partenariat stratégique avec Moscou. Sinon, entre leurs fortes minorités russes, leurs intégrations passées à la Russie et leur situation stratégique indéfendable, je ne donne pas cher de leur avenir « indépendant ». Ils pourront toujours attendre Washington comme on attend Godot !
Reconnaître l’influence réelle de Moscou, respecteur nos valeurs et choisir d’appliquer les mêmes principes partout (et non pas selon nos intérêts), refuser de traiter les pays du Caucase comme des annexes (de l’Otan, de l’UE, de la Russie, de la Turquie, des intérêts pétroliers… le choix est vaste) et les considérer comme les composantes d’une région spécifique, susceptible d’intégration et de médiation entre les grands blocs qui la borde, considérer des habitants du Caucase comme des citoyens partageant nos aspirations communes à la paix et la prospérité et appuyer leurs processus démocratiques authentiques (et non pas importés d’ailleurs), voilà une ambition à la mesure de l’Union européenne.
Mais pour cela, il faut se souvenir que la région est bien proche de Moscou et bien loin de Washington, que le « Mur Dollar » et ses « châteaux de sable » des années 1990/2000 sont en train de s’effriter sous nos yeux, que les nouveaux Etats membres ne sont pas condamnés à être dirigés par d’anciens apparatchiks convertis en dollars, que reconnaître la force de la Russie n’est pas la craindre, qu’agir dans cette région c’est penser à 20 ou 30 ans, que la force de l’exemple reste la seule force politique durable.
D’ici une génération, vers 2030, il sera bien tant que les Caucasiens, les Européens, les Russes... de cette époque décident de ce qu’ils veulent faire ensemble ou pas. Pour l’instant, l’UE doit construire sa politique dans la région en fonction de la réalité des rapports de force et de ses principes fondateurs, avec un objectif commun pour le Caucase : paix et stabilité pour les Caucasiens, via des processus démocratiques authentiques. Ni plus, ni moins. Si l’UE parvient à lancer une telle dynamique dans les années à venir, elle sera à la hauteur des attentes que les peuples placent en elle. C’est d’ailleurs une telle ambition européenne que Newropeans a adopté pour son programme de politique extérieure commune.
Dernière remarque : que les actuels dirigeants israéliens méditent la faute des dirigeants géorgiens au moment où nombre d’entre eux pensent également à une fuite en avant en ce qui concerne l’Iran. Je l’ai dit et répété lors de mon dernier passage en Israël fin 2007 : attaquer l’Iran constituerait une faute politique majeure pour Israël car, comme on le constate à nouveau en Géorgie, la « super puissance américaine » n’est plus que l’ombre d’elle-même et l’UE reste fondamentalement inerte.
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