Guantanamo : quand tombent les avions, les porte-containers attendent
Dans la réthorique des néo-cons, le mot guerre est partout. La guerre au terrorisme, déclaré juste après les événements du WTC, à croire qu’avant il n’y avait pas de terrorisme mondial, mais aussi d’autres guerres. La « guerre des civilisations », concept fumeux de Samuel Huntington, exposé voici quelques années et dont l’écho revient bizarrement aujourd’hui dans la bouche d’un président français, qui vient de découvrir l’usage du mot civilisation. Mais aussi une guerre proclamée à la drogue, à l’origine de tous les maux selon l’administration américaine.

Si d’aucuns ne sont pas convaincus que les deux premières guerres citées reposent davantage sur des concepts que sur des faits, arrêtons-nous, si vous le voulez bien, sur le troisième, celui de la "guerre à la drogue". Manque de chance, l’analyse des faits démontre les mêmes mensonges que pour justifier les deux premiers combats : l’administration américaine, si elle clame partout vouloir lutter contre la drogue, en fait, participe de son trafic, via sa filiale aux relents mafieux qu’est la CIA. Un véritable Etat dans l’Etat, qui commet crime sur crime au nom de l’intérêt national, qui, chez les Bush se résume essentiellement aux intérêts familiaux et à ceux qui l’entourent. Plutôt qu’un long discours et une historique précise des liens entre CIA et drogue, ce qui prendrait trop de temps à exposer, nous avons choisi un seul exemple, pour des tas de raisons, dont surtout son extrême représentativité, mais aussi parce que des lecteurs m’ont demandé quelques éclaircissements à la suite des discussions sur l’article sur la drogue en Afghanistan. Les voici donc.
L’histoire démarre le 24 septembre 2007 par un crash d’avion en plein Yucatan, au Mexique, à deux kilomètres à peine de la ville de Tixkokob, après une course poursuite avec des hélicos de l’armée mexicaine partis à sa rencontre pour l’intercepter. L’avion venait juste de se voir refuser auparavant l’atterrissage à Cancun et à Merida. Une situation où beaucoup voient un refus de paiement de bakchich pour le faire plus discrètement que de coutume. Ce jour-là, un Gulfstream II, un jet immatriculé N987SA s’écrase donc, en tentant ce qui semble bien être un atterrissage d’urgence... pour une raison idiote, car il vient alors de se retrouver à cours de carburant, alourdi par son chargement. L’avion, piloté par un as, réussit néanmoins à se poser en plein plateau, fauchant au passage une bonne paire d’arbres et d’arbustes, et finissant sa course en deux parties égales de fuselage, dont une intacte, celle du cockpit, qui se retrouve retourné sous le fuselage avant. L’avion a été tranché à hauteur de l’aile, au niveau des flaps. Impressionnant. Chapeau, le pilote casse-cou ! Les sauveteurs accourus découvrent un peu plus tard l’épave, s’attendant à trouver des blessés ou des morts, ou s’apprêtant à féliciter l’acrobate aux commandes. Hélas, ils ne pourront même pas le faire : l’avion est vide de tous occupants... qui se sont volatilisés sans avoir semble-t-il été blessés dans l’accident. Mais l’appareil n’est pas totalement vide. Dans la partie arrière, les soldats mexicains venus en renfort découvrent des sacs de l’armée US, dont certains encore sagement empilés dans les décombres. 132 sacs, exactement, qu’ils rangent sagement près de la zone de crash pour les dénombrer et les inspecter. Dedans, de la cocaïne, que de la cocaïne. Pour près de 3,2 tonnes au total. Automatiquement ils s’intéressent davantage à l’avion, bleu et blanc, au liseré rouge, qui porte en fait une livrée bien connue. L’avion, comme tout appareil volant, a un matricule collé sur ses fuseaux moteurs arrière : c’est le numéro N987SA. En feuilletant les registres d’immatriculation, ils tombent littéralement par terre.
L’avion appartient alors à une minuscule compagnie, Donna Blue Aircraft Inc, de Coconut Creek en Floride, une société tenue par... deux Brésiliens. Aujourd’hui devenue une boîte aux lettres vide. Il venait tout juste d’être racheté avant le crash, à peine 8 jours auparavant. En mai 2006, il appartenait encore à la S/A Holdings LLC, une entreprise qui figurait parmi celles visitant régulièrement Guantanamo, dont on connaît aujourd’hui le goût pour les voyages touristiques, avec à bord des touristes bizarrement habillés en orange. Retrouvé plus tard vivant à Fort Lauderdale, Greg Smith, le pilote cascadeur du Gulfstream, finit par avouer que son patron, Don Whittington, a acheté cash le Gulfstream, deux millions de dollars, et confirme que sa deuxième société, Word Jet Inc, a bel et bien été infiltrée par la CIA. La firme possède bien plusieurs jets, donc un Falcon10. L’avion s’est bien écrasé, mais pas une autorité US ne se pointe pour venir interroger son propriétaire ! Il y a un précédent à cette histoire : selon un informateur, Baruch Vega, Greg Smith avait été amené il ya longtemps en Floride par la CIA pour faire une trentaine de vols entre la Floride et l’Amérique du Sud de 1997 à 2000, des vols visant les narcotrafiquants colombiens : l’homme était un des pilotes de ceux qui avaient déclaré à l’époque "la guerre à la drogue !"
Ce n’est pas la première fois qu’un crash pareil se produit. Le 21 avril 2006, un autre avion, plus gros, un DC-9 (immatriculé N900SA) avait dû faire un atterrissage d’urgence à Ciudad del Carmen, dans l’Etat du Campeche, au Mexique toujours, alors qu’il était en route pour le Venezuela. Selon les services de renseignement français, l’avion devait remettre son chargement de Colombie à des trafiquants d’Arabie Saoudite. L’avion portait une belle livrée blanche à parements bleu foncé et or : ceux de la SNA amércaine (System of National Accounts), opérant pour la très officielle Transportation Security Administration (TSA). Un superbe logo sur le fuselage précisait : "Sky Way Aircraft - Protection of America’s Skies". L’avion était enregistré lui aussi en Floride, sous le nom de la compagnie Royal Sons Inc, qui sonne plutôt... Golfe persique. Dedans, 128 sacs identiques à ceux du Gulfstream, représentant 5,5 tonnes de coke. Il s’était posé à côté d’un Falcon, qui manifestement attendait son arrivée avec impatience. Lui venait de Toluca, au Mexique. Les pilotes, dont un qui tente de s’échapper, sont alors conduits en prison par les autorités mexicaines. Assiste-t-on à deux reprises à un remake complet du film Air America ? Très certainement, mais personne ne le sait. Aux Etats-unis, silence radio et télé total sur les crashs. Le seul à en parler ouvertement, c’est un candidat à la Maison Blanche : Ron Paul. Résultat, lors des débats télévisés, on ne l’invite même pas. Trop sulfureux, l’individu ! Au Mexique, une semaine après la découverte du Gulfstream, le directeur de l’Aviation civile au Yucatan, Jose Luis Soladana
Ortiz, est assassiné sur le chemin de son travail. On retrouve trois corps mutilés près de Merida le même jour. Les patrons de la drogue mexicaine et colombienne ont fait payer au tarif maximum le refus d’atterrissage essuyé par leur Gulfstream, et le manque à gagner qui a suivi.
Skyway est une compagnie d’aviation un peu étrange, qui perd régulièrement en route ses avions. Ainsi son superbe Beech Super King Air immatriculé N391SA, exporté au Venezuela en octobre 2004 et retrouvé abandonné au Nicaragua le mois suivant avec sur la queue une fausse immatriculation, N168D, et des traces de drogue à bord... abandonné, mais en parfait état de marche ! En Floride, en réalité, terre d’accueil des islamistes aviateurs en mal de WTC, il semble bien que le sport national soit le transport de drogue en jet privé. Huffman Aviation, par exemple, dont le siège est à Orlando, fondée en 1999 par le milliardaire Wallace Hilliard et le prince saoudien Nawaf bin Abdul Aziz. En 2000, un de ses avions, un Learjet (le numéro N351WB), a été surpris avec 43 livres d’héroïne à bord. Hilliard ne fut jamais poursuivi : en fait il s’agissait d’une "méprise" expliquera plus tard la CIA, un de ses agents, un lampiste, n’ayant pas bien compris les ordres... d’en haut. Il est vrai qu’un certain Jeb Bush, frère de l’autre, prenait régulièrement cet avion pour ces déplacements...
Skyway appartenait à Brent Kovar, en compagnie d’une seconde firme, Royal Sons Motor Yacht Sales (encore du "persique" ?). L’homme, piètre industriel, en faillite, avait été pourtant nommé en 2003 responsable du bureau républicain, le National Republican Congressional Committee’s Business Advisory Council, par Tom Delay, congressman républicain. L’homme a plus qu’une mauvaise réputation : il est directement lié au scandale Enron, ayant touché 28 900 dollars au passage pour son actif lobby au Congrès. Sa femme et lui se sont vu offrir des voyages en Corée du Sud, Angleterre, Ecosse, Russie et aux iles Mariannes par Jack Abramoff, dont la réputation de magouilleur n’est plus à faire. L’homme est à l’origine de l’International Freedom Foundation, de sinistre mémoire, derrière qui se sont cachés d’anciens Sud-Africains d’extrême droite. Ce fut l’un des plus farouches opposants à Nelson Mandela, payant des sbires pour réaliser l’opération Babushka, chargée de promouvoir auprès de l’administration US ce bon vieil apartheid raciste qu’il voyait s’envoler avec l’arrivée du président Frederik Willem de Klerk. Bref, le DC-9 sent aussi mauvais que le Gulfstream. Sinon pire. Les deux avions, avant d’être vendus, provenaient du même aéroport où on les avait parqués pendant des mois, le St. Petersburg-Clearwater International Airport, en Floride.
L’aéroport, petit et discret mais muni de longues pistes, est une belle plaque tournante pour les barons de la drogue US. On y trouve un peu de tout comme avions. Vraiment de tout, qui viennent de partout. Jusqu’à de drôles de C-130 des garde-côtes US, réquisitionnés pour la lutte contre la drogue... qui se trouve parfois à deux hangars d’eux. Mais bon, c’est la Floride, et ce n’est pas pour rien non plus que son gouverneur s’appelle Jeff Bush... Un juge mexicain, saisi des deux affaires, a vite découvert que les deux avions en réalité avaient été achetés en définitive par le Cartel de Sinaloa, encore plus féroce que celui de Medellin, via des prête-noms. Les appareils avaient changé plusieurs fois de propriétaires en quelques mois, pour tenter d’effacer des traces dans les registres officiels : un grand nombre de noms de fausses compagnies ayant servis à ça : Pacific Rim International, Rim Pacific, Rim-Pac, Pac-Rim, et même Rim-Yo-Mama LLC, tout ces firmes bidon pour un seul appareil ! Un peu comme pour le blanchiment d’argent : plus ça tourne, moins on le retrouve. Le Gulfstream de 1999 à 2000 avait eu auparavant comme propriétaire Stephen Adams, républicain, ayant offert 1 million de dollars pour la campagne électorale de Bush. L’homme était en cheville avec Michael Farkas, un juge de Miami très proche des mouvements ultra-nationalistes juifs en Israël. Les deux avaient fondé une entreprise avec Adnan Khashoggi, autre sulfureux personnage. A trois, ils ont grugé de 300 millions de dollars leurs actionnaires. Le DC-9, lui, appartenait à Richard Rainwater, le "George W. Bush’s biggest supporter" texan comme lui et surnommé "the power behind the throne". Le second propriétaire chez Skyway était la société Argyll, où figure Ramy El-Batrawi, ancien dirigeant de Titan Corp, liée directement au Homeland Security, et dirigeant également lié à la CIA. L’homme est lié à un industriel mexicain, Jose Serrano Segovia, propriétaire lui d’une compagnie de porte-containers, Gruppo TMM. Jusqu’ici rien à redire à son égard. A part qu’il y a dix ans déjà, on arrêtait un trafiquant chilien, Manuel Vicente Losada, pour avoir caché 5 tonnes de drogue dans un de ses bateaux. Celui-ci était amarré à... Guantanamo. En novembre dernier, la police mexicaine saisissait la bagatelle de 23,5 tonnes de coke sur la côte ouest du Mexique, à Manzanillo. Un port où, selon le directeur, il y a peu de temps encore un container entrant sous l’étiquette "vêtements" pouvait ressortir avec celle de "pneus". Onze tonnes de coke saisies à bord de containers de l’Esmeralda, un navire de Hong-Kong en provenance directe de Buenaventura en Colombie, puis le reste dans les cales. Un chargement signé Joaquin "El Chapo" Guzman, l’homme le plus recherché du Mexique. Le plus sanguinaire de tous, qui décapite ses opposants en couvrant leur corps d’un "pour leur apprendre à répéter" terrifiant. La somme représentée par la drogue brute, 400 000 millions de dollars, représente l’équivalent exact de l’aide américaine au Mexique pour lutter contre la drogue ! Revendue aux USA, la somme atteint 2,7 milliards de dollars.
En l’espace de six mois, c’est un peu moins de 10 tonnes de coke qui ont transité au Mexique via des avions appartenant en fait à la CIA. Dix tonnes, sans compter les autres vols sans incidents. En 2004, en France, on a saisi l’équivalent seulement de ce qu’il y avait dans le Gulfstream : le volume de cocaïne saisie en France en 2004 est de 4,4 tonnes. "Il a progressé de 7,5% par rapport à 2003, année qui constituait un record pour les services répressifs. L’Europe est ainsi devenue le deuxième marché visé par les narcotrafiquants après les Etats-Unis : sans doute 300 tonnes par an, soit dix fois plus qu’il y a dix ans" cite un site de connaisseurs.
Pour les rapports entre CIA et drogue, un prix Pulitzer, Gary Webb, avait démêlé tout l’écheveau dans un livre fort controversé sorti dès 1996. Pour lui, la drogue était distribuée dans les faubourgs de Los Angeles par les Contras nicaraguiens, protégés par la CIA, qui se servaient au passage pour payer les Contras. Webb fut retrouvé mort de deux balles dans la tête le 10 décembre 2004, après une campagne de déstabilisation sans précédent de la part des autorités américaines. Verdict du juge chargé de l’enquête : suicide !
Quatre ans après on en est toujours au même stade. La drogue suit toujours le même circuit, et l’un des pincipaux bénéficiaires de la "guerre à la drogue" est la CIA elle-même, qui se sert au passage de l’étiquette guerre aux narcotrafiquants pour effectuer tranquillement son propre trafic. En toute hypocrisie, le 12 décembre dernier, George W. Bush, dans la pose du "clean man" qu’il affectionne, décide de "geler les actifs d’un famille mexicaine". Le communiqué officiel indique que le gouvernement américain a annoncé "des sanctions contre Blanca Cazares, la soeur d’un baron mexicain de la drogue, et 22 de ses complices qu’il accuse d’opérer un réseau ’sophistiqué’ de blanchiment de l’argent tiré du trafic des narcotiques". Une grande et belle décision : les États-Unis "exposent au grand jour et sanctionnent une organisation majeure de blanchiment d’argent et s’en prennent aux fondements mêmes de l’organisation de trafic de drogue de Sinaloa", a commenté Mme Perino, sa porte-parole, sans même lever un sourcil. Pendant ce temps, en Floride, les vols ont repris, et à Guantanamo les Gulfstreams crashés ont été remplacés par des neufs. Sur les quais, les porte-containers attendent sagement la prochaine livraison.
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