Israël : le Lion se meurt... et maintenant ?
Ariel Sharon lutte contre la mort. Mais politiquement, il est déjà mort. Réalisme oblige, après la fin d’Arafat, une nouvelle ère commence. Laquelle ?
Le « Lion » se meurt. Pas de miracle médical en vue : « Soyons réalistes », dirait-il... L’Histoire bascule. Que faire ? « Attendre et Prier », comme l’écrit « Ha’Aretz ». Prier « pour le Premier ministre, l’homme qui ne peut pas être brisé, pour notre présent qui vole en éclats, et pour notre avenir qui est bloqué ». Prier, comme le font nombre de Juifs d’Israël et d’ailleurs, à l’appel de leurs autorités religieuses et civiles. Prier, comme le font Bush et quelques autres dirigeants de cette planète, qui savent bien que la lutte contre la mort d’ « Ariel » , le « lion » en hébreu, marque la fin d’une ère...
Prier et attendre. Et se préparer à tout, surtout à l’imprévisible... Sans Sharon, le paysage politique israélien change complètement, les prochaines élections en Israël s’annoncent différemment, et la donne du conflit israélo-palestinien change complètement. L’inconnu fait toujours peur. Mais comme Sharon l’a si bien illustré, jusqu’au cynisme, depuis longtemps, le réalisme exige de vaincre ses peurs, non de les entretenir. Alors, regardons « les choses en face ».
Controversé, Sharon l’est depuis longtemps. Il l’était même avant d’entrer en politique. Quoi qu’on pense de l’homme et de ses actions, ce n’est pas un homme « ordinaire » qui, blessé à la tête, risque de mourir, ou de survivre dans des conditions telles que sa mort politique est déjà là. Quelle vie, et quel destin ! Ce « paysan », comme il aimait le dire en se déclarant « agriculteur », sait mieux que quiconque les liens qui peuvent se tisser entre le sol et le sang... Avec tout ce que cela peut comporter d’héroïsme et de barbarie.
« Le bulldozer » n’est pas qu’un surnom imposé par sa stature ou par son tempérament, le mot est aussi et surtout inspiré par ses méthodes d’action, sur le terrain comme dans les bureaux et les salons ; sous l’uniforme comme dans ses costumes ou ses chemisettes... « L’homme qui fonce au feu rouge » : son biographe, Uzi Benziman, avait su trouver un titre pertinent. Le « Lion » a 72 ans, mais il grille les feux rouges depuis l’âge de 14 ans, époque de son engagement dans la Haganah, l’armée secrète des sionistes. Une vie militante qui force l’admiration, même de la part de ses adversaires. On se décrète pas « héros » : on est sacré par l’alchimie des événements.
« Bulldozer » ! Arik l’a été, en tout, et pour tout. Contre ses ennemis, bien sûr, mais aussi contre ses amis. La conviction envers et contre tous, y compris envers ses supérieurs hiérarchiques. Le souci de l’efficacité, d’abord. Poussé jusqu’au cynisme, alimenté par un machiavélisme pur et dur, mais toujours auto-légitimé par le souci du résultat, la volonté d’influencer le cours de l’histoire, le besoin de donner un sens, du sens, à ses actions, donc à sa vie. De laisser une « trace ». « Ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connaît, tu ne pourrais pas te tromper »... D’ailleurs, « ce n’est pas le but qui compte, c’est le chemin »... Lui, le laïc, avait un sens aigu du mysticisme, de la transcendance. Une forme de fondamentalisme ? Attention aux mots piégés...
Je l’ai rencontré trois fois.
Une fois, en privé, chez des chrétiens de Beyrouth, qui, l’année précédente, étaient à fond pro-palestiniens et affichaient un antisionisme proche de l’antisémitisme. Surprise.
Une fois, en journaliste suivant l’opération « Paix en Galilée » au Liban. Un bien vilain fiasco : la campagne qui devait durer deux jours s’est prolongée pendant 18 mois, dans le sang comme on sait, avec les massacres qu’on connaît... Stupéfaction.
Une troisième fois, à Jérusalem : l’interview que je voulais faire de lui sur la tragédie de Sabra et Chatila a tourné court. Déception.
- La première fois, il m’a semblé chaleureux, bon vivant, plein d’humour, riche de valeurs personnelles. Sympathie.
- La deuxième fois, il se posait en chef de guerre, fin stratège, meneur d’hommes hors pair. Admiration.
- La troisième fois, il m’est apparu comme un homme orgueilleux, sourd à toute remarque critique, comme autoprotégé par un bouclier anti-doute, bardé de certitudes, rendu inoxydable par ses ambitions. Peur.
Sa vie ? Elle deviendra légendaire, de son vivant...
- Guerre de 1948 : il commande (déjà) dans l’infanterie. Et il est blessé dans la bataille de Latroun.
- Dans les années 1950 : il dirige le « commando 101 » qui mène des opérations « spéciales » en territoire « ennemi », sans être prisonnier des « conventions de Genève » et des ordres officiels : le contre-terrorisme avec les armes du terrorisme.
- 1956 :Le voici dans les commandos parachutistes.
- 1967 : le voilà dans les blindés. Général de division à 37 ans !
- 1973 : le réserviste déjà entré en politique et rappelé en renfort fait figure de héros (encore) sur le canal de Suez et dans le Sinaï. C’est lui qui donne le coup fatal aux forces égyptiennes.
- 1982 : c’est lui l’architecte et le chef de chantier de l’opération au Liban.
- 2002 : sa visite provocatrice sur l’esplanade de la Grande Mosquée de Jérusalem déclenche la deuxième Intifada... qu’il combattra, avec la vigueur qu’on sait.
Son « activisme » ne fait pas des mécontents que chez ses ennemis. Il échappe de peu, à plusieurs reprises, à la cour martiale, pour désobéissance aux ordres...
Sur Sabra et Chatila, en 1982, après l’assassinat de son « ami Béchir Gémayel », il a été reconnu « indirectement responsable » par une commission d’enquête israélienne... C’est lui qui contrôlait le secteur. Ce sont ses troupes qui « ont laissé faire ». C’est Tsahal (qu’il dirigeait) qui a autorisé, sinon stimulé, les « massacres d’Arabes musulmans par des Arabes chrétiens » : 800 civils tués. Un carnage. Un charnier. Un scandale.
J’étais au Liban à l’époque : un spectacle d’inhumanité insoutenable... « Arik » ne s’est pas seulement défendu : il a attaqué en diffamation ceux qui ont osé l’impliquer dans cette « sale affaire », qui n’était pas la seule dans l’ordre de la vilénie, il est vrai... Ariel Sharon, criminel de guerre ? Oui, sans doute, peut-être, sûrement. Même les Belges ont essayé de lui faire un procès, au nom d’une jurisprudence territoriale généreuse, mais utopique.
Liban années 1980 : la barbarie à visage découvert et à figures multiples. Tous criminels, dans tous les camps... même quand les tueurs de tous bords se retrouvent dans un hôtel luxueux de Genève pour tenter une paix rendue impossible pour cause d’hypocrisie, de lâchetés internationales et d’ingérences inadmissibles.
Qui, des Syriens et des Israéliens, a fait le jeu de qui ? Et quel rôle, meurtrier, ont joué les « services » de puissances étrangères au Liban ? Le vrai procès reste à instruire, et il ne concerne pas que Sharon... Qui a fait le jeu des chiites ? Qui a fait le jeu du Hezbollah ? Qui a joué le plus et le mieux le rôle du pompier-pyromane ? Qui est le vrai responsable d’une bataille géopolitique où tout, y compris l’eau, a débouché sur la mort de Phénix, qui ne renaît plus de ses cendres ? Qui a le plus contribué à la mort d’un Liban qui se voulait multi-confessionnel, multi-culturel, terre de rencontres ? Sharon, en l’occurrence, n’a été qu’un acteur parmi d’autres... Ce qui n’excuse en rien ce qu’il a pu faire et laisser faire.
Assad-le-Syrien, soutenu par les « occidentaux », au bout du compte, s’en tirera mieux que lui. Et son successeur de fils aussi... Aujourd’hui encore, Damas, qui a plus malmené les « réfugiés palestiniens » que les Israéliens, qui a plus soutenu le « terrorisme international » que n’importe quelle « capitale arabe », qui a plus été outrageusement hypocrite (et affairiste) que n’importe quel centre « du mal », bénéficie d’indulgences, voire d’impunité, plus que d’autres.
La France, pour ne citer qu’elle, n’a jamais voulu faire toute la lumière sur l’assassinat de son ambassadeur Delamarre, en zone syrienne... Scandale de la lâcheté.
J’ai suivi un voyage officiel à Damas d’un premier ministre français (fort estimable par ailleurs) à l’époque. J’avais honte, non pour moi, mais pour la France. La raison d’Etat est trop souvent la déraison dans tous ses états.
Le régime syrien aujourd’hui reste celui qui, dans la région, s’est le plus et le mieux accommodé de la chute de l’URSS. Pourquoi ? Sharon a toujours été ferme sur le Golan. Il suffit de visiter la région pour reconnaître qu’il a eu raison. Au-delà des slogans, il y a les réalités. Sharon avait la capacité de bien exploiter les déboires syriens dus aux suspicions internationales qui pèsent sur les attentats qui ont frappé au cœur et à la tête les démocrates de Beyrouth. Il importe plus que jamais que les Européens ( les Français en particulier) soutiennent jusqu’au bout les enquêtes internationales déclenchées....
Je ne vois pas la plaine d’Alsace accepter d’être sous des canons ennemis plantés sur le Mont-Saint-Odile... Israël dans ses frontières de 1948, c’est...17 kilomètres de large. Moins que la plaine d’Alsace, entre Vosges et Forêt noire. De bons esprits « progressistes » devraient réapprendre la géographie... Passons. Nous n’évoquons cela que parce que ces circonstances expliquent à elles seules les difficultés d’agir de Sharon, sans excuser ses excès, ses bavures, voire ses actes irresponsables. « A la guerre comme à la guerre » : cela ne doit jamais servir d’excuse quand on se veut « démocrate » et « défenseur de valeurs »...
Sharon a rencontré énormément de difficultés, parce qu’il n’a jamais hésité, non plus, à se retourner contre ceux qui ne comprenaient pas l’exigence des évolutions. Il était, dans son genre, à son échelle, et à sa mesure, le « de Gaulle de l’Algérie française qui donne son indépendance à l’Algérie », le « Beguin-le-faucon qui fait la paix avec Sadate », le « Rabin-le-dur qui met en route un processus de paix ». C’est lui, le vainqueur du Sinaï, qui évacue par la force les « colonies » israéliennes installées là-bas. C’est lui qui ordonne l’évacuation des « colons » juifs de Gaza. C’est lui qui aurait pu imposer aux Israéliens des retraits (calculés) de Cisjordanie.
Mais ce n’est sûrement pas lui qui aurait pu régler le problème-clef que les accords d’Oslo ont eu tort de mettre entre parenthèses : celui de Jérusalem... Du statut de cette ville, trois fois sainte, par lequel toute « feuille de route » pour une solution de règlement doit commencer, et non finir.
Regardez et méditez l’histoire, sous toutes les latitudes : les « vraies paix sont négociées à partir de positions de force, non à partir d’aveux de faiblesse ». Ce ne sont pas jamais les « pacifistes » qui font la paix. Parce que la qualité des « bonnes intentions » ne sert à rien. Tout est dans le Faust de Goethe. Les meilleures des intentions peuvent provoquer les pires des catastrophes... Sharon, dans cette perspective, part, politiquement, d’une façon inopportune. Et ce n’est évidemment pas de sa faute.
En Palestine, les élections vont être perturbées. On imagine qui peut le plus tirer parti de sa disparition politique sinon physique : le Hamas, les islamistes, les plus extrémistes. Soutenus par les pires (faux) « alliés » de la « cause palestinienne », des Iraniens aux « al-quaïdiens »... Dans le monde dit « arabe » (qui n’a aucune unité), les nouvelles incertitudes nées de la disparition politique de Sharon vont favoriser les pires manœuvres. Il est clair que les Palestiniens ne sont pas les seuls à ne pas pleurer Sharon...
En Israël, la gauche travailliste « new look », dirigée par Amir Peretz, peut espérer en tirer parti, mais par défaut. Tout le jeu est en fait redistribué... Refaites vos jeux. Impair, et ne gagne pas forcément. La droite extrême va aussi bénéficier de la fin de l’espérance « centriste » lancée par la « main de fer » devenue « gant de velours ».
Le « lion » est frappé, alors que sa cote de popularité est au plus haut dans l’opinion israélienne. Malgré l’hostilité de la droite extrême, qui le traite de « traître », et de la gauche pacifiste, qui le considère toujours comme un « faucon », malgré les problèmes engendrés par les affaires de fraudes et de corruption qui concernent son fils et l’éclaboussent, c’est lui qui incarne, depuis ses décisions courageuses sur Gaza, l’espoir de concilier « paix et sécurité », « fermeté et ouverture », « force et dialogue », pour Israël.
Son parti, Kadima, partait gagnant pour le scrutin du 28 mars. Mais, comme le souligne le Jérusalem Post, « que restera-t-il de ce parti sans lui ? ». Ce n’est pas Shimon Pérès qui a quitté les travaillistes pour le rejoindre qui peut jouer les leaders : son âge limite son action. Et ses adjoints n’ont pas pour l’heure le charisme nécessaire : les journaux israéliens citent notamment le ministre des Finances et vice-Premier ministre, Ehoud Olmert, qui assure l’intérim à la tête du gouvernement, le ministre de la Défense, Shaul Mofaz, et celui de la Justice, Tzipi Livni.
Voici Israël en manque de leader charismatique. Voici surtout une nouvelle époque. De l’ère des pionniers, côté israélien, seul survit Shimon Pérès. Côté palestinien, depuis la mort d’Arafat, personne ne s’impose... 2006, l’année de toutes les éventualités. Des pires comme des meilleures. Prions, si l’on croit en Dieu. Et attendons. L’agonie du Lion, Ariel dit « Arik », est l’occasion de bien des réflexions... Questionnons les questions...
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