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L’Irak chiite contre l’Irak sunnite

La destruction spectaculaire, mardi 21 février, du mausolée chiite de Samarra est sans doute une prémisse de future guerre civile en Irak. Déjà, l’attentat du samedi 7 janvier dernier, près du mausolée de Hussein à Karbala, qui a fait 44 morts et 85 blessés, venait annoncer la transformation probable de l’instabilité irakienne en un conflit confessionnel. Oubliez les sempiternelles prédictions sur une éventuelle confrontation entre un Occident chrétien sur la défensive et un monde musulman pressé d’en découdre. Ici, le combat est intérieur. Il trouve ses origines dans le cœur même de l’islam.

Beaucoup redoutent que les chiites, majoritaires dans le pays, ne puissent, à l’instar de leurs voisins iraniens, fonder la seconde République islamique dont le dogme serait le chiisme duodécimain. Ce cauchemar, il n’y a pas que les occidentaux qui le font : les sunnites d’Irak voient dans le jeu démocratique actuel la défaite du sunnisme face au chiisme en terre mésopotamienne. La rivalité entre les chiites et les sunnites perdure, depuis des siècles, et le combat qui se joue actuellement n’en est qu’une manifestation de plus.

Pourtant, l’antagonisme entre les deux forces islamiques ne devrait pas être pris à la légère. Il pourrait en partie expliquer les violences quotidiennes que subit le pays, et présager un futur plus sombre encore pour l’avenir de la démocratie au Proche-Orient. Si l’Iran est resté discret jusqu’ici, c’est qu’il a bien pris conscience des enjeux stratégiques qui se déroulent présentement chez son voisin. L’avènement du chiisme en Irak sera, sans aucun doute, sa plus grande victoire théologique depuis la Révolution iranienne de Khomeiny en 1979.

Aux sources de l’Islam

À sa mort, en 632 de notre ère, le prophète de l’Islam laisse une communauté dans le désarroi. Se considérant comme le dernier messager, Mahomet confie le soin aux musulmans de régler sa succession à la tête de la nouvelle religion qui s’annonce alors en Arabie. Les sunnites estiment que le « Sceau des prophètes » clôt définitivement la révélation. Le chef qui lui succédera doit être issu de la sphère politique, son rôle étant d’appliquer la loi coranique. Une conception que refusent alors les chiites. Pour eux, l’inspiration divine ne se termine pas à la mort du Prophète. Bien au contraire, le meneur qui doit lui succéder est tenu de détenir le pouvoir spirituel dont la science divine se nomme : l’imamat. Pour les chiites, Mahomet a bel et bien désigné son successeur, il s’agit d’Ali, le mari de sa fille Fatima.

Seul Ali possède la légitimité de transmettre à ses descendants (imams) les clés qui permettent d’extraire la vérité dissimulée du texte sacré, le Coran. C’est pourquoi ils considéreront les trois premiers califes sunnites (Abû Bakr, Omar et Othman) comme des imposteurs et des hérétiques. Étymologiquement, le terme chiisme vient de shî’at ’alî, le parti d’Ali. Malgré la contestation, Ali devient calife, mais pour une courte durée seulement. Il est assassiné en 661 par une secte dissidente, les kharidjites, qui ne lui pardonnent pas d’avoir accepté un arbitrage, manigancé selon eux par les sunnites, le destituant de son califat. Enterré à Nadjaf, son mausolée est le haut lieu du pèlerinage chiite en Irak. Ses fils, Hussein et Hassan, seront à leur tour massacrés à Karbala, située au sud de Bagdad. Considérés comme des martyrs, leur mort consomme définitivement la fracture entre les deux courants, qui ne cesseront dès lors de se haïr.

Majoritaires en Irak et en Iran, les chiites duodécimains honorent 12 imams. Le 12e imam considéré comme le mahdi (l’annonciateur du jugement dernier) vit en occultation depuis le Xe siècle, pour ressurgir victorieusement à la fin des temps. Ne représentant que 10 % de l’ensemble des musulmans, les chiites vont généralement garder un profil bas, évitant d’attirer l’attention sur eux, pour échapper aux persécutions dont ils seront néanmoins l’objet. Au fil des siècles, des doctrines très élaborées vont se développer au sein du monde chiite, enrichissant la philosophie, la cosmologie, la gnose et l’expérience mystique de plus de 120 millions de fidèles. En de rares occasions, les chiites vont réussir à prendre le pouvoir, et même créer de véritables dynasties (comme sous les Fatimides et les Bouyides), mais ils se réfugieront généralement dans l’opposition. Patients de nature, les chiites vont attendre leur tour. Ils savent que seul le véritable islam, dont ils sont les uniques dépositaires, sera vainqueur.

Face à l’obstination des chiites, qui n’ont jamais oublié d’avoir été trahis, les sunnites ont vite compris que leurs rivaux n’abandonneraient jamais leurs prétentions séculaires à établir l’observance chiite pour l’ensemble du monde musulman. Les sunnites vont alors faire en sorte d’empêcher la propagation du chiisme. Ils jugeront qu’il faut tout faire pour éradiquer ce mouvement, qualifié d’infidèle. Leur acharnement à poursuivre cet objectif est éloquent puisque, encore aujourd’hui, les chiites sont considérés par certaines figures religieuses comme l’une des menaces les plus sérieuses contre l’orthodoxie sunnite.

L’ère Saddam

Même si la constitution irakienne de juillet 1970 garantissait la liberté du culte et interdisait toute discrimination religieuse, le parti nationaliste arabe Baas a fait en sorte de dominer la majorité chiite dans un étau institutionnel limitant considérablement leurs droits démocratiques. L’oligarchie sunnite qui entoure alors le dictateur Saddam Hussein voit dans le panarabisme qui soulève les nations arabes de l’époque l’occasion d’accomplir la mission d’élimination du mouvement chiite, dont la Révolution de Khomeyni en Iran voit l’instauration dans un régime théocratique gouverné par les Ayatollahs. Soutenu par les monarchies pétrolières wahhabites (courant fondamentaliste sunnite) et par les principales puissances occidentales, Saddam Hussein s’engagera dans une guerre avec l’Iran qui durera plus de dix ans. Les révoltes chiites irakiennes seront toutes réprimées dans le sang, pour culminer avec le soulèvement des populations des régions à majorité chiite d’Irak en mars 1991. Cette insurrection verra la destruction partielle, par les autorités, des villes saintes de Karbala et de Nadjaf, ainsi qu’une répression hors du commun, tuant plusieurs dizaines de milliers d’habitants.

L’invasion américaine de 2002, la capture de Saddam Hussein en 2003 et l’instauration d’élections législatives « démocratiques » en 2005, semblent annoncer que le jour est peut-être enfin venu pour les chiites irakiens. Au-delà des intentions d’ériger une nouvelle République islamique aux côtés d’un Iran pressé de se nucléariser, le cauchemar que redoutent les occidentaux risque de précipiter une guerre civile que les sunnites radicaux espèrent ardemment. Le combat entre l’islam chiite et l’islam sunnite n’est pas encore terminé.


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1 réactions à cet article    


  • Sylvain Reboul Sylvain Reboul 7 mars 2006 12:38

    Votre article est remarquable de clarté et répond excellemment à la relative inculture de ceux qui prétendent régir de l’extérieur un monde musulman prétendument unifié ou, pire, le réduire au terrorisme soi-disant islamiste, au risque de provoquer ce qu’ils redoutent le plus : une guerre civile aux allures de surenchères « islamiste » sanglante (et non pas islamique) au Moyen-Orient et ailleurs (Pakistan par exemple).

    La différence théologico-politique à laquelle vous faites allusion, sans développer toutes ses implications politiques, entre sunnites et chiites pose le problème le problème du rapport ambigü entre la religion et la politique non pas chez les musulmans de base mais pour les imams et autres ayatollas ou précheurs des mosquées. Si je vous comprends bien les sunnites auraient révoqué toute révision ou interprétation nouvelle du Coran sur le plan religieux et auraient confié le pouvoir poltique à des califs chargés d’appliquer la loi coranique sans modification, alors que les chiites, parce que la révélation n’est pas terminée, auraient dissocié la religion qui reste ouverte à de nouvelles interprétations du Coran et la politique qui, bien qu’autonome, reste soumise à la critique religieuse de ses buts et moyens (donc relative séparation entre pouvoir spirituel et temporel) .

    Mais on comprends mal alors en quoi le régime iranien et chiite semble revenir, au moins dans les faits sinon formellement, sur cette dissociation sauf à penser qu’une seule interprétation s’impose aujourd’hui pour eux à la politique ce qui semble en contradiction donc avec leur position initiale. Ce modèle iranien est-il de même nature que celui de Sistani, chhite irakien originaire d’Iran ?

    Pouvez vous nous éclairer sur cet apparent paradoxe et répondre à la question qu’il soulève concernant la situation irakienne ?

    Merci de votre réponse.

    Le rasoir philosophique

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