Torture, secret d’Etats : Américains, Britanniques et Marocains, pieds et poings liés
Des parlementaires britanniques ont interpellé mardi le gouvernement pour l’alerter sur les dérives des services secrets, suspectés de complicité de torture sur des prisonniers accusés d’activités terroristes et détenus à l’étranger, comme ce fut le cas pour Binyam Mohamed
Ce mardi, une étape décisive a été franchie : le comité parlementaire mixte portant sur les droits de l’homme a publié un rapport dénonçant l’opacité des ministres de tutelle et des services secrets (MI5 et MI6) quant aux allégations spécifiques de complicité de torture dans diverses affaires de « combattants ennemis » capturés par les forces spéciales américaines et « sous-traités » dans les geôles de certains Etats alliés. Cette étude, dévoilée par le quotidien The Guardian et dirigée par un avocat membre du parti travailliste, Andrew Dismore, fustige le « mur du secret » qui entoure le sujet et condamne la « déficience du système sécuritaire » que l’attitude hermétique des autorités laisse supposer. Précisément, ce sont les conditions de détention et les techniques d’interrogation qui sont mises en accusation par ces parlementaires qui exigent une enquête indépendante .
CIA, tour opérateur de la torture
Le renseignement britannique est sous pression : cette attaque en règle fait suite à la révélation, transmise vendredi dernier par deux juges de la Haute Cour, concernant la présence d’un agent du MI5, surnommé « Témoin B », au Maroc à la période durant laquelle un résident britannique, Binyam Mohamed, était détenu et torturé par ses geôliers marocains, à la demande expresse de leurs commanditaires américains. Comble du hasard, cet officier était également celui qui avait interrogé Mohamed à la suite de son arrestation au Pakistan, en avril 2002. Le MI5, embarrassé, reconnaît la présence concomitante de l’agent au Maroc mais dément formellement que celui-ci ait pu participer de près ou de loin aux séances de torture ou avoir connaissance de son lieu de détention. Lord Justice Thomas, un des juges responsables de cette divulgation qui s’accompagne de la révision inhabituelle d‘un jugement antérieur, fournit pourtant des éléments précis : alors que Mohamed était retenu en captivité au Maroc entre juillet 2002 et janvier 2004, trois visites y ont été effectuées par « Témoin B » entre novembre 2002 et février 2003. Le MI5 concède tout au plus avoir proposé à la CIA , responsable des interrogatoires, une liste de 70 questions à poser à leur ressortissant/résident britannique et avoir obtenu en retour , sur l’espace de deux ans, cinq débriefings leur permettant d’évaluer la « dangerosité » imputée à Binyam Mohamed. La convergence des nouveaux indices est dorénavant probante : Scotland Yard vient d’annoncer l’ouverture d’une enquête criminelle sur les agissements de cet agent toujours couvert par le MI5.
Six années et dix mois de détention abusive : c’est le prix à payer pour s’être retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. C’est aussi le temps pour réussir « un doctorat en torture et maltraitances », confessera avec une sombre ironie Mohamed à sa libération de Guantanamo.
Arrivé sur le sol britannique en 1994 à l’âge de 15 ans , le jeune homme fait une demande d’asile, après avoir quitté les Etats-Unis où son père, cadre responsable dans la compagnie Ethiopian Airlines et jugé politiquement dissident dans son pays d‘origine, aura un temps songé à s’installer. Le jeune homme perd ses repères au royaume de Sa Majesté la Reine et prend insidieusement la tangente : les drogues douces puis dures lui servent d’échappatoire. Devinant qu’il devient un toxicomane latent, le jeune Binyam se ressaisit à la suite d’une discussion avec un ami sur le parcours de Malcom X et décide alors de se convertir à la religion de sa mère : l’Islam.
Mai 2001 : son désir d’engagement auprès des indépendantistes tchétchènes, dont il épouse la cause à distance, l’amène à prendre la route de l’Asie, via l’Afghanistan. Il y intègre un camp d’entraînement militaire où d’autres desperados, comme lui, des causes dites musulmanes se côtoient, dans une ambiance de brigade internationale. Lorsque le 11-Septembre se déploie à Manhattan et sur les écrans du monde entier, Binyam est à l’hôpital de Kaboul, souffrant des maux typiques d’un dépaysement précipité. Les évènements qui vont suivre sur la terre afghane l’incitent à reprendre le chemin vers ce qu’il considère encore comme son « foyer » : la Grande-Bretagne. Muni d’un faux passeport, il est arrêté au Pakistan en avril 2002, soupçonné d’être un fantassin au service d’Al-Qaïda. Sous la torture, il avouera, pour en finir, avoir comploté un attentat à la « bombe sale » au cœur de New York, bien qu’aucun élément matériel ni témoignage concordant ne vienne corroborer cette affirmation extorquée par la contrainte physique.
Présomption de culpabilité
L’engrenage est déclenché : découvrant par hasard que Binyam est issu d’un quartier londonien surnommé « Little Morocco » en raison de la présence d’une importante communauté marocaine, les officiers américains de la CIA l’expédient au royaume chérifien afin de le faire « craquer » sur l’identité d’éventuels complices qui auraient été ses voisins d’immeuble... « Vous êtes coupable jusqu’à ce que vous prouviez votre innocence », lui dit froidement un Américain à Karachi, avant le transfert. Et pendant dix-huit mois, le jeune homme connaîtra sa pire détention sur près de sept ans, du moins sur le plan physique : brimades constantes, privations de sommeil, mutilations sexuelles, entre autres sévices.
Moralement, c’est par la suite, envoyé à nouveau ailleurs, cette fois-ci en Afghanistan, dans le camp surnommé « Dark prison » de Kaboul et dans celui de Bagram, tout au long de l’année 2004, qu’il traversera les pires tourments psychiques comme, par exemple, cette pratique saugrenue qui consistait à lui faire écouter en boucle l’album « The Eminem show », à tel point que sa santé mentale en aura été profondément altéré. Néanmoins, le moment le plus déchirant, selon lui, aura été ce jour au Maroc où il a compris que les questions qu’on lui posait étaient transmises par des agents britanniques.
De l’Afghanistan à Guantanamo Bay : les quatre dernières années de sa captivité se dérouleront dans cette zone grise juridique, réservée ni aux criminels ni aux prisonniers de guerre mais aux « combattants ennemis ». Dans ce sinistre camp, dans lequel croupissent encore 229 détenus, pour la majorité Yéménites, les gardiens auraient eu tendance ces derniers temps à se défouler d’après Mohamed, libéré en février. L’engagement formel d’Obama de faire fermer la zone au début 2010 aurait suscité le relâchement des matons qui profiteraient dès lors de cette dernière phase pour faire de la surenchère dans l’humiliation. Quant au président américain, sa résolution affichée d’en finir avec l’ère Bush contraste, par exemple, avec l’invocation, faite en février par l’Administration de la Maison Blanche devant une cour spéciale de San Francisco (Ninth Circuit Court of Appeals), du recours au « secret-défense » pour ne pas donner de suite aux actions judicaires intentées par les avocats de Binyam Mohamed. A ce jour, la procédure engagée par l’ancien détenu aura néanmoins permis à ce que Jeppesen Holdings, filiale de Boeing responsable des « vols fantômes » de la Cia transférant les détenus, soit amenée à publier prochainement les itinéraires géographiques empruntés, et dès lors, les complicités étatiques, dans le cadre d’un programme illégal au regard du droit international.
Le silence ou le carnage
Et comme si le scandale d’une complicité britannique dans la torture réalisée en sous-main par l’allié marocain n’était pas suffisant, une autre polémique est en train d’émerger. Les autorités américaines viennent de faire explicitement pression sur leurs alliés britanniques afin qu’ils ne permettent pas la publication d’un document compromettant pour la CIA : ce texte, long d’à peine sept paragraphes , confirmerait la nature et l’ampleur de la torture commanditée par les Américains, supervisée par les Anglais et appliquée par les Marocains. La secrétaire d’Etat, Hillary Clinton , adoptant la même stratégie appliquée l’été dernier par les faucons de l’administration Bush, a fait savoir à son homologue David Miliband que la coopération des services secrets entre leurs deux pays serait interrompue si ce papier explosif était relâché par la Haute Cour britannique. Cette juridiction étudie actuellement sa marge de manoeuvre en ce sens. Le chantage ne s’arrête pas là puisqu’Hillary a surenchéri, en insinuant que des vies en Grande-Bretagne seraient menacées si ce document était publié et qu’il était donc de l’intérêt national mutuel de préserver la censure de ce papier décidément bien sulfureux.
Samedi dernier, les juges ont transmis une requête auprès du ministre Miliband, lui demandant de confirmer personnellement les dires de sa conseillère juridique, Karen Steyn, qui reprend également la menace suggérée par la secrétaire d’Etat, et ce afin de pouvoir rendre leur décision de publier ou non ce texte, en connaissance de cause. Le chantage américain est limpide : faites disparaître ce document gênant ou vous serez responsable des futures actions terroristes sur votre sol qui en découleront. En termes feutrés, il s’agit là d’une tentative d’obstruction de justice.
Comme une version sinistre des « trois singes de la sagesse », les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et le Maroc réagissent de concert, unis qu’ils sont dans les liens secrets de la torture : l’un ne voit pas, l’autre n’entend pas, le dernier ne parle pas. Pendant ce temps, Binyam Mohamed et tous ceux qui ont parcouru l’enfer « pavé des bonnes intentions » proclamées de l‘anti-terrorisme, se reconstruisent, priant Dieu et les hommes que justice soit faite. Les principaux responsables de la « chaîne de commandement » de la torture sont toujours libres, eux, d’aller et de venir. Pour combien de temps encore ? *H*H*
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