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Turquie : une politique de l’autruche ?

Ça y est, la Turquie, après quarante ans d’antichambre, a enfin enclenché les négociations qui devraient, d’ici dix à quinze ans, lui ouvrir les portes de l’Union européenne. A l’issue du récent psychodrame sur l’air de « j’entre, j’entre pas », messieurs Straw, Erdogan et Gül avaient le sourire de ceux qui viennent de remporter une victoire de haute lutte. Pourtant, bien que je sois plutôt favorable à cette adhésion, je pense qu’il y a de nombreuses raisons qui, malheureusement, l’empêcheront d’aboutir. La principale est l’aveuglement, non seulement des dirigeants turcs, mais aussi de leur peuple, majoritairement incapables, de percevoir, de sentir ce que la Turquie représente, dans l’imaginaire autant que dans la réalité, pour les peuples de l’Union européenne. Ou plutôt, je dirais qu’ils ne veulent pas voir. Cette politique de l’autruche, qui consiste à croire que le problème sera résolu principalement par des discussions techniques sur le textile, l’agriculture, l’émigration et les taux de change, les conduit droit dans le mur.

En effet, la décision ultime reviendra non pas aux chefs d’États, mais à certains peuples européens. Il est déjà acquis que les Français et les Autrichiens seront consultés par référendum. Comme la majorité des autres peuples de l’Union, ils sont opposés à l’adhésion turque à environ 70%. Pour passer sous la barre éliminatoire des 50%, il faudra que rapidement (pas dans quinze ans, le temps ne joue pas en sa faveur...) la Turquie donne des signes forts d’un changement profond de sa « vision du monde ». Or, aujourd’hui, cette vision collective et populaire, vision de soi et vision des autres, reste imprégnée, formatée par le kémalisme, et elle n’est pas soluble dans l’Union. C’est pourquoi une profonde révolution culturelle est nécessaire : la Turquie doit se libérer du kémalisme, comme autrefois le kémalisme l’a libérée du califat et de l’empire ottoman. Car, en fait, le kémalisme, on me pardonnera cette simplification, n’est, dans le meilleur des cas, qu’une adaptation de la Turquie des années 1920/1930 à l’esprit de la IIIe République française d’avant 1914 : laïcité proclamée et nationalisme inquiet, donc à fleur de peau, loi de 1905 et Alsace Lorraine ! Et avec les mêmes certitudes du bon droit, d’un destin particulier, voire d’une mission. Ce positionnement idéologique était peut-être justifié pour reconstruire la nation en 1923, mais sa fossilisation et l’isolement qu’il génère aujourd’hui ne sont pas compatibles avec le projet européen, ses abandons nécessaires de souveraineté, la confiance réciproque, et la relativisation historique de l’idée de nation. Ce nationalisme exacerbé et anachronique a conduit la Turquie et son peuple dans quelques impasses fondées sur des tabous. J’en aborderai trois.

 

* Le peuple turc étant bon par essence, une sorte de peuple modèle, il est ontologiquement impensable qu’il puisse avoir commis les horreurs que l’Occident (par la voix de ses diplomates et de ses historiens) lui reproche. Ainsi, prononcer les simples mots « génocide » et « arménien » relève non pas du débat historique, mais du crime de lèse-majesté nationale. Il y en a quelques autres, et tant que la Turquie moderne ne sera pas capable, par une sorte de thérapie collective, de regarder son passé, son histoire avec ses heures de gloire, sa civilisation, mais aussi sa violence, son intolérance, son aveuglement, elle ne pourra entrer dans le concert des grandes nations européennes : celles-ci, à défaut de consensus, débattent toutes des sombres périodes de leur histoire. Il faudra bien qu’un jour les Turcs admettent que des Turcs (bien aidés, je l’admets, par les tribus kurdes de l’Est) ont fait disparaître, en 1895 (200 000 à 300 000 morts) et en 1915 /1916 (un million à un million et demi de morts), plus de la moitié des Arméniens, tuant beaucoup, majoritairement les hommes, se partageant les jeunes femmes, vendant des enfants comme esclaves... Sans oublier que, dans la folie de ce sanguinaire nettoyage, ethnique autant que religieux, ont été éliminés aussi des milliers (100 000 à 300 000 ?) de chrétiens orientaux, syriaques et assyriens. En admettant cette gigantesque tuerie, la Turquie deviendrait un peuple européen ordinaire, un peuple du jour et de la nuit, comme l’Espagne, où Cervantès et Le Greco font contrepoint à l’expulsion et à la mort des Morisques comme à la destruction du Mexique aztèque et du Pérou inca ; comme l’Allemagne, qui selon la formule lapidaire, nous a monté combien le chemin était court de Weimar (Bach, Goethe, Schiller) à Buchenwald (huit km, je crois !) ; comme la France, aussi, la Grande Nation... avec le sac du Palatinat, la Terreur et le massacre des Vendéens (pas de liberté pour les ennemis de la liberté !), la répression napoléonienne en Espagne ou bien encore ses guerres coloniales.

 

* la Turquie agite, comme un étendard, sa laïcité pour couper court à toute critique sur son engagement musulman, voire islamiste. Oui, il y a bien là un deuxième tabou. La République est laïque, le contester en Turquie est impossible, et en Occident c’est devenu un lieu commun. Et pourtant... Quel peut bien alors avoir été le sort des 300 000 à 350 000 chrétiens qui vivaient encore en Turquie après le génocide de 1915, et les échanges de population gréco turques de 1923 ? La population turque ayant presque quadruplé depuis cette date, ces chrétiens d’une république laïque, qui traite tous ses citoyens à égalité, devraient donc aujourd’hui compter entre un et deux millions d’âmes... or ils ne sont plus que quelques dizaines de milliers, et en voie de disparition. La plupart ne sont pas morts : ils sont partis. La République n’a jamais imaginé qu’elle avait des devoirs envers eux. Citoyens de seconde zone (Amis Turcs, citez-moi un militaire de haut rang, un juge, un ministre chrétien en Turquie... alors que, plus urbains, ils ont un niveau d’éducation supérieur à la moyenne nationale), ils sont partis ; victimes de discriminations et de mauvais traitements, ils ont décidé que, malgré une présence multimillénaire dans ce pays, leur pays, il n’y avait là aucun avenir pour leurs enfants. Parties dans les années 1950/1960, les dizaines de milliers de Grecs orthodoxes alors encore présents à Istanbul, partis dans les années 1970/1990 les cent mille Syriaques de l’Est. Les Grecs ont été mollement défendus contre des émeutiers musulmans, tandis que les Syriaques se voyaient interdire l’enseignement de leur langue, celle du Christ, l’araméen, et détruire leurs livres (la Bible en turc pour tous !) Enfin, ils n’ont plus supporté, à la fin du XXe siècle, que l’enlèvement, à l’Est, d’une jeune fille chrétienne par un Kurde musulman ne fût toujours pas considéré comme un problème relevant de la justice. Ces gouvernements de la République laïque ont en fait toujours soutenu l’Islam, et toujours plus marginalisé le christianisme : pourquoi ces gouvernements autorisent-ils sans difficulté la construction de milliers de mosquées, alors que les deux mille chrétiens d’Ankara n’ont jamais (oui, jamais !) pu obtenir l’autorisation de construire une (petite) église ? Pourquoi, après l’incendie du Patriarcat oecuménique de Constantinople (Istanbul), a-t-il fallu près de cinquante ans, et la pression d’une naissante réconciliation gréco turque, pour obtenir l’autorisation des travaux de restauration ? Pourquoi est-ce le gouvernement, officiellement laïc, formé de musulmans uniquement, qui, in fine, choisit le Patriarche ? Pourquoi avoir fermé tous les séminaires, et pratiquement tous les monastères ? Si ce n’était pas pour faire disparaître le christianisme d’une terre devenue musulmane, c’était, pour le moins, donner un os à ronger aux islamistes. Paradoxalement, les minoritaires chrétiens sont mieux traités dans des pays arabes à religion officielle musulmane, comme la Jordanie : aucun pays arabe à minorité chrétienne n’a eu une politique anti-chrétienne aussi scandaleuse (et efficace !) que la laïque Turquie. (Pour approfondir la réflexion sur cette situation et sur l’érosion de la présence chrétienne, on peut se reporter au dernier chapitre « Les chrétiens de Turquie » de la somme de J.P Valogne : Vie et mort des chrétiens d’Orient, Fayard, 1994.) La République turque est laïque ? Non, la répétition à n’en plus finir de cette formule n’est qu’un écran de fumée : elle l’était déjà peu sous Kemal, elle ne l’est vraiment plus depuis le passage de Turgut Ozal à la tête du gouvernement, dans les années 1980. Ce n’est pas avec le gouvernement actuel qui se revendique « démocrate musulman » que les choses vont changer. En fait, cette laïcité kémaliste n’avait qu’un but : affaiblir et contrôler l’islam, après l’abolition du Califat, et certainement pas donner l’égalité au citoyen chrétien. Dans les années à venir, sous la pression de l’Union, la Turquie fera peut-être quelques efforts peu coûteux : il n’y a pratiquement plus de chrétiens, et tant de bâtiments en ruines, que le christianisme en Turquie relève principalement de l’archéologie.

 

* Pour terminer, un troisième point : Chypre. L’armée qui, il n’y a pas si longtemps, exerçait encore le pouvoir sous la dictature du général Evrem, ne lâche pas les rênes facilement. Pour certains aspects de la vie politique turque, elle dicte encore ses volontés, sous la forme de lignes rouges à ne pas franchir : en particulier pour la question chypriote. Laissant de côté les raisons et les justifications (pour certaines tout à fait recevables) de la présence de l’armée turque dans le Nord de Chypre, je m’interroge sur son maintien, alors que Chypre est membre de l’Union européenne depuis un an. Empêtrée dans cet état d’esprit que je qualifiais précédemment, en faisant référence à la France revancharde de 1914, l’armée, comme la nation, refuse tout recul, tout compromis qui passerait pour un abandon d’une cause nationale. Cet anachronisme est extrêmement coûteux en terme d’image : que les généraux et les politiques turcs ne le comprennent pas est un désastre. Pourtant, quel geste de confiance aurait représenté, avant le référendum chypriote de 2004 (et même le nôtre de 2005, pour d’autres raisons), le retrait des troupes turques de Chypre, pour confier la garde des intérêts chypriotes turcs à une force européenne... Mais ils ne l’ont pas fait : l’Union dans laquelle ils veulent entrer ne leur inspire pas confiance ! C’est incroyable, mais surtout triste, et tragique.

 

En l’absence d’un geste significatif sur ces points, je ne crois pas que le seul lobbying de certains États de l’Union, ou le marketing de certaines élites européennes et turques, change l’image de la Turquie vue par les peuples européens. Que les dirigeants turcs ne comprennent pas que ces peuples européens, qui voteront finalement au terme du processus d’adhésion, ont besoin de ces signes forts, est désespérant : l’attitude du premier ministre Erdogan laisse peu d’espoir. Or, le temps joue contre la Turquie : plus elle fera attendre, braquée dans ses certitudes (l’attitude de Abdullah Gül sur Chypre il y a quelques jours en est un triste exemple), moins l’opinion européenne lui sera favorable ; plus elle défendra âprement son pré carré, moins elle sera perçue comme un partenaire, une amie : amis Turcs, vous êtes le premier pays candidat qui donne l’impression qu’il considère comme un adversaire l’Europe, dans laquelle il veut pourtant s’intégrer ! Dès lors que vous voulez entrer en force, sans rien rabattre de votre fierté nationale, dépassée et parfois déplacée, l’argument se retourne inexorablement contre vous : les Européens, eux aussi, vous perçoivent de plus en plus comme un adversaire. Dépêchez-vous, Messieurs, d’un bond il faut sauter de 1923 au début du XXIe siècle ! Dépêchez-vous, la fenêtre de tir pour votre adhésion est en train de se refermer ; je crains même qu’elle ne soit déjà fermée, si l’on en croit l’analyse des référendums négatifs de 2005.


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