« C’est vrai qu’il y a un problème » ou la représentation nationale selon un chien de garde
En 1932, Paul Nizan publiait Les Chiens de garde, un pamphlet dirigé contre les philosophes et écrivains de l’époque qui s’imposaient en gardiens de l’ordre établi. En 1997, Serge Halimi a publié Les Nouveaux chiens de garde. Il reprenait le propos de Nizan et dénonçait les journalistes, éditorialistes et experts qui monopolisent les médias et sont les gardiens de l’ordre social. En janvier 2012, le film Les Nouveaux chiens de garde est sorti en salles et démontre de manière quasi scientifique comment une poignée d’hommes tient l’opinion et comment tout avis remettant en cause l’ordre libéral établi est marginalisé et exclu des médias dominants.
Après Alexandre Adler, Axel de Tarlé et Caroline Roux, la matinale d’Europe 1 me donne une nouvelle occasion d’étudier le travail d’un chien de garde.
Chaque matin sur Europe 1, Laurent Guimier, dans sa rubrique « Le vrai/faux de l’info » vérifie la véracité d’une information donnée par un acteur de l’actualité. Il s’agit en général d’un chiffre cité par un politique. La vérification donne l’occasion au journaliste de faire le point sur le sujet concerné.
Le 14 décembre 2012, Laurent Guimier entendait vérifier l’affirmation de Bruno Lemaire, ancien ministre de l’agriculture de Nicolas Sarkozy, selon laquelle 35 % des députés seraient issus de la fonction publique.
On commence par écouter un extrait audio où Bruno Lemaire développe sa (riche) pensée. L’ancien ministre explique pourquoi les français n’ont plus confiances dans leurs députés : « Ils veulent (sic) plus que l’Assemblée Nationale comprenne 35 % de fonctionnaires… »
Fin de l’extrait. Vous noterez au passage que l’affirmation selon laquelle les français n’auraient plus confiance en leurs députés et qu’ils ne voudraient plus d’autant de fonctionnaires au Palais Bourbon ne fait l’objet d’aucune vérification ou commentaire … A croire que pour Laurent Guimier, ça coule de source. Il y a trop de fonctionnaires et les français n’aiment pas ça, un point c’est tout. Il aurait pu au moins soulever un petit argument du genre « si les français ne veulent pas tant de fonctionnaires à l’Assemblée, ils n’ont qu’à pas les y élire ... » mais non, même pas.
Passons à la vérification du chiffre de 35 %.
Guimier explique alors comment on arrive à ce chiffre en additionnant les députés issus de la fonction publique et les députés retraités de la fonction publique. Et le journaliste de comparer ces 35 % de députés aux 20 % de fonctionnaires de la population active.
Mais notre journaliste ne s’arrête pas là. Il a cherché. Enfin, un copain à lui a cherché et a trouvé un autre gars qui avait aussi cherché mais qui lui avait vraiment travaillé… Guimier avance le chiffre de 55 % de députés issus du secteur public en citant une étude réalisée par Luc Rouban, Directeur de recherche au CNRS (le seul qui a vraiment travaillé et qui est …, damned, fonctionnaire !).
http://www.cevipof.com/rtefiles/File/AtlasEl3/NoteLucRouban.pdf
Ce chercheur a analysé les profils des députés élus cette année à l’Assemblée Nationale et établi des statistiques.
Au passage, en cherchant sur internet, on trouve une autre étude de Luc Rouban qui porte sur tous les députés élus sous la Vème République entre 1958 et 2007 soit près de 3.000 élus. Un sacré travail !
http://www.cevipof.com/fichier/p_publication/829/publication_pdf_cahier_55.3_jp.pdf
Le chercheur affirme que 55 % des députés sont issus du secteur public et que ce chiffre serait en augmentation par rapport à 2007 (49 %). Pour arriver à ce chiffre, il intègre les personnes liées d’une manière ou d’une autre au secteur public (magistrats, militaires, employés des services publics industriels et commerciaux ...).
Le secteur public est donc surreprésenté à l’Assemblée Nationale. Ce n’était un secret pour personne mais, de toute évidence, ça ne plait à notre journaliste matinal.
Laurent Guimier en conclut « Alors c’est vrai qu’il y a un problème ». Un problème ? Selon Guimier, il y aurait donc trop de fonctionnaires à l’Assemblée ? De simple vérificateur de l’info, le journaliste devient, sans que l’auditeur distrait ne s’en rende compte, éditorialiste. Jusqu’ici c’était Bruno Lemaire, homme politique de droite, qui trouvait qu’il y avait trop de fonctionnaires à l’Assemblée, mais voici que ce « trop plein » devient un fait avéré puisque relayé par un journaliste « indépendant » !
Des chiffres peuvent en cacher d’autres …
Et voici qu’arrivent les malheureux artisans ! Les pauvres ! Savez-vous combien de députés sont artisans ? Il n’y en a qu’un ou plutôt une ! Vraiment, il y a un problème. Est-il acceptable que ces gens courageux qui sont l’énergie de la France soient si mal représentés ? Quelle honte ! J’exagère un peu mais on sent notre journaliste bouillir intérieurement devant cette injustice. Au passage, Guimier se permet une petite manipulation car il croit pertinent de rappeler que l’artisanat c’est 3 millions de personnes tout en omettant de préciser que dans la catégorie « artisan » au sens de l’étude de Luc Rouban ne rentrent que les personnes à leur compte et les patrons d’entreprises artisanales. Les ouvriers, qui sont la majorité de ces 3 millions, sont comptés ailleurs … mais on y reviendra.
Laurent Guimier conclut : « Chers artisans, commerçants, si vous souhaitez que vos intérêts soient défendus, vous écrivez à cette dame ».
Tient ! On parlait des artisans et voilà que les commerçants se retrouvent maintenant, nouvelle petite manipulation, dans cette catégorie de français qui n’est représentée que par un député !
Consultons maintenant attentivement l’étude qui sert de base à Laurent Guimier pour dénoncer cette terrible injustice.
Luc Rouban synthétise son étude dans un tableau en particulier (n°3 : PCS des députés) :
- 2,9 % des députés sont agriculteurs (pour 1,7 % d’agriculteurs dans la population)
- 6,6 % des députés sont artisans ou commerçants (pour 5,7 % dans la population)
- 81,5 % des députés sont cadres / cat. sup (pour 15,5 % dans la population)
- 6,2 % des députés sont des professions intermédiaires (pour 25,2 % dans la population)
- 2,6 % des députés sont des employés (pour 28,6 % dans la population)
- 0,2 % des députés sont des ouvriers (pour 23,1 % de la population)
http://www.cevipof.com/rtefiles/File/AtlasEl3/NoteLucRouban.pdf
Première remarque : les artisans et commerçants ne sont pas sous représentés mais légèrement surreprésentés ! A croire que Laurent Guimier a mal lu l’étude de Luc Rouban …
Plus fort, notre justicier est passé à côté de chiffres qui auraient dû soulever son indignation. En effet, alors que les ouvriers et les employés représentent ensemble 51,7 % de la population, on ne trouve que 2,8 % de députés issus de ces deux catégories ! Il n’y a même qu’un seul député ouvrier pour 23 % d’ouvriers dans la population active. Et pourtant, pas un mot de l’ami Guimier à ce propos.
De deux choses l’une, ou bien il n’était pas attentif et cela nous arrive à tous … ou bien cette sous-représentation des classes populaires lui semble parfaitement normale et il n’y trouve rien à redire.
Laurent Guimier, un petit nouveau dans la meute.
Je penche personnellement pour la seconde hypothèse. Dans cette chronique Laurent Guimier s’est clairement comporté un parfait chien de garde. Il a, en trois minutes :
- Soutenu un homme politique qui estime qu’il y a trop de fonctionnaires élus à l’Assemblée Nationale (et ailleurs en général),
- Prétendu (à tort) que les artisans et commerçants sont sous-représentés chez les députés,
- Passé sous silence que les ouvriers et employés, soit la moitié de la population française, ne sont quasiment pas représentés à l’Assemblée Nationale.
- Oublié de parler de ceux qui sont très largement surreprésentés à l’Assemblée. Je veux parler des cadres et des catégories supérieures qui non contents de disposer du pouvoir économique monopolisent le pouvoir politique …
Voilà comment un brave chien de garde donne en pâture aux auditeurs d’Europe 1 les fonctionnaires, symboles de l’Etat et du service public, érige les artisans et commerçants en victimes du système, oublie de préciser que d’autres travailleurs (les ouvriers et les salariés) sont quasiment absents de l’Assemblée et, pour couronner le tout, omet de parler de ses maîtres qui sont, eux, très très bien représentés au Palais Bourbon.
C’est du bon travail. En plus, l’auditeur peu attentif ne s’est rendu compte de rien.
Vous me direz que, après tout, ce n’est pas bien grave puisque, de toute façon, le Parlement n’a plus aucun pouvoir, spolié qu’il a été par le gouvernement puis l’Union Européenne.
Vous aurez raison sur le fond du débat mais mon propos est aujourd’hui de mettre en évidence le travail des chiens de garde qui chaque jour, de façon plus ou moins ouverte, sapent l’image du secteur public, du service public au profit d’un libéralisme idéal qui résoudrait tous nos problèmes en ouvrant les marchés, en repoussant l’Etat dans ses derniers retranchements, en alignant le droit du travail sur le moins disant …
Soyez attentifs. Dès que vous regardez la télé ou écoutez la radio, les chiens de garde vous parlent et vous préparent à accepter toujours plus de limites à vos droits et toujours plus de devoirs à l’égard de la sainte économie de marché et de la bien heureuse compétitivité …
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