Des blogueurs par millions : une chance pour le métier d’informer
Le choc est sévère mais sans doute salutaire entre les médias d’information et les blogs. En tout cas, cette révolution appelle les journalistes à se recentrer sur l’information.
Ce
n’est peut-être pas une révolte, mais pour le moins une révolution... Je
parle des blogs, de la blogosphère, comme on parlerait d’une planète.
C’est ça, oui, une planète nouvelle surgie brusquement dans la galaxie
Gutenberg, elle-même jadis élargie à la médiasphère. Un univers en
chamboulement, des mondes qui tournent plus ou moins rond, ou parfois
en rond, pour certains.

- soit un Français sur dix qui aurait créé son blog ! - suscitant à peu près autant de visites par mois, selon les chiffres de l’agence-conseil Heaven, recoupant ceux de Médiamétrie. Ce qui en ferait la deuxième plus importante communauté Internet du monde, après les États-Unis. Et "la blogosphère continue de doubler tous les cinq mois", affirme-t-on chez Heaven. »
Le paradoxe veut que cette enquête, d’abord lue sur Internet, m’aura été livrée le lendemain par mon facteur dans sa version papier - j’allais dire « historique », comme si la chose journal datait déjà, ou avait fait son temps... Ne jetons pas trop vite le bébé imprimé avec l’encre du bain. Des civilisations se sont propagées par le papier ; d’autres encore, des contemporaines et en grand nombre, tardent à bénéficier de ce support formidable dont l’usage se trouve presque entièrement monopolisé par les pays dominants du Nord. C’est en particulier par et sur le papier que les idées ont pris leur essor universel ; que le savoir s’est propagé ; que l’expérience et la connaissance des humains ont pu se stocker et se transmettre presque en direct et sans délai, comme un patrimoine génétique acquis entre deux générations.
Mais voilà que de nouveaux supports ont jailli. Des médias virtuels, volatiles, voire volages dans leurs errances binaires et fulgurantes comme la lumière. Le Monde-papier, lui, a pris le train ou l’avion ; ou bien son contenu a emprunté un TGV électronique qui, en un éclair, l’a propulsé chez un imprimeur régional. L’usine s’est mise à tourner au plus vite, en sorte que ma gazette, par la grâce du facteur, parviendra le lendemain dans ma boîte.
Le miracle, pourtant, ne produit plus sa magie. À cette heure de l’après-midi, déjà, j’ai pu picorer le contenu du journal et même, par ce blog, j’en aurai recyclé un morceau, aussitôt renvoyé dans le cosmos électronique. Si bien que mon facteur aura perdu de son aura. Il n’est plus, désormais, le colporteur physique des nouvelles, le lien avec le monde du dehors. Il ne m’apporte plus, pour ainsi dire, que de l’imprimé (défraîchi), des factures, de la pub... À l’occasion, rare, je reçois de lui, comme un don du ciel, et en tout cas de l’amitié, des nouvelles manuscrites, dans une enveloppe joliment ornée d’un timbre. Oh ! une lettre du dernier des Mohicans...
Le fait est là, mon journal me parvient dans une quasi indifférence, comme s’il n’était plus porteur de signes neufs. Défloré avant même d’être ouvert. Obsolète avant même d’avoir été. Ajouté à cela - signe des temps aseptisés - cette fâcheuse capote anglaise de plastique qui emballe le produit comme une marchandise surgelée, parmi d’autres catalogues et avis d’imposition. Si bien que, de plus en plus souvent, sans quitter leur préservatif, mes Monde s’accumulent comme des « organes d’information » flaccides - manière tournicotée pour dire que tout ça n’est finalement plus très bandant.
Terrible injustice de la modernité techniciste qui sacrifie sur son autel un système de production en principe noble et, pire encore, le désacralise, puis le galvaude dans un flot indifférencié de signaux virtuels. En occupant tous les espaces possibles, l’information médiatique est devenue un océan sauvage et pollué, traversé par des hordes de pirates menaçant d’imposer leurs mœurs incertaines.
Tout cela alors que la production d’information demeure une des rares qui ne soient pas externalisables - on n’imagine pas Le Parisien ou Le Télégramme de Brest
rédigé à Pékin. Alors que le journal papier demeure la vache à lait du
monde journalistique, c’est aux mamelles du journal - et de quelques
rares agences - que viennent téter les rédactions audio-visuelles et de
magazines ; c’est là qu’elles puisent leurs sujets, qu’elles les
pillent le plus souvent et - heureusement pour la presse - c’est à
partir de là qu’elles les maltraitent, laissant ainsi au journal,
encore pour un moment, le traitement de la « substantifique moelle ».
Le journal-journal s’en sort encore ainsi.
Il s’en sort généralement mal, mais il peut encore caresser quelque
espoir, précisément autour de la transformation de l’outil. Sans doute
va-t-il devoir abandonner le support papier, dont le choix et l’usage
éventuel reviendront au lecteur lui-même. Au journal la production de
l’information, exclusive de sa transformation matérielle ; à l’« usager
» le choix d’une impression à domicile sur le mode de son choix :
format, qualité de papier et d’impression, sélection d’articles, style
de mise en forme, etc. J’ai déjà exploré cette hypothèse, désormais
plausible, dans un long article toujours actuel donc : « Les journaux
sont foutus, vive les journalistes ! ».
Il ne s’en faut plus que de quelques années, pendant lesquelles la technologie aura épuisé ses possibles et montré ses limites. Ce n’est pas elle qui, en fin de compte, décide de tout ; elle n’est jamais que l’outil servile au pied duquel l’homme libre
ne devrait jamais se prosterner. L’information est une matière trop noble pour être abandonnée à la
piraterie la plus vile. L’information est, pareillement, un bien
universel, commun à toute l’humanité, et trop précieuse pour être
confiée à une caste de
médiacrates. La révolution «
bloguiste » aura ajouté dans les faits - puisqu’il résidait déjà dans
les principes, sans manger trop de pain - le droit fondamental des peuples à l’information, augmenté de celui, individuel, de cultiver son propre champ informatif ;
de s’assurer de la qualité non polluante (les OGM de l’info vulgaire et
mondialisée) des champs voisins, surtout s’ils pratiquent la culture
intensive ; et ainsi de mettre fin à quelques siècles de monopole journalistique, voire d’oligopole.
La révolution des blogs, c’est peut-être bien cette révolution de velours
qui, affirmant aussi le droit à l’expression publique, pose le droit à
la critique de l’information, le droit d’accès aux systèmes médiatiques
; c’est peut-être aussi, comme il a été dit, la naissance d’un
journalisme plus horizontal, d’un journalisme civique placé sous le
contrôle actif des citoyens.
Reste aux éditeurs à opter pour l’information, matière spécifique à haute valeur démocratique, ou pour la
marchandise vulgaire. Cela ne revient pas pour autant à opposer
profit et gratuité. L’information réelle a un coût réel. Quant à la
gratuité, elle n’est qu’apparente, bien entendu, puisque supportée par
le financement indirect du consommateur. Mais laissons pour aujourd’hui
la question de la publicité.
La crise des médias d’information pourrait donc bien constituer une
chance pour le monde médiatique et pour les journalistes : une réelle
exigence citoyenne pourrait être salutaire à la profession d’informer
qui, depuis trop longtemps, a perdu de vue ses fondamentaux.
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