Par Fabian Scheidler -

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(Crédit image : freeAssange.eu Berlin)

La libération de Julian Assange est cruciale pour l’avenir du journalisme, de la liberté d’expression et de la démocratie. Le journalisme libre est indispensable pour prévenir des guerres que les États justifient souvent par des mensonges. 

*Discours prononcé en allemand à la porte de Brandebourg, à Berlin, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de presse, le 3 mai 2023.

Nous vivons dans un monde à l’envers, dans un monde perverti. En tant que journaliste, Julian Assange a révélé des crimes de guerre. Pourtant, aucun des criminels dont il a révélé les crimes n’a été inculpé, et encore moins condamné.

En revanche, celui qui a révélé ces crimes est incarcéré depuis quatre ans dans des conditions inhumaines dans la prison à haute sécurité de Belmarsh, à Londres. Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture de 2016 à 2022, a conclu que les conditions de détention d’Assange équivalaient à de la torture.

Julian Assange n’est accusé d’aucun crime, ni en Grande-Bretagne, ni ailleurs en Europe, ni dans son pays d’origine, l’Australie. Il est détenu uniquement parce que les États-Unis demandent son extradition, afin de l’accuser en vertu d’une loi draconienne sur l’espionnage datant de la Première Guerre mondiale et de l’emprisonner pour le reste de sa vie.

La guerre et le mensonge sont étroitement liés.

-Fabian Scheidler, journaliste

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Capture d’écran vidéo acTVism.org.

Mais Assange n’est pas un espion, il est journaliste et a agi en tant que tel. S’il devait être extradé et condamné, cela créerait un dangereux précédent.

Vers la fin de la liberté de presse ?

Tout journaliste sur Terre devrait à l’avenir craindre d’être emprisonné à vie en étant considéré comme un espion s’il révèle certains secrets compromettants de gouvernements. Ce serait la fin de la liberté de la presse telle que nous la connaissons.

Pourquoi Julian Assange est-il en prison ? Il est fait prisonnier parce qu’il a révélé la vérité sur nos guerres, en Irak, en Afghanistan et ailleurs. La guerre et le mensonge sont étroitement liés. Les guerres ne peuvent être menées sans mensonges, car la plupart des populations les rejettent dès qu’elles connaissent la vérité à leur sujet.

Les gouvernements ne disent jamais la vérité sur les guerres, car ils perdraient alors le soutien de leurs populations. Les journalistes « enrôlés » ne nous disent pas la vérité sur les guerres. Après le désastre de la guerre du Vietnam pour les États-Unis, divers stratagèmes ont été développés pour que les journalistes ne puissent se rendre sur les lieux de la guerre sans être encadrés et accompagnés par les militaires concernés.

C’est ce que nous avons vécu en Irak, en Afghanistan et ailleurs. Peu de journalistes ont eu la possibilité d’en explorer les coulisses. C’est pour cela que les « fuites », les sources confidentielles, les journalistes comme Julian Assange sont si importants.

Rapporter la vérité sale sur les guerres, quel que soit le camp qui les mène, est essentiel pour que ces guerres ne puissent plus être menées à l’avenir. Permettez-moi de citer quelques exemples tirés de l’histoire.

Pendant la guerre du Vietnam, les reportages de journalistes courageux, souvent en s’appuyant sur des sources anonymes ou à grâce à des fuites, ont contribué de manière décisive à mettre fin à l’effusion de sang. L’une des étapes les plus importantes a été l’histoire révélée par Seymour Hersh en 1969 sur les crimes de guerre commis à My Lai.

Durant cette période, les troupes américaines ont assassiné des centaines de civils, surtout des femmes et des enfants, dans ce village vietnamien. Cette histoire et les images qui l’ont accompagnée ont joué un rôle décisif dans le retournement de l’opinion publique.

Pourquoi Julian Assange est-il en prison ? Parce qu’il a démasqué l’hypocrisie du discours sur les grandes valeurs occidentales et montré à quel point la réalité cachée derrière est brutale.

-Fabian Scheidler, journaliste

Une autre révélation importante a été celle des Pentagon Papers, publiés par le lanceur d’alerte Daniel Ellsberg avec l’aide de journalistes. Ces derniers ont montré que plusieurs gouvernements américains avaient systématiquement menti à la population sur la guerre du Vietnam, sur les motifs invoqués et les méthodes employées.

Il est apparu que le Vietnam n’était pas le seul pays à être bombardé, mais que le Laos et le Cambodge l’étaient également. Au total, on estime que trois à quatre millions de personnes sont mortes dans ce conflit.

Ces reportages et les sources en grande partie anonymes sur lesquelles ils reposaient ont contribué à sortir de l’impasse. Ultérieurement ont suivi les révélations entourant les programmes secrets utilisés par la CIA pour espionner illégalement des citoyens américains.

Ces révélations, signées Seymour Hersh à nouveau, ont conduit à la création en 1975 de la Church Commission, afin que les services secrets soient contrôlés par le Parlement – un pas important pour la défense de la démocratie.

Avec le début de la soi-disant « guerre contre la terreur » suivant le 11 septembre, nous avons ensuite vécu une nouvelle phase de guerres. En 2004, Seymour Hersh a révélé les pratiques de torture américaines dans la prison irakienne d’Abu Ghraib.

Une tradition d’enquête déterminante 

Wikileaks et Julian Assange s’inscrivent dans cette longue tradition. En 2010 et 2011, Wikileaks a révélé, principalement sur la base d’informations fournies par Chelsea Manning, toute une série de crimes commis par nos gouvernements, qui ont ébranlé le monde.

Parmi les informations recueillies figurait un document montrant comment la CIA tentait de mobiliser les esprits en Allemagne et en France en faveur de la guerre en Afghanistan. Un titre de ce document est révélateur : « Pourquoi il ne suffit pas de compter sur l’apathie des Allemands face à cette guerre ». Il s’agissait de convaincre l’opinion publique de la « nécessité » de prolonger les missions en Afghanistan par le biais d’informations manipulées.

La vidéo « Collateral Murder » a eu un grand impact sur le public. Des enregistrements sonores et visuels réalisés à partir d’un hélicoptère américain en Irak ont montré des soldats tirant sur des civils – parmi lesquels deux journalistes de l’agence Reuters –, en train de discuter de la meilleure façon de les assassiner.

Les survivants ont tenté de secourir l’un des journalistes, qui était grièvement blessé, mais les soldats ont à nouveau tiré sur lui jusqu’à ce qu’il meure. Dans la voiture se trouvaient également deux jeunes enfants qui ont également été touchés et qui ont survécu, grièvement blessés.

Dans l’ensemble, cet événement est anecdotique dans ce conflit tellement il a été meurtrier. Mais l’indignation mondiale provoquée par ce genre de révélations témoigne de leur importance capitale.

Quand la vérité sort, l’opinion publique se retourne et les grands récits sur ces guerres s’effondrent : jusque-là, on dit que ce sont de bonnes guerres, que ce sont des guerres justes, qu’elles sont menées au nom de valeurs quelconques.

Plus tard, Wikileaks a publié les Afghan War Logs et les Iraq War Logs, des centaines de milliers de pages qui documentent les crimes de guerre commis tant par les puissances occidentales que par les seigneurs de guerre avec lesquels elles collaboraient étroitement.

Enfin, les documents sur Guantanamo ont montré à l’opinion publique mondiale avec quelle brutalité cette prison de torture était gérée. L’horreur de la soi-disant guerre contre le terrorisme a été rendue publique, notamment grâce à Wikileaks.

Pourquoi Julian Assange est-il en prison ? Parce qu’il a démasqué l’hypocrisie du discours sur les grandes valeurs occidentales et montré à quel point la réalité cachée derrière est brutale. C’est pourquoi il a été poursuivi, c’est pourquoi il a été emprisonné, c’est pourquoi, comme le dit Nils Melzer, il a été torturé.

Le courage de Julian Assange et de sources comme Chelsea Manning a été déterminant pour que d’autres lanceurs d’alerte et journalistes osent par la suite révéler d’autres pratiques obscures de nos gouvernements. Par exemple Edward Snowden, qui a révélé les pratiques d’espionnage de la NSA et d’autres agences.

Assange trahi par des pairs

Après ses révélations, Julian Assange a été fortement attaqué non seulement par les gouvernements concernés, mais aussi par certains journalistes. Un présentateur de la chaîne de télévision américaine Fox a publiquement appelé à l’abattre. Le gouvernement américain, avec l’aide de la Grande-Bretagne et de la Suède, a finalement tout fait pour le mettre sous les verrous le plus rapidement possible sous divers prétextes.

La libération de Julian Assange est cruciale pour l’avenir du journalisme, de la liberté d’expression, de la démocratie et bien au-delà. Le journalisme libre est indispensable pour prévenir de prochaines guerres injustifiables.

Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation extrêmement périlleuse. Une nouvelle guerre froide et chaude entre les blocs se profile à l’horizon. La guerre en Ukraine risque de dégénérer. Les États-Unis menacent de faire la guerre à la Chine. Il s’agit en fait de questions de survie pour l’humanité, car cela pourrait déboucher sur une confrontation nucléaire.

La situation est critique pour une autre raison. Avec le changement climatique, la disparition de certaines espèces et d’autres catastrophes écologiques, nous ne sommes pas loin du point de non-retour.

Nous devons concentrer nos forces sur la mise en œuvre d’une transformation socio-écologique qui empêche la catastrophe climatique et permette aux prochaines générations de vivre dignement sur cette planète.

Pour cela, nous avons besoin de vastes et diverses ressources pour cette transformation pacifique et non pour la guerre. Nous vivons actuellement une nouvelle spirale d’armement qui nous rapproche d’une confrontation nucléaire et nous prive en même temps de la possibilité d’enrayer l’effondrement écologique.

Des milliers de milliards gaspillés 

Un bref retour en arrière : les soi-disant guerres contre la terreur, en Afghanistan, en Irak et ailleurs, ont coûté ensemble au moins cinq billions de dollars, soit 5000 milliards. C’est aussi à peu près la somme dont on aurait besoin, selon Noam Chomsky et l’économiste américain Robert Pollin, pour un Global Green New Deal, pour transformer l’économie de manière qu’elle soit en adéquation avec la protection de l’environnement.

Ces 20 dernières années, cet argent a été utilisé pour faire la guerre et non pour cette transformation dont nous avons tant besoin.

Pour éviter que cela ne se reproduise, il nous faut un journalisme critique, un journalisme libre et un journalisme courageux. La récente fuite du Pentagone a montré que la guerre en Ukraine ne pouvait être gagnée par aucun des deux camps dans un avenir proche. Il s’agit donc d’une impasse.

Si l’on prolonge encore cette guerre, des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de personnes supplémentaires mourront sans obtenir de gains substantiels pour l’Ukraine. Cela montre une fois de plus que seules des négociations peuvent mettre fin à cette guerre.

Dans ce contexte, nous avons plus que jamais besoin de journalistes qui nous parlent de la réalité sans fard, qui s’aventurent hors des sentiers battus. Au point névralgique où se trouve l’humanité, nous avons plus que jamais besoin de défendre le journalisme libre.

Cet article a été publié par Fabian Scheidler dans le Berliner Zeitung sous la licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0). Il peut être librement réutilisé par le grand public à des fins non commerciales, à condition de mentionner l’auteur et le Berliner Zeitung et d’exclure toute modification.

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Fabian Scheidler a étudié l’histoire et la philosophie et travaille en tant qu’auteur indépendant pour la presse écrite, la télévision et le théâtre. En 2015, il a publié son livre « Das Ende der Megamaschine. Geschichte einer scheiternden Zivilisation » (La fin de la Mégamachine. Histoire d’une civilisation qui échoue), qui a été traduit en plusieurs langues, suivi de « Chaos. Le nouvel âge des révolutions » (2017). En 2021, les éditions Piper ont publié « L’étoffe dont nous sommes faits. Pourquoi nous devons repenser la nature et la société ». Fabian Scheidler a reçu en 2009 le prix Otto Brenner des médias pour son journalisme critique. www.fabian-scheidler.de

 

Cet article de Fabian Scheidler est initialement paru sur le site de notre partenaire Pressenza le 14 mai 2023.