Du confinement aux Gilets jaunes : 5 raisons de relire Tocqueville
Les deux crises majeures qui ont ébranlé la France en 2019 et 2020 peuvent nous porter à relire de plus près les écrits d’Alexis de Tocqueville. Ces crises historiques, qui nous permettent de mieux connaître l’état de notre société, ont pour point commun de nous avoir surpris par leur ampleur et leur nouveauté. Relire Tocqueville nous conduit à dégager d’autres points communs entre les deux évènements, autour de la notion de « capital social ».
L’isolement dangereux du citoyen
"Le despotisme, qui, de sa nature, est craintif, voit dans l’isolement des hommes le gage le plus certain de sa propre durée, et il met d’ordinaire tous ses soins à les isoler". (De la Démocratie en Amérique)
Ce qui a le plus frappé Tocqueville lors de son étude de la société américaine, c’est la propension des Américains à participer à la vie civique notamment à travers des associations de tout genre, ce qui a pour effet d’améliorer le fonctionnement de la démocratie.
Les associations sont cruciales car elles permettent de lutter contre l’individualisme, l'un des plus grands maux menaçant la démocratie. Les associations offrent un apprentissage concret de la vie sociale et civique ; elles forcent l’individu à sortir de lui-même et à s’engager. Cette importance de l’association soulignée par Tocqueville est au cœur d’un concept complexe et ambivalent : le « capital social ».
"Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes". (De la Démocratie en Amérique)
Le « capital social » fait référence à la valeur collective de tous les « liens sociaux » que les gens connaissent et aux inclinations qui découlent de ces réseaux à faire des choses les uns pour les autres : le principe central du capital social est que les liens sociaux ont une valeur.
Robert D. Putnam, « le Tocqueville de notre génération », pour reprendre l’expression de Wendy Rahn dans The Washington Post, est un politologue américain qui a fait connaître le concept du « capital social ». Professeur à Harvard, il a répandu l’usage de ce concept au-delà du monde universitaire grâce à son best-seller Bowling alone : the collapse and revival of American community (2000). Malheureusement, ce livre, comme du reste ses autres ouvrages, n’a pas été traduit en français.
Dans son ouvrage Bowling Alone, Robert D. Putnam a présenté ses travaux sur l’engagement civique aux États-Unis à partir d’une palette d’indicateurs : le vote, la lecture des journaux, la participation politique, la participation à des associations locales et à des réunions publiques, l’adhésion à des organisations civiques et à des fraternités. Selon Putnam, on a assisté à un déclin du « capital social » des États-Unis. Ce déclin a eu des conséquences profondes pour le pays : l’engagement civique et les liens sociaux sont essentiels pour la vie démocratique.
Qu'en est-il du capital social en France ? N’est-il pas lui aussi en déclin ? Et plus particulièrement si nous nous penchons sur l’actualité : la crise des Gilets jaunes n’est-elle pas le résultat d’une crise du capital social ?
Le déclin du capital social : les Gilets jaunes
Les Gilets jaunes, en regroupant de nombreuses personnes qui se sentaient seuls, ignorés et méprisés, ont donné brutalement à voir une facette du délitement des liens sociaux. Pierre Rosanvallon, dans l’ouvrage Le fond de l’air est jaune : comprendre une révolte inédite (Éditions du Seuil, 2019), soutient que la colère des Gilets jaunes « a fait remonter à la surface le sentiment de ne compter pour rien, de mener une existence rétrécie, de vivre dans un monde profondément injuste ». Pour Pierre Rosanvallon, leur revendication n’est pas qu’une demande sociale de consommation : elle relève « d’une exigence de respect et de dignité qui tienne compte des spécificités vécues les uns et les autres ».
Les Gilets jaunes expriment vivement le sentiment d’être trahis par leurs représentants. Le reproche d’avoir des représentants et des élus coupés du peuple est très présent dans les plaintes des manifestants.
Cette méfiance s’exprime également envers la presse. De nombreux Gilets jaunes ont en effet exprimé leur défiance à l’égard des médias : huées, critiques, violences verbales ou physiques…
Les plaintes et les revendications des Gilets jaunes font écho à un déclin du capital social en France. À leur révolte brutale et inattendue, un autre événement inédit et violent a suivi : le strict confinement sanitaire. Mais qu’en est-il de cet isolement extrême que vivent les citoyens, de ce qu’on peut considérer comme un véritable « anti-capital social » ?
Le confinement sanitaire : l’« anti-capital social »
"L'individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s'être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même". (De la Démocratie en Amérique)
L’individualisme conduit le citoyen à se replier sur soi ; il entraîne un désengagement civique. Cet affaiblissement des liens sociaux menace la démocratie, laissant le champ libre à l'individualisme et au despotisme doux, tant redoutés de Tocqueville. Dans sa réflexion sur les dangers qui guettent les sociétés démocratiques, Tocqueville a en effet souligné le rôle clé de l’individualisme :
" il [le despotisme] retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part : il les isole ; ils se refroidissaient les uns les autres : il les glace". (De l’Ancien Régime et la Révolution, Avant-propos)
La situation exceptionnelle que nous vivons depuis plusieurs mois est-elle susceptible d’entraîner une aggravation de l’individualisme ?
Le confinement a provoqué des bouleversements concrets qui dans l’immédiat contraignent les citoyens à s’isoler. Le « télé-travail » et la distanciation sociale augmentent le danger de l’individualisme et sont d’autant plus périlleux que les pratiques qui en résultent sont susceptibles de se transformer en habitudes.
Quelles seront les conséquences pour notre vie sociale et démocratique si à l’avenir se développent largement le « télé-travail », l’enseignement à distance (enseignement scolaire et universitaire, pratiques artistiques, enseignement linguistique…), les précautions hygiéniques (ne plus s’embrasser, ne pas se serrer la main…) ?
Une étude a été menée par des chercheurs de l’Université Bocconi de Milan sur les effets de l’épidémie de grippe espagnole qui sévit en 1918-1919 aux États-Unis. Publiée le 22 mars 2020 et intitulée « Pandemics and social capital : From the Spanish flu of 1918-19 to COVID-19 », cette étude montre que les perturbations sociales et la méfiance généralisée de la période ont entraîné une détérioration à long terme de la confiance sociale, modifiant ainsi le comportement individuel et les interactions sociales des générations suivantes. L’enquête a aussi montré que cette perte de confiance sociale a également eu un impact sur la croissance économique.
Comme l’épidémie de la grippe espagnole a eu des effets graves sur une longue période, la pandémie actuelle, et particulièrement la dégradation du capital social causée par le confinement (suspicion, isolement, défiance…), peuvent avoir des conséquences à long terme sur notre société et sur le fonctionnement de notre démocratie. Cette situation inédite et imprévue nous place devant un avenir incertain et flou.
Le despotisme « prévoyant et doux »
"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres […]
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance".
(« Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre »
De la Démocratie en Amérique )
Dans un article du 25 mars 2020, intitulé « Can Democracy Survive Social Distancing ? », Joshua Mitchell, professeur à l’Université de Georgetown, soutient que cette situation d’isolement « anticipe le despotisme plus doux et plus gentil qui nous attend à la fin de l'histoire ». Joshua Mitchell met en avant le danger potentiel des activités associées à la distanciation sociale car elles peuvent devenir une habitude et laisser le champ libre au despotisme mou craint par Tocqueville.
Pour Joshua Mitchell, ce qui paraît le plus troublant dans les changements rapides que la pandémie a entrainé sur nos modes de vie, c'est l'aisance avec laquelle beaucoup de personnes les ont adoptés. Pour de nombreux américains, la vie à l'époque du Covid-19 est conforme à bon nombre de leurs habitudes sociales établies, plutôt qu'elle ne les perturbe. Ce sont de telles habitudes qui risquent de servir de base au despotisme doux qui nous menace, selon l'analyse de Tocqueville.
"J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple". (De la Démocratie en Amérique)
Une situation inédite : l’avenir incertain de la démocratie
"Je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres". (De la Démocratie en Amérique)
Dans son allocution du lundi 16 mars 2020, Emmanuel Macron a déclaré que le pays était "en guerre". Le Président a souligné le caractère exceptionnel de décisions qui jusque-là n’avaient jamais été prises en temps de paix.
Le confinement est un événement inédit qui, de manière radicale, bouleverse nos sociétés démocratiques. Cet événement était inimaginable et son arrivée aussi inattendue que brutale nous replonge dans les interrogations qui agitaient Tocqueville sur l’avenir des sociétés démocratiques. Si l’on relit son œuvre, l’incertitude apparaît en effet au cœur de la démocratie.
Les préoccupations, voire les craintes, qui animent Tocqueville viennent clore De la Démocratie en Amérique, notamment avec le fameux chapitre « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre ». Cette capacité à s’interroger sur les risques et les périls qui menacent la démocratie est sans doute le legs le plus précieux qu’il nous ait laissé.
Dans la démarche tocquevillienne, on peut distinguer deux traits remarquables. Sa pensée repose sur un sens aigu de l’observation qui va au-delà des simples faits, comme le remarquait son ami Gustave de Beaumont.
"Jamais son regard ne s'arrêtait à la surface des faits aperçus de tout le monde : il pénétrait plus avant".
La réflexion du philosophe se nourrit d'une approche sociologique, attentive aux plus petits détails de la vie quotidienne. Mais surtout, au-delà de l’observation des faits, le génie de Tocqueville est de discerner et d'exprimer l'insaisissable dans sa réflexion sur la démocratie.
"Je pense […] que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédé dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer".
L’héritage de Tocqueville ne consiste-t-il pas aussi, au-delà du corpus de ses textes, à suivre ce double discernement ?
Du confinement sanitaire au Gilets jaunes, tâchons donc d’imiter la démarche tocquevillienne, en observant les faits en profondeur, en appréhendant la nouveauté insaisissable de ces situations et en cherchant à la définir. Quels effets à long terme auront ces crises sur notre démocratie ? Comment cette forme inédite de violence douce va-t-elle affecter nos liens sociaux ? Et quels changements encourt l’« homme démocratique » d'un point de vue anthropologique ?
"Ayant donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve". (De la Démocratie en Amérique)
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