La stupidité du vote obligatoire : vers une démocratie punitive ?
Claude Bartolone voudrait "libérer" la démocratie en renforçant l’étatisme, la bureaucratie et en renonçant au volontariat au profit d'une démocratie sous contrainte. Drôle de "libération" !
Le mercredi 15 avril 2015, le Président de l’Assemblée Nationale Claude Bartolone a rendu un rapport au Président de la République François Hollande intitulé "Libérer l’engagement des Français et refonder le lien civique" (téléchargeable ici). Il faut lui reconnaître que ce n’était pas à son initiative mais à celle de François Hollande qui avait commandé le 20 janvier deux rapports sur le même sujet ("sur toutes les formes d’engagement et sur le renforcement de l’appartenance républicaine"), un de Claude Bartolone et un autre du Président du Sénat Gérard Larcher rendu au même moment à l’Élysée. Parmi les mesures préconisées dans le rapport de Claude Bartolone, la plus médiatique, le vote obligatoire.
Je dois avouer que j’ai toujours du mal quand j’écoute les propositions de Claude Bartolone. Depuis presque trois ans qu’il est au perchoir, j’ai l’impression qu’il est dans sa petite entreprise personnelle (un peu comme l’était Vincent Peillon au Ministère de l’Éducation nationale) et qu’il se croit aux commandes du pays, alors, il propose une nouvelle République, il propose un nouveau mode de scrutin, il propose plein de choses sans concertation, sans crier gare, sans rien demander, ou alors, en faisant sa propre mission pour bouleverser les institutions alors qu’il n’a aucune majorité qualifiée pour le faire et qu’il y a des sujets bien plus brûlants et urgents à résoudre, comme… le chômage, ou même, les tragédies à répétition dans la Méditerranée. En clair, faut-il réagir ou pas à toutes les élucubrations de ce monsieur ?
Finalement, je crois qu’il vaut mieux parler de cette proposition du vote obligatoire, tant les médias ont semblé trouver l’idée ingénieuse. L’idée, même La Palisse (qui n’y pouvait rien d’avoir son nom ainsi utilisé) n’aurait pas trouvé mieux : avec le vote obligatoire, il y aurait des chances pour augmenter la participation aux élections. La belle affaire ! On pourrait aussi interdire d’être malade, ça résoudrait le trou de la sécurité sociale.
Lorsqu’il y a déjà plusieurs années (je crois que c’était sous le gouvernement de Lionel Jospin mais je peux me tromper), on avait décidé d’inscrire automatiquement sur les listes électorales tous les jeunes gens qui atteignaient 18 ans dans chaque mairie de France (à partir du recensement à 17 ans), j’avais été très hostile à ce changement. Pourquoi ? Parce que je crois à la démocratie comme un acte de citoyenneté volontaire. Je me souviens très bien avoir fait cette démarche pour moi-même, à l’époque, j’avais seulement 17 ans mais je ne voulais pas rater l’échéance du 31 décembre. J’étais fier d’avoir accompli cette démarche que j’attendais depuis plusieurs années. C’était un acte volontaire, décidé, déterminé. Heureux et libre.
Renseignement pris, c’était effectivement sous Lionel Jospin : la circulaire du 28 novembre 1997 relative à l’inscription automatique des personnes âgées de dix-huit ans sur les listes électorales a modifié la circulaire du 31 juillet 1969 en appliquant l’article 1er et l’article 3 de la loi du 10 novembre 1997 : « Les commissions administratives doivent inscrire automatiquement sur la liste électorale de la commune de leur domicile réel les jeunes gens et les jeunes filles qui ont atteint dix-huit ans depuis la dernière clôture définitive des listes (…). ».
En passant de l’inscription automatique sur les listes électorales (que Claude Bartolone préconise aussi alors que c’est déjà fait depuis 1997, dans sa mesure 4.4 : « Mettre à jour de façon automatique les listes électorales ») à l’institution du vote obligatoire, non seulement on perd le volontariat, mais en plus, on en vient à vouloir sanctionner le "mauvais" citoyen qui n’aurait pas fait là où on lui a demandé de faire. Et pourquoi pas, dans une ultime étape, lui dire ce qu’il faudrait qu’il vote ? Avec la loi sur le renseignement qui sera probablement adoptée en première lecture le mardi 5 mai 2015 par les députés lors d'un vote solennel après la séance de questions au gouvernement, ce sera même plus facile d’établir les faits…
Qu’on ne se méprenne pas : j’ai toujours voté, car j’ai toujours considéré que c’était une chance de pouvoir voter. Un privilège. Qui pourrait peut-être un jour être remis en cause. J’ai trop la conscience de l’histoire (en France) et de la géographie (aujourd’hui) pour me comporter en enfant gâté de la démocratie. J’ai toujours voté, même si parfois, les choix proposés m’étaient difficiles, surtout au second tour d’une élection. J’ai même milité pour faire voter, pour combattre l’abstention.
Mais en imposant le vote obligatoire, on passerait clairement d’une démocratie libre et volontaire à une démocratie de contrainte, à une démocratie punitive. C’est particulièrement stupide, c’est particulièrement infantilisant, et ce n’est pas parce que certains pays l’ont adopté que c’est une mesure ingénieuse. La preuve, c’est que certains pays l’ont même regretté et ont renoncé au caractère obligatoire du vote (les Pays-Bas par exemple).
La santé démocratique d’un pays ne se juge pas sur la contrainte de son peuple mais sur l’incapacité de sa classe politique à faire adhérer le peuple à ses projets.
La mesure 4.7 du docteur Bartolonus est au moins sans équivoque : « Instaurer le vote obligatoire pour toutes les élections ». Évidemment, il n’a pas osé aller plus loin, c’est-à-dire, parler des sanctions en cas d’abstention, et même, en cas de dangereuse récidive.
Il est juste rappelé que les grands électeurs qui élisent les sénateurs s’exposent à une amende de 100 euros en cas d’abstention pour les sénatoriales : c’est assez normal vu le très faible nombre de grands électeurs (quelques milliers par département) et qu’à part les élus, la plupart des grands électeurs ont été désignés uniquement pour ce vote, ce serait la moindre des choses qu’ils fassent leur unique boulot (il fut un temps où, élu, je fus grand électeur et il aurait été complètement inconvenant d’être absent ce jour-là, surtout quand on sait que l’élection d’un sénateur pouvait se jouer à moins de dix voix près).
De même, il est évoqué la loi n°2014-172 du 21 février 2014 visant à reconnaître le vote blanc aux élections, appliquée à partir du 1er avril 2014 (ce n’était pas un poisson) : « Même soumis à l’obligation de vote, les citoyens pourraient toujours exprimer leur insatisfaction face à l’offre politique par un vote blanc. ».
Cette loi, proposée par le groupe UDI à l’Assemblée Nationale (en particulier par Jean-Louis Borloo et Charles de Courson), a été adoptée à l’unanimité. Avant cette loi, les votes blancs et les votes nuls n’étaient pas séparés dans les procès verbaux, tandis qu’aujourd’hui, on les distingue, si bien que le vote blanc peut avoir une signification.
Sans plus de conséquence, car il paraît peu pertinent de les décompter aussi dans les suffrages exprimés, rappelons qu’une élection a pour but de désigner un élu parmi des candidats, et le vote blanc n’est pas un candidat. Si l’offre est si pauvre selon certains points de vue, pourquoi donc ne pas s’engager pour élargir l’offre électorale ? Et l’abstention doit, elle aussi, faire partie du champ des possibles au même titre que des parlementaires peuvent ne pas prendre part au vote d’une loi pour une raison ou une autre (il est des abstentions heureuses ; c’est ce qui avait permis à René Coty de se faire élire Président de la République, n’ayant pas pris part au vote pour la création de la Communauté européenne de défense).
Plus intéressant pour comprendre l’état d’esprit de celui qui est quand même le quatrième personnage de l’État, c’est de lire sa mesure 4.5 : « Rendre obligatoire, lors du renouvellement de documents officiels, la fourniture d’un justificatif d’inscription sur une liste électorale de sa commune de résidence (ou à défaut, justifier de pouvoir être inscrit sur celle d’une autre commune). ».
Rien que la formulation d’usine à gaz montre le niveau supérieur de bureaucratisme éloigné de la vie quotidienne. Comme si les demandes de passeport, carte d’identité etc. étaient déjà simples. Visiblement, Claude Bartolone ne connaît pas la "vraie" vie, celle où il faut déménager pour de multiples raisons, essentiellement professionnelles et parfois affectives, rarement volontairement d’ailleurs, et j’imagine le sac de nœuds administratif pour avoir le nouveau précieux sésame qui permettrait de délivrer le papier demandé.
Après tout, c’était peut-être le même raisonnement qu’avec le vote électronique où il faudrait être docteur en informatique pour être convaincu de la sincérité et du secret de son vote électronique (et encore !…).
Si l’on lit quelques autres mesures, dans d’autres chapitres, on a le même constat : des idées en dehors des réalités que vivent vraiment les concitoyens, et des perspectives purement bureaucratiques et étatiques. Comme cette mesure 2.14 : « Promouvoir la généralisation du curriculum vitae citoyen, valorisant expériences et compétences bénévoles ». Eh non, monsieur Bartolone, la rédaction d’un CV est un acte purement privé, l’État n’a aucun rôle, aucun regard dans ce document (l’État a déjà évoqué les CV anonymes). Ce n’est pas l’État qui dit si une entreprise, un recruteur, doit prendre en compte ou pas l’expérience de bénévolat des candidats à l’embauche. Cela dépendra de la définition de poste, et d’autres paramètres que l’État ne peut maîtriser, qui dépendent de l’employeur, sauf à vouloir faire une planification de l’économie nationale de type soviétique !
Bref, le titre du rapport est un véritable oxymore : "libérer l’engagement des Français" ? Mais le rapport veut au contraire plus d’étatisme, contraindre, sanctionner, culpabiliser les citoyens. Libérer, c’est en finir avec les normes, avec les carcans administratifs, et Claude Bartolone veut en rajouter une nouvelle couche (j’ai omis toute la partie sur les associations qui est pas mal gratinée aussi).
Claude Bartolone veut renforcer la participation des citoyens et il propose in fine la contrainte, le dirigisme étatique, la sanction administrative. Voter ne serait plus un acte, et s’abstenir serait une infraction (pourquoi pas un délit ?). Le management participatif est basé sur l’acte de convaincre, de persuader. Pas sur l’acte de contraindre, de punir. La tête de Claude Bartolone est encore plongée dans le vieux dirigisme de papa.
Je suis contre l’abstention, mais je suis encore plus contre le vote obligatoire car je suis pour une démocratie de liberté, une démocratie de volontariat, une citoyenneté active et pas par défaut, par sanction, par punition. Je ne veux pas que les gens aillent dans les bureaux de vote avec le pistolet pécuniaire de l’État sur la tempe (ou sur le portefeuille).
D’ailleurs, un électeur inscrit qui s’abstient est déjà puni par lui-même : il laisse à d’autres le choix de le représenter, le choix des élus qui voteront les futurs budgets des différentes collectivités, et il n’aura pas le droit de protester lorsqu’il lira ses avis d’impositions, locaux ou nationaux. Voter, c’est d’abord décider de sa future situation fiscale (même si le lien est difficile à décrypter entre promesses des candidates et vote des budgets à la fin).
Je me suis posé la question du pourquoi d’une telle proposition de Claude Bartolone et sans faire de procès d’intention, je ne peux m’empêcher d’envisager les arrière-pensées politiciennes et électoralistes : une grande part des électeurs socialistes ferait-elle partie des bataillons d’abstentionnistes ? Sans doute.
Mais franchement, croit-il vraiment qu’en contraignant un électeur socialiste qui n’aurait plus envie de voter parce qu’il est déçu par ce parti, il voterait quand même pour ce parti ? N’y aurait-il pas, au contraire, le risque qu’à force de le mettre de plus en plus en colère, cet électeur contraint ne décide d’aller jusqu’au bout de sa colère en votant …pour les extrêmes ?
Claude Bartolone a-t-il donc pensé un petit peu aux conséquences électorales désastreuses que le vote obligatoire ainsi proposé aurait dans ce contexte particulièrement critique où un électeur sur quatre vote déjà Front national ? Est-il masochiste à ce point ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (21 avril 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le rapport de Claude Bartolone du 15 avril 2015 à télécharger.
Sommes-nous dans une dictature ?
Le vote électronique.
Claude Bartolone.
François Hollande.
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