Les trois temps du pouvoir
Tout le monde s'accorde à considérer que le pouvoir a trois moments : le législatif, l'exécutif et le judiciaire. L'idéal est que ces trois dimensions du pouvoir aient le pouvoir de se contrarier, sans quoi chacun de ces trois pouvoirs aurait le pouvoir de ne jamais s'arrêter d'étendre son pouvoir. On peut relier ces trois pouvoirs aux caractéristiques du temps qui passe : L'exécutif est le présent, le législatif est le futur (que l'on considère que les lois ne sauraient être rétroactives) et le judiciaire est le passé, sa revisitation, sa correction, au sens professoral de la correction des devoirs. Cette correction prend deux formes, la compensation des préjudices et la sanction des fauteurs de préjudices. La justice a aussi pour idéal d'empêcher les récidives des actes et des personnes coupables. On espère ; c’est comme un pied virtuel dans le futur.
Ma question est l'augmentation des déclarations de recours à la justice. On l'entend à propos de tout, et dire qu'on va poser une plainte prend figure de la certitude qu'on a raison et en attendant la décision de justice qu'on a déjà raison. La société semble plus tournée vers la correction du passé que vers la recherche d'un chemin vers un avenir meilleur. Ce ne sont plus les audacieux, les imaginatifs qui sont les modèles, ce sont les plaignants, les plaintifs fiers. Ceux qui ont perdu des enfants dans un accident de car critiquent l’État car la prise en charge a été défaillante. Et ça, leurs enfants à peine enterrés. On a vu apparaître ces mots en « phobe ». Il y en aura sans doute de plus en plus.
Les victimes veulent qu'on leur accorde des avantages compensatoires. Le victimisme est une forme de pouvoir, plutôt invisible, car tout le monde imagine que le pouvoir va avec la force, la violence... peu de gens savent qu'on peut obtenir des autres ce que l’on veut par la plainte et la « morale », par la faiblesse autodéclarée si on parvient à la faire reconnaître par tous. Ce n'est pas nouveau, ce qui est nouveau, c'est sa quasi-généralisation, qui atteint l'exclusivité. Des groupes qui se présentent comme progressistes (l'avenir) vont ennuyer (c'est un euphémisme) d'autres groupes chez eux : les Femen, le collectif « la barbe ». Des systèmes idéologiques victimistes assez complets se construisent : la colonisation est le pire des crimes, (on ne considère que la colonisation du Sud par le Nord, exit l'Irlande, les colonisations entre peuples ou pays du Sud) et ce pire des crimes autorise toutes les compensations. La gauche, ayant perdu avec la chute du communisme et l'évaporation de la classe ouvrière, l'âge d'or à venir et la classe qui l’incarnait crédite ces nouvelles victimes ainsi autodéclarés, leur accordant statut de damnés de la terre. Le discours de gauche devient la condamnation verbale du passé. Que fait-on de cela ? Que peut-on en faire ? Rien.
Cette idée que l'on pourrait reraconter le passé et le « réparer » (dans la version que l’on raconte) devient absolue en intensité et en surface ; elle induit l'idée qu'on pourrait prévenir les peines que les hommes s'infligent les uns aux autres, que l'on pourrait, en quelque sorte, faire une justice du futur ; par l'injonction d'une attitude « morale ». Haro sur les autres, ils ne se comportent pas bien. Il ne faut faire de mal à personne. L’indignation est devenue vertu. Alors qu’elle est un orgueil monumental, la mise en question de tous les autres, nourrissant un refus de se remettre en question.
Des groupes, sur cette base-là, se permettent de condamner sans procès, sans que l’accusé ni les accusés puissent se défendre. C’est contraire à tous nos principes civilisationnels, politiques. Depuis quelques temps, c’est pratiqué à grande échelle : la plainte suffit. Les groupes qui pratiquent ces condamnations mettent en œuvre l’exclusion-sanction eux-mêmes. La rétrospective Brisseau a été reportée suite à des actions d’activistes. La question de l’utilité du ministère de la justice est posée, puisqu’il a été condamné ; ce qui n’a pas de valeur pour certaines citoyennes qui souhaitent majorer sa peine. Je précise que je ne juge pas Brisseau, je décris le phénomène et l’état d’esprit de la société qui permet à des gens insatisfaits de majorer des peines venues d’un tribunal. Ce groupe se donne le pouvoir judiciaire et exécutif (il applique la sanction dont il décide sans procès, sans entendre ni l’accusé ni les victimes). Je viens de décrire l’extension en intensité, en profondeur. Il y a une extension en taille, en surface. De plus en plus de domaines tombent dans ce domaine de la victimisation qui donne le pouvoir (un pouvoir sociétal, hors les institutions, voire contre les institutions).
Il ne faut pas tuer les animaux, ni les garder en cage... Haro sur la chasse à courre, la corrida... voilà les nouveaux programmes politiques. Dénonçons, dénonçons les autres, dénonçons les porcs... Or, le mal ne sort pas des comportements des humains, les humains posent des comportements dans un monde qui contient du bien et du mal, tissés inextricablement.
Il y a une équivalence, un parallèle, entre le fait que les grands espoirs du monde aient fait la preuve de leur inanité, (80 ans de communisme sur la moitié de la planète pour aboutir à un KO debout des pays qui l'ont pratiqué) et la structuration de notre débat public en termes d'indignations, de condamnations morales, certains s'octroyant le droit d'intruser leurs condamnés. Les modes d'action qui résultent d'un tel état d'esprit ne sont pas performants pour le vivre ensemble : une suite d'atteintes symboliques aux « mauvaises » personnes n'autorisent ni le débat démocratique, ni l'action systémique, politique, sur les structures... Il nous faudrait quitter ce territoire de l'assurance personnelle d'être dans le bien (le jugement moral), qui « permet » la condamnation des autres, forcément des autres, il nous faudrait quitter ce territoire des comportements individuels, il nous faudrait endurer que des choses qui ne nous plaisent pas existent et perdurent, il nous faudrait penser que ceux qui pratiquent ces horreurs voient chez nous des horreurs... il nous faudrait trouver une modestie de l'action politique, collective et systémique, ne pas en attendre qu'elle change toute la vie (certaines choses seulement), reprendre un chemin mental du futur de notre chose publique, analyser les champs de forces à l'œuvre dans la société et dans le monde et tâcher d'en modérer les effets les plus nocifs.
- Photo Orélien Péréol
4 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON