Pronostic vital engagé pour une gauche mal menée depuis 40 ans
1) Le conflit de 1914-1918 fut la dernière grande confrontation des nations dans un contexte westphalien. Ce conflit a aussi signé la fin des grands empires et considérablement affaibli les prétentions colonialistes, préfigurant les indépendantismes et la fin des colonies au milieu du siècle. Enfin, pas tout à fait, puisqu’à l’est, sur les décombres de la Russie tsariste naissait un nouveau monde promis à devenir un empire se réclamant du communisme.
2) L’ordre westphalien reconnaît à chaque nation la souveraineté sur son territoire en respectant deux règles, la non-ingérence et la reconnaissance mutuelles des fondamentaux culturels et religieux. Henry Kissinger a explicité clairement cette époque :
« La paix westphalienne reflétait un accommodement pratique à la réalité, et non une vision morale unique. Elle s’appuyait sur un système d’États indépendants s'abstenant de s’ingérer dans les affaires intérieures de l'autre et contrôlant les ambitions de l'autre par un équilibre général des pouvoirs. Aucune prétention à la vérité ou à la règle universelle n’avait prévalu dans les confrontations en Europe. Au lieu de cela, chaque État s’est vu attribuer un pouvoir souverain sur son territoire. Chacun reconnaissait les structures sociales et les vocations religieuses de ses confrères et s’abstenait de contester leur existence. »
3) Le conflit de 1939-1945 signe la fin de l’ordre westphalien. Après avoir vaincu l’Allemagne nazie et le Japon impérial, deux blocs se font face et ne reconnaissent pas leurs structures sociales ni leurs fondamentaux culturels et religieux. Chaque bloc revendique le juste et le bien et veut l’imposer sur la planète au nom de prétentions universalistes.
4) En Occident, les intellectuels de gauche occupent le devant de la scène, les agitateurs rêvent de grand soir et galvanisent la jeunesse. Cette période recouvre les Trente Glorieuses et fut marquée par une parenthèse enchantée, formule inventée par Françoise Giroud pour définir une époque joyeuse, festive, inventive, volubile.
5) La nomination en 1983 de Laurent Fabius à Matignon signe la fin du socialisme populaire riche de ses fiefs lillois et marseillais. La parenthèse enchantée se vautre dans le consumérisme, les affaires, l’entreprise. Et le magazine Actuel se demande où sont passés les jours heureux.
En 1985, un livre signé Luc Ferry et Alain Renaut crée la polémique en dénonçant une certaine pensée 68, annonçant une tectonique dans un monde intellectuel alors dominé par les penseurs jouant le rôle d’intellectuels organiques de la gauche, Lacan, Bourdieu, Foucault, Derrida… Dénoncés pour leur connivence avec la révolte étudiante de mai.
Pendant les années 1980, la gouvernance française se préoccupe de rester dans la course économique face à la domination américaines et aux puissances montantes, Allemagne, Japon puis tigres et autres dragons de l’Asie. Le réalisme économique prépare la fin du socialisme à l’ancienne. On ne parle plus de socialisme mais d’économie sociale de marché, de modèle social, de social-démocratie.
6) En 1991, l’effondrement de l’empire soviétique plonge le monde politique et intellectuel dans une perplexité accompagnée de morosité, voire une sorte d’apathie non sans quelques tentatives de trouver un sens, avec également la popularisation des cafés philo. Les « cadres » du socialisme semblent ne plus regarder les gens, porter attention aux personnes ; ils regardent la société et son fonctionnement, ils gèrent les parcours et les flux, ils surveillent les comptes. La gauche politique est sur la voie d’un long déclin. Le parti socialiste se coupe des populations alors que dans les cercles intellectuels, une nouvelle bataille se dessine. Cette confrontation d’idée accompagne une autre césure ; le parti socialiste se coupe aussi des intellectuels qui ont nourri le débat de société. Cette coupure se dessine pendant les années 1990. Fracture certes, mais en conservant quelques attaches. Le mitterrandisme résiste tant bien que mal, conservant le pouvoir en 1997 avec l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon. La victoire de la gauche dans les urnes fut un trompe-l’œil causé par le jeu triangulaire avec le front national.
Le désarroi intellectuel des années 90 a été brillamment analysé par Peter Sloterdijk qui jugea recevable la proposition d’un confrère visant à biffer cette décennie dont on peut dire qu’elle se signale par un décrochage face à l’avenir parce que le passé s’est dérobé. Une césure. La prise de conscience du mensonge socialiste signe cette césure. Les cercles intellectuels allemands ont été secoués par la polémique opposant deux camps, la pensée critique, universitaire, conduite par le système de Frankfort (Marcuse, Habermas, Honneth…) et une dissidence vite jugée comme conservatrice. Cette polémique préfigure ce qui arrivera à la France dans les années 2000. Elle permet de comprendre les difficultés de la gauche en déphasage sur le cours des idées et des transformations du monde. La vie politique allemande étant plus réaliste qu’en France, il n’y aura pas d’effondrement des grandes formations en 2020, avec aussi un facteur spécifique à ce pays, l’aptitude à former des coalitions. Le SPD et la CDU ont traversé les secousses des deux premières décennies du troisième millénaire, au prix d’un compris avec le réel que les puristes interprèteront comme trahison. En France, cette même période verra l’effacement du PS et de LR dont les dissolutions seront catalysées par le mouvement en marche.
7a) En 2002 les urnes ont clarifié les choses. Une frange électorale non négligeable se tourne vers l’extrême-gauche qui totalise quelques 10% des suffrages (cet électorat sera siphonné par Jean-Luc Mélenchon pendant les deux décennies suivantes).
7b) En 2000, Vladimir Poutine accéda à la présidence de la Russie et s’appuya sur les restes assez puissants de la bureaucratie soviétique pour remettre sur pieds le pays alors ravagé par la transition secouée vers le marché avec la présidence d’un Eltsine que beaucoup voulaient oublier. Les Etats-Unis étaient devenus une hyperpuissance, n’ayant plus de rival ni d’ennemi à combattre. Mais la donne changea avec l’effondrement des tours jumelles du WTC le 11 septembre 2001. De nouveau, les Etats-Unis pouvaient se revendiquer d’être dans le camp du bien face à l’axe du mal. Des Etats-Unis toujours en quête de propager le bien, la liberté, la démocratie, face aux forces obscures aux apparences changeantes. Le communisme, en Corée, au Viêt-Nam, le socialisme au Chili et le coup d’état du 11 septembre 1973. Après la parenthèse des années 1990, les Etats-Unis ont renoué avec le nouvel ordre mondial hérité de 1945 en imposant leurs valeurs, en décrétant que des régimes doivent être renversés, l’Irak de Saddam Hussein, la Libye de Kadhafi, la Syrie de la dynastie Assad. La Chine aussi n’est pas considérée comme un pays au régime politiquement correct mais nul ne songe à remplacer ce régime gouvernant un pays de plus d’un milliards d’âme et sa colossale puissance économique. Il était plus facile d’instrumentaliser l’Ukraine en soutenant la révolution orange de 2004 avec la destitution de Viktor Ianoukovytch du clan de Donetsk, puis la révolution du Maidan en 2014. Les deux clans s’opposant en Ukraine sont l’émanation d’un nouvel affrontement entre la Russie et les Etats-Unis et une fois de plus, une non-reconnaissance de la culture de l’adversaire. Les Etats-Unis et leur prolongement européen défendent la démocratie alors que la Russie de Poutine défend les valeurs nobles et fortes du monde slave et de toutes les Russies. Lors de son déplacement en Europe en mars 2022, Joe Biden qualifia Vladimir Poutine de boucher et crut même utile de suggérer que son homologue russe ne devait plus rester au pouvoir. Une telle proposition est un précédent. Même au moment de la guerre froide, personne ne se serait hasardé à décréter que le chef de l’URSS devait être éjecté.
8) De 2002 à 2022, la lente descente aux enfers du parti socialiste s’explique par des facteurs divers combinant les évolutions économiques, sociales, technologiques, la manière de gouverner, les productions intellectuelles et leur diffusion dans les médias. L’éloignement entre le parti et les intellectuels ne cesse de s’accroître. Les dirigeants ne regardent plus les gens. Le parti socialiste vit avec le traumatisme de l’élimination de Lionel Jospin en 2022 et la plaie ne s’est pas refermée, au point de devenir une obsession cachée au sein du parti.
La vie intellectuelle se dégrade. Les passions tristes et les colères ne sont pas très loin. La gauche intellectuelle ne parvient pas à susciter l’espérance et à se projeter dans l’avenir. Des clans se forment et quelques-uns se réclament d’une pensée correcte et conforme à l’époque, la civilisation de la croissance et des loisirs. Ceux qui n’adhèrent pas à l’ordre libéral et social sont disqualifiés, dénigrés. S’il est un livre emblématique de ces dérives, c’est le rappel à l’ordre signé Daniel Lindenberg publié en 2002 et qui à l’époque crée une polémique de grande intensité dans les milieux intellectuels. L’auteur désigne un camp du mal pensant en dénonçant un groupe assez hétéroclites d’écrivains et chercheurs accusés d’être les nouveaux réactionnaires face au camp du bien, celui du progressisme. Muray, Houellebecq, Bruckner, Badiou, Ferry, Finkielkraut, Nora, Gauchet et bien d’autres figurent dans ce pamphlet accusatoire. Publié dans la collection la république des idées, émanation du cercle éponyme de réflexion présidé par Pierre Rosanvallon et dont on soupçonne qu’il aurait encouragé Lindenberg à se lancer dans un réquisitoire contre les « mal pensants » de gauche et de droite.
Depuis, la dénonciation et la disqualification des mauvaises pensées non conformes à une moralité idéologique n’a fait que s’étendre, nourrissant les intentions polémistes sur les plateaux médiatiques. Ces faits du monde intellectuel expliquent pour une part comment le parti socialiste s’est effondré en se clivant autour des deux courants historiques, le progressisme réaliste de Rocard et le socialisme idéaliste de Maurois. Ce clivage est devenu visible sous la présidence de François Hollande dont la politique fut propulsée par le clan progressiste et libéral, suscitant une division inédite à l’Assemblée avec les frondeurs. En fait, le décret apocryphe liquidant le PS remonte à 2002, lorsque le courant rocardien porté par Rosanvallon, représenté dans la commission Attali (où un jeune et brillant énarque prénommé Emmanuel fut remarqué), puis le cercle informel des Gracques pour se disséminé à travers des cercles hétéroclites, milieux d’affaires, étudiants et jeunes avec Macron, les prémices du mouvement en marche déjà bien ancré en 2015. Le socialisme populaire et historique s’est trouvé déclassé et décapité de ses têtes pensantes. Un socialisme nouveau, exigeant, aurait pu naître mais il a été étouffé. Avec des éclairages portés par quelques figures comme Marcel Gauchet ou Edgar Morin.
Au final, comme l’a dit il y a peu Jean-Christophe Cambadélis, le pronostic vital de la gauche est engagé. Et du reste, annoncé par ce cadre du parti qui avait diagnostiqué les pathologies d’un socialisme en délicatesse avec la question sociale et préoccupé de survivre dans un contexte brouillé par l’arrivée de mouvances façonnant des passions tristes, comme le wokisme.
9) L’Etat reste le socle de l’organisation de la société et s’est considérablement renforcé depuis des décennies. Les élections permettent de mettre au pouvoir une équipe dirigeante dont la marge de manœuvre est réduite. Les formations politiques apportent quelques nuances, entérinent les évolutions sociétales et culturelles, gèrent les différents secteurs de la vie publique. Pour se démarquer, il ne reste que le bruit et la fureur, que n’hésitent pas à pratiquer quelques formations dont l’objectif est de capter les frustrations et les passions tristes. Cette ruse qui flatte les ressentiments se fait au détriment des partis politiques historiques.
La gauche s’est perdue dans cette histoire récente. Elle ne parle plus aux gens, elle n’imprime plus dans les consciences. Les intellectuels peinent à lire les évolutions du quotidien et penser le vivre ensemble. Enfin, l’effacement progressif de la gauche n’est pas dissocié d’une distance prise par les nouvelles générations avec la chose politique. Les citoyens deviennent plus pragmatiques. Pour nombre d’entre eux, les promesses du politique ne sont pas des espérances mais des illusions. Les idées ne meurent jamais et les sensibilités de gauche resteront dans les sociétés, en sourdine, à l’image de gènes non exprimés. Une renaissance sous forme de transfiguration de la gauche n’est pas à exclure mais n’est pas à l’ordre du jour. Une mise au point des consciences et des intellectuels est indispensable. Surtout analyser les dérives des régimes dont la gouvernance associe de plus en plus des scientifiques et des calculs. La science est peut-être le ressort de nouvelles aliénations, numérique, climat, antispécisme, régime sanitaire. Si la gauche renaît, elle se fera en brisant les chaines de l’aliénation. La liberté raisonnante.
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