1965 : un dimanche au village
Un village du Cantal au printemps. De nombreux habitants de la commune, tous endimanchés, ont convergé vers la modeste église en granit coiffée d’un clocher à peigne. La plupart sont venus des hameaux environnants dans des tractions, des 203 ou de modestes 2 chevaux...
Le curé hisse avec difficulté son quintal en chaire, puis il ajuste lentement sa chasuble pour se donner le temps de reprendre son souffle. Enfin, après avoir affermi ses cordes vocales d’un raclement de gorge, il entreprend, sous l’œil blasé des angelots sculptés, de moraliser ses paroissiens de sa forte voix de baryton. Ainsi en va-t-il lorsqu’un évènement justifie la pénible escalade. Le prêtre se montre tantôt jovial et bonhomme, tantôt rigide et sentencieux ; un jour dans le rôle du tonton gâteau, un autre dans celui du père fouettard. Comme toujours lorsque le curé monte en chaire, l’annonce du sermon a couru dans le village, savamment distillée par la garde rapprochée du prêtre, des grenouilles de bénitier qui lui vouent un dévouement sans faille et l’assistent dans ses œuvres. Le curé n’a aucun talent pour commenter à ses ouailles les textes sacrés. Aux épîtres de saint Paul, il préfère les gazettes régionales, et plus encore l’observation de la vie paroissiale. Son truc : tirer une leçon édifiante des évènements locaux, qu’ils soient dramatiques ou cocasses. Encore faut-il qu’il y ait matière à sermon, ce qui n’est guère le cas plus d’une dizaine de fois par an.
Un brouhaha de chaises et de prie-Dieu remués, mêlé au cliquetis des souliers ferrés sur le dallage de l’église, envahit soudain le fond de la nef. Comme tous les dimanches depuis des temps reculés dont plus personne n’a gardé le souvenir, les hommes abandonnent l’office avant sa conclusion, dans le sillage rhumatisant de l’ancien maire. Sans un regard vers l’autel – il y a des limites à la foi ! – et surtout sans un regard vers le curé dont l’œil courroucé se pose en vain, messe après messe, sur la nuque des mécréants. Seuls les paroissiennes, les enfants et les dévots – quelques prudents vieillards soucieux de ménager leur avenir dans l’au-delà – attendront que le curé ait prononcé la formule de libération rituelle et que les dernières fausses notes du chœur des divas se soient éteintes sous les écailles bleutées de la voûte pour quitter la vénérable enceinte et rejoindre les hommes là où l’habitude ancestrale les a entraînés : au bistrot.
Les rejoindre au bistrot ou les attendre sur la petite place à proximité du monument aux morts dont les quatre obus d’angle pointent vers le ciel une tête rouillée par les intempéries et des fûts rongés par la pisse des chiens. Vingt-six noms ont été gravés sur le monument. Dix-neuf appartenaient à des pauvres diables de paysans transformés, pour une cause qui les dépassait, en chair à canon durant la grande boucherie de 14-18 dans les bourbiers de Verdun ou du Chemin des Dames. Sept noms sont venus s’y ajouter en 1945, cinq d’entre eux appartenant à des résistants tués en juin 1944 lors de la grande offensive allemande sur les maquis de la Haute-Auvergne. Tout cela laisse les chiens de marbre. La patte levée sur un suppositoire de métal et la truffe au vent à la recherche d’effluves évocateurs, ils pissent où bon leur semble, voilà tout. Il est vrai que le Poilu lui-même ne montre guère de rancune aux animaux : l’œil rivé sur les crêtes de la Margeride, la baïonnette au canon, il attend de pied ferme les ennemis de la patrie et n’a pas de temps à perdre avec les cabots du village et leur miction profane. D’ailleurs tout le monde s’en fout.
Blanc limé et Suze cassis
À commencer par les hommes. Sitôt sortis de l’église, les vieux vissent, l’un son béret, l’autre son chapeau sur un front couleur d’endive qui contraste avec la rougeur cuivrée du visage. Quelques-uns allument une Gauloise extirpée d’un paquet froissé. D’autres préfèrent rouler leur propre cigarette, à l’ancienne, comme ils l’ont toujours fait. Les rares non-fumeurs se contentent de faire disparaître au fond de leurs poches ces mains dont ils ne savent que faire dès qu’elles sont inactives. Insensiblement, tous forment des petits groupes, par affinité ou en fonction des besoins du moment : prêt d’une machine agricole, organisation d’une servitude communale, ébauche d’une liste électorale en vue des futures élections municipales. Puis, à marche lente ponctuée de fréquents arrêts, les groupes se dispersent en direction des cafés.
Des cafés, il y en a trois. Le premier est situé juste en face de l’église et ne se distingue de la maison mitoyenne que par la plaque de licence vissée sur le piédroit de sa porte. Le deuxième bistrot, tout aussi anonyme, est posé dans le haut du village sur une dalle de granit, juste à côté du couderc* où s’ébattaient naguère les cochons et d’où émergent le four banal, le lavoir et le travail à ferrer. Quant au troisième café, il est situé en contrebas de l’église, près de la mairie-école centenaire. Bordé d’une haie de frênes étiques, il cumule, sous une enseigne défraîchie, les fonctions de café, bureau de tabac, épicerie et quincaillerie.
Bien qu’il soit le plus grand des trois, le café de l’église se caractérise par une grande austérité : mobilier spartiate, comptoir rudimentaire, boiseries vermoulues, dalles de basalte usées par des générations de galoches. La décoration se limite à trois éléments. À commencer par l’inévitable Avis de répression de l’ivresse publique dont le seul intérêt consiste, non pas à prévenir l’éthylisme des populations rurales, mais plus prosaïquement à mesurer les progrès de la myopie des vieux. Vient ensuite le calendrier des pompiers 1929 ; on y reconnaît, posant fièrement à côté de la motopompe municipale, le père de la patronne, sanglé dans son uniforme et doté d’impressionnantes moustaches de sapeur. Enfin, trônant à la place d’honneur au-dessus du comptoir, une ancienne affiche de la Compagnie PLM** vante les attraits, piquetés de chiures de mouche, de la plage de Juan-les-Pins. Insolite en un tel lieu.
Pour l’heure, la patronne n’a pas la tête à s’évader, que ce soit à Juan-les-Pins ou ailleurs. D’un pas énergique et efficace, elle multiplie les allées et venues entre la salle et le comptoir, alignant sur les tables de bois les Ricard, les blancs limés et les Suze cassis. Autour d’elle les conversations vont bon train sous les tortillons de papier tue-mouche oubliés là depuis l’été précédent. Le verbe haut, on parle machines, on commente les derniers cours du bétail, on vilipende la PAC***. L’arrivée des femmes et des enfants modifie le cours des choses. On dérive sur la famille, l’éducation, la santé. Et des Orangina, des jus de fruit, de la limonade, ainsi que quelques petits verres de porto ou de Martini, viennent s’ajouter sur les tables.
La tournée des bistrots, tradition oblige !
À 13 heures, la vieille horloge délivre son message d’un timbre métallique. Son intervention agit comme un signal. Les hommes rajustent leur couvre-chef et se lèvent un à un, sans précipitation, imités par les femmes et les rares enfants présents dans l’établissement, la plupart des gamins préférant jouer dans les cours des fermes voisines, au risque de salir leurs habits et de se prendre une taloche. Peu à peu la salle se vide et il ne reste plus qu’une poignée de vieux paysans du bourg. Eux partis, le bistrot retrouvera son visage habituel, rythmé par le tic-tac régulier de l’horloge. Le calme revenu, les araignées pourront tranquillement reprendre leurs travaux de tissage. De temps à autre, une poule téméraire tentera de faire une incursion dans le bistrot pour glaner des miettes sous l’œil indifférent du chat de la maison. Jusqu’au moment où un coup de balai énergique chassera le volatile.
Ainsi en va-t-il chaque dimanche au café de l’église. Et il en va de même dans les deux autres établissements. À ce détail près, tradition oblige, que le prochain dimanche on ira dans un autre café et le suivant dans le troisième afin que chacun des débitants puisse y trouver son compte. Cela dure ainsi depuis des lustres, et tous dans le village respectent scrupuleusement l’usage établi. Sauf bien entendu ceux qui nourrissent un contentieux avec l’un des tenanciers et qui, pour rien au monde, ne mettraient les pieds chez l’ennemi juré, sans même se rappeler parfois l’origine du différend. Un ostracisme qui ne vaut évidemment pas pour les soiffards invétérés qui, là comme ailleurs, donnent spontanément de leur personne pour maintenir la France dans le peloton de tête des pays consommateurs de pinard. Non contents de s’abreuver tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre comme tout un chacun, ces pochetrons mettent un point d’honneur à visiter chaque dimanche les trois débits, et plutôt deux fois qu’une !
Un grand chelem qui, depuis des temps immémoriaux, s’étend d’ailleurs à l’ensemble de la population à l’occasion des mariages et des baptêmes célébrés dans la paroisse. Ces jours-là, l’usage veut que tous les convives fassent, à l’instar des poivrots du bourg, la tournée des trois bistrots du village. Cela se voit même lors de certaines funérailles. Il est vrai qu’il convient alors à noyer le chagrin des parents et l’affliction des amis du défunt. Une noyade parfois si réussie qu’il n’est pas rare que l’un des participants pousse la chansonnette en l’honneur du disparu. C’est ainsi que les obsèques d’un ancien membre du Conseil municipal se sont terminées, l’été précédent, par un mémorable tour de chant sous l’œil ému de la veuve.
14 heures. Le village a retrouvé sa tranquillité, seulement troublée, de temps à autre, par l’aboiement d’un chien, le passage d’une voiture, l’éclat de rire d’un gamin ou une querelle de chocards dans le clocher. Le temps s’écoule paisiblement, rythmé ici par une horloge, là par un carillon Westminster. Dans les fermes, le repas terminé et l’Opinel replié, on boira le café dans un verre Duralex puis l’on remettra les habits de travail. Dans moins de quatre heures, dimanche ou pas, commencera la traite du soir…
* Le couderc est un espace communal destiné à l’usage collectif : ferrage des animaux, battage des récoltes, cuisson du pain, pâturage de petits animaux, etc.
** La compagnie de chemins de fer PLM (Paris-Lyon-Marseille) a été intégrée à la SNCF en 1938. Ses affiches touristiques sont restées célèbres.
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