Cannabis : ouvrez les fenêtres !
Au mois de mars dernier, The Economist titrait « Comment faire cesser la guerre des drogues ». La revue britannique démontre – chiffres à la clé – que la légalisation d’un certain nombre de drogues serait « la moins mauvaise chose à faire » en terme de lutte contre le cannabis. Le raisonnement est le suivant : la prohibition nourrit la contrebande et le crime organisé, défavorise les pays les plus pauvres et – cerise sur le gâteau – s’avère réellement inefficace à réduire la consommation de cette drogue, dans pratiquement tous les pays de prohibition. Le débat en France reste pourtant vicié, sinon impossible. CQFD
« Ne fermons pas les yeux »
Ce titre est celui de la dernière campagne anti-drogues en France. C’est un beau slogan pour une telle campagne : car toute politique de prévention sur la drogue a pour objectif d’informer les citoyens sur les dangers de la drogue. Il s’agit donc d’éclairer les citoyens pour ne pas tomber dans certains pièges, et aussi pour faciliter l’accès aux services publics de l’aide aux toxicomanes et aux alcooliques.
Or, la prévention 2009 en France sur le cannabis (qui rentre maladroitement dans le champ dans le panier des drogues dures) est un véritable ramassis de mensonges : l’un des spots intitulé « si les dealers vous disaient la vérité » commence avec un fond noir, une musique agressive, puis expose au téléspectateur un prototype de dealer diabolique d’une trentaine d’années, barbu, cheveux longs avec un phrasé particulièrement vulgaire. Il tient ensuite un discours à l’acheteur potentiel, c’est-à-dire le téléspectateur lui-même, en insistant sur "toutes les merdes" qu’il ajoute à son "shit". Bien sûr, les symptômes sont annoncés : sueur froide, crise de paranoïa et finalement, hallucinations et défenestration. Symptômes que l’on observe... pas vraiment.
Ce qui choque, c’est la déformation complète de la réalité : on sur-représente certains aspects, on occulte certains autres, comme un miroir déformant. Il n’y a pas, dans cette campagne, un seul chiffre, ni un seul fait. Alors que les campagnes sur l’alcool, ou – dans un autre domaine – sur les accidents de la circulation, peuvent ouvrir un débat serein sur les faits, parce qu’elles nourrissent leur prévention de faits, et s’appuient sur des expériences concrètes. Mais sur le cannabis, le gouvernement n’a pas une politique de vérité, mais une politique de contre-vérité par une désinformation, en modèle de miroir déformant : diaboliser pour mieux combattre.
Propos de scientifiques éminents à l’appui, voici ce que l’on peut dire... sans pour autant clore le débat médical.
Santé publique : un gouvernement irresponsable
En 2005, une série de reportages diffusés sur Arte décrit l’état actuel de la science concernant les drogues, par Jean-Pierre Lentin (Drogues et cerveau.) Un épisode édifiant - « Cannabis, un défi pour la science » - met en garde le téléspectateur, en sous-main, contre une politique dangereuse de diabolisation du cannabis. Philippe Batel, addictologue, Assistance Publique, Hôpitaux de Paris, explique :
« Si vous expliquez à un ado’, que s’il fume un pétard, il va devenir dépendant, il va se mettre de l’héroïne dans les veines, c’est archi faux. Si on établit une [telle] communication grand public pour les dissuader de fumer, non seulement on ne va pas le faire, mais on va probablement avoir un effet paradoxal. Il faut [donc], premièrement, le faire avec prudence, et deux, dans quelque chose qui prenne en compte le fait qu’il y ait 50% des adolescents qui en consomment, et qu’il n’y a pas 50% des adolescents qui sont en grande difficulté avec le cannabis. Ça, ce n’est pas vrai. Et si on veut nous le faire croire, ce sera très dangereux. Parce qu’on n’arrivera plus jamais en termes de politique publique, à envoyer des messages de prévention. Il ne faut jamais mentir à la cible, au sujet à qui l’on s’adresse, en exploitant des données scientifiques qui sont fausses. »
Or, c’est précisément ce que fait aujourd’hui le gouvernement. Il met toutes les drogues dans le même panier, déforme la réalité. Ce qui est une manière politiquement correcte de dire que le gouvernement ment.
A la lueur de ce que dit M. Batel, dans ce reportage, écoutons ce que disent certains experts sur le caractère addictif du cannabis et sur les effets du cannabis.
En terme d’addiction, les scientifiques semblent d’accord pour dire que la dépendance au cannabis reste exceptionnelle d’une part et touche uniquement des personnes fragiles, à risque, d’autre part ; et enfin que cette dépendance est purement psychologique. Dieter Kleiber, expert en santé publique en Allemagne, a réalisé des recherches dans le domaine : selon lui la dépendance reste somme toute assez « exceptionnelle », environ « 1 à 2% » des fumeurs. A titre d’information, une personne sur dix est dépendante de l’alcool, quand 90% de la population en consomme...
En terme d’effets, il faut noter qu’il n’existe pas de cas de surdose (overdose) avec le cannabis. Il ne semble pas qu’il y ait de « réelle gravité » des effets psychotropes et physiques de cette drogue, selon Jean-Pol Tassin, neuropharmacologue au Collège de France. Il ajoute : « Il peut y avoir des défenseurs du cannabis, comme il peut y avoir des attaquants du cannabis. Et pratiquement les deux côtés ont toujours un peu raison. »
Conclusion : cela ne signifie pas que le risque zéro existe. Cela signifie que l’abus du pétard est dangereux pour la santé, mais que le cannabis en soi n’a pas à être interdit aux personnes majeures.
Le tabou imbécile et la répression aveugle
Malgré les faits, il est impossible de débattre, parce que le cannabis est un tabou. Yann Bisiou, dans un article (un peu ancien, il faut le reconnaître, mais toujours d’actualité) de la Revue de science criminelle de 1991, p. 279, décrit les difficultés liées aux justifications de la prohibition de l’usage simple de stupéfiants.
En France - Ses écrits soulignent l’absence de tout débat, même au sein des assemblées et une difficultés à justifier la prohibition qui s’appuie, soit sur le silence, soit sur l’argument d’autorité, soit sur des mensonges et des présupposés moraux : « C’est au Sénat qu’est avancée une formule qui va faire florès en assimilant la toxicomanie à une maladie contagieuse créatrice d’un risque social. Cette affirmation repose sur le prosélytisme supposé des toxicomanes qui tenteraient ainsi d’accroître le nombre des adeptes de substances stupéfiantes.
Un dernier argument consistera à faire état du caractère criminogène de la toxicomanie, le coût de la drogue contraignant le drogué à se procurer par tous les moyens l’argent nécessaire à l’assouvissement de ce vice.
A la suite de ces exposés, le texte sera adopté sans discussion. » (même source)
Au niveau international - Une des justifications juridiques en faveur de la prohibition, c’est l’existence de traités internationaux qui stipulent que le cannabis doit être prohibé par les signataires du traité. Il existe de nombreux traités, dont la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, modifiée par la suite, entre autres traités sur les psychotropes. Les conventions classent le cannabis parmi les « substances ayant un potentiel d’abus fort et effets nocifs importants sans valeur thérapeutique notable ». Pour contrôler le respect de ces textes, il existe un organisme (l’organe international de contrôle des stupéfiants). Cet organe réagissait au phénomène de légalisation, avec des accents de conformisme social, sans fondement scientifique bien sûr :
« Une telle approche [la légalisation] est susceptible d’égarer les esprits. Les toxicomanes potentiels y verraient sans aucun doute une approbation de l’abus des drogues ce qui pourrait conduire à des débordements, avec des décès par « surdose », une escalade des dépenses de santé et la destruction de la famille ainsi que des valeurs fondamentales qui inspirent les comportements des individus dans la société. […] Tout relâchement de la lutte contre la drogue constitue non seulement une inexécution conventionnelle, [c’est-à-dire une violation de la Convention unique adoptée dans le cadre de l’ONU], mais est aussi indéfendable sur le plan moral et équivaudrait à livrer la communauté internationale aux cartels de la drogue. » (C’est moi qui souligne). Cherchez l’argument scientifique...
On peut se poser la question – pourtant – de la légitimité de ce classement, d’une part parce que les critères de classement sont douteux, d’autre part parce que le cannabis – nous l’avons vu – n’a pas d’effets nocifs importants en premier lieu, et en second lieu parce qu’il a une valeur thérapeutique notable (et cela est certain). Il faut noter que ce classement du cannabis remonte aux années 30.
Conclusion – A l’heure actuelle, la réponse du Président de la République à la dépénalisation et à la légalisation est la suivante : « la liberté, ce n’est pas la drogue ». Par cette formule à l’emporte-pièce, le Président place toutes les drogues dans le même panier : le cannabis, la cocaïne, l’héroïne, etc. auxquelles on pourrait décemment ajouter l’alcool et le tabac, puisque les amalgames sont tolérés au plus haut niveau de l’Etat.
L’important est pourtant de savoir faire des distinctions claires entre les drogues, selon qu’elles sont réellement nocives pour la santé d’une part, selon qu’elles ont un caractère addictif important d’autre part, en établissant des échelles et des critères précis établis sur des expériences scientifiques et médicales accessibles, vérifiables et vérifiées. Si une politique de santé publique des drogues passe par d’autres critères que les sciences et la médecine, elle perd toute crédibilité et réduit son champ d’action pratique dans la lutte contre les stupéfiants.
Légaliser pour mieux réglementer
Une répression aveugle et inefficace – Le dossier de The Economist précédemment cité le souligne : nous savons que la politique de répression est un échec total. La France est le premier consommateur de cannabis. En 2003 (ce sont les chiffres du ministère de l’intérieur, sur son site internet), la France a connu une augmentation de 12% des interpellations, amenant le chiffre à 82.000 interpellations environ. Par ailleurs, les chiffres plus récents nous sont cachés : le ministère a mis à jour sa fiche détaillée sur la lutte anti-cannabis le 1er octobre de cette année, avec des chiffres datant de la législature précédente. Cela signifie que le Ministère de l’Intérieur ne souhaite pas indiquer sur la première page de son site Internet, des données qui prouvent l’étendue de la répression et surtout de la consommation.
Les dangers de cet aveuglement – La consommation massive de cannabis est donc une réalité sur laquelle l’Etat n’a aucun contrôle. Aucun contrôle sur les chiffres – puisque nous disposons des chiffres sur la répression, mais pas sur la consommation réelle, en dehors d’estimations plutôt floues ; aucun contrôle sur la qualité des produits vendus vendus hors-la-loi ; aucun contrôle sur la teneur en THC (le produit actif du cannabis) des produits vendus (nous savons qu’elle augmente, mais on ne peut pas la réglementer), aucun contrôle sur l’âge des consommateurs, aucun contrôle sur rien du tout.
Le gouvernement est ici responsable de son irresponsabilité. Enfin, la législation condamne le cannabis parce qu’il porte atteinte à l’ordre public ; or, en conservant un système de répression, il laisse le champ libre au commerce mafieux, aux organisations criminelles voire terroristes, qui prennent de facto le contrôle de ces marchés illégaux. Par conséquent, le législateur – en souhaitant garantir l’ordre public – porte atteinte paradoxalement à cet ordre public, en finançant indirectement le crime organisé.
Le terme d’aveuglement est pesé et sous-pesé, au gramme près. Parce que la répression ne permet pas de savoir, pas plus qu’elle ne permet de voir : elle est faite d’œillères qui privent même les hommes politiques des données qui permettraient d’agir à la lumière des faits.
Réglementer - Réglementer l’usage et la vente du cannabis permettrait de faire face à des problèmes plus urgents que l’usage du cannabis : contrôler les produits et contrôler les détaillants. Il s’agit de mettre fin à la vente de produits frelatés et éventuellement dangereux ; il s’agit de mettre fin à l’économie parallèle qui finance des organisations criminelles.
Enfin, cela permettrait aussi de lever des impôts sur ce commerce, qui pourrait aller à la recherche médicale (le cannabis ayant une valeur thérapeutique notoire), à la sécurité sociale, au budget de l’État (par la T.V.A), ce qui n’est pas négligeable, compte tenu des déficits chroniques de notre pays, et de surtaxer le cannabis (comme on surtaxe le tabac). Par ailleurs, à cette argument de l’opportunité budgétaire correspond une question sur l’État actuel des dépenses de police : a-t-on seulement mesuré ce que cela coûte à la police de poursuivre des centaines de milliers de jeunes ? Beaucoup, sans doute, au moins en termes de temps passé à courir après les petits fumeurs d’herbes, dans un jeu ridicule de cache-cache entre les forces de l’ordre d’une part, et d’autre part les petits consommateurs de cannabis, bien loin de représenter un danger pour l’ordre public ! Cela coute aussi sans doute beaucoup aux forces de police, en terme de crédibilité et de bienveillance de la part des jeunes fumeurs. A cet argument budgétaire correspond un argument économique : la légalisation aurait des conséquences positives sur l’emploi, sur les secteurs agricoles et sur les secteurs commerciaux.
Il y a donc plusieurs arguments : des arguments de santé publique, des arguments d’ordre public, des arguments budgétaires et économiques. Tous ces arguments sont valables, ils sont audibles, et n’ont pas à être placés dans la catégorie du bavardage inutile, au motif que l’on préfère faire l’autruche et se retrancher avec paternalisme dans les arguments moraux, cachés derrière l’ordre public prétendument menacé.
La légalisation en Europe et dans le monde - D’autant plus que des exemples fleurissent partout en Europe et dans le monde qui témoignent du bien-fondé de ce genre de réforme du système et de son succès. En Europe, les Pays-Bas ont légalisé depuis une trentaine d’années le cannabis, dans sa production, dans sa distribution ; et les prétendues « reculades » des gouvernements ne sont pas des conséquences de l’échec de ces politiques, mais de pressions de l’Union européenne, des organisations internationales et des États-Unis. Dans le reste de l’Europe, la voie consiste en général à dépénaliser (Allemagne, Belgique, Espagne, Italie, etc.) Même en France, l’hypocrisie étant un sport national, le juge au pénal applique rarement de lourdes peines pour les petits usagers, et la police se contente parfois de saisir les petites quantités de drogues sans faire passer l’affaire devant les tribunaux déjà bondés.
Aux États-Unis même, aujourd’hui, c’est la Californie qui a lancé – sous gouvernement républicain – une politique de dépénalisation et de réglementation de l’usage et du commerce, rapportant ainsi prêt d’un milliard de dollars au « Golden State », déficitaire depuis plusieurs années.
Il est donc temps d’agir en faveur d’une politique publique qui réfléchisse moins en termes de sacrilèges et de moralité, pour faire toute la place à la raison et aux faits établis. Il existe en France un Collectif d’Information et de Recherche Cannabique, et le débat est régulièrement relancé publiquement, et écrasé publiquement. Dernièrement par Daniel Vaillant, ancien ministre socialiste de l’Intérieur, défenseur notoire de la légalisation.
Hélas, le débat est souvent clos avant même que d’être ouvert, à cause d’une désinformation constante de la part des pouvoirs publics, d’un manque d’information et de recherche de la part des citoyens, en dépit de la masse colossale d’arguments en faveur d’une légalisation réglementée, et le débat est souvent vicié par de contre-arguments fondés sur un rigorisme moral de mère ignorante, et un certain conformisme social, qui voudrait à chacun le comportement à adopter, et faire de la loi le fondement absolu de tous ces comportements.
A défaut de légaliser, il faut permettre les débats, ouvrir les vannes de la discussion publique et des échanges d’idées en la matière. Il faut des débats éclairés, et écouter les arguments des uns et des autres. Arrêtons de nous enfermer dans la polémique et le discours moralisateur plus inquiet du bon comportement que de la santé, discutons sans crainte : ouvrons les fenêtres de la République !
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