Dans la tête de Larossi Abballa : en mission contre un complot imaginaire anti-islam
Que peut-il se passer dans la tête d'un détraqué comme Larossi Abballa, l'auteur du double meurtre de Magnanville, dans les Yvelines ? Pour le comprendre, il suffit d'écouter ou de lire ses propos. L'Institut de recherche des médias du Moyen-Orient (MEMRI) publie justement la déclaration filmée de l'assassin.
Impuissance réelle et fantasme de domination
Celui-ci commence par se lamenter au sujet de la faiblesse de la communauté musulmane dans le monde : "Tu gouvernais le monde et tu te retrouves gouvernée", déclare-t-il. La raison de cette situation est simple selon lui : "Tu t’es écartée de la voie d’Allah et de son Prophète, donc le châtiment d’Allah s’est abattu sur ta nuque." C'est le raisonnement de tous les superstitieux : si j'ai un souci dans ma vie, c'est que je n'ai pas été assez obéissant envers mon dieu, qui, à l'image d'un petit chef de bureau, ne jouit que de ma soumission et de mes offrandes (certaines des victimes du tsunami à Bali se disaient le même genre de choses).
Le fanatique cite des versets du Coran, selon lesquels le combat armé est consubstantiel à la vie de la communauté musulmane : « Si vous ne vous élancez pas au combat, [Allah] vous châtiera d’un châtiment douloureux et il vous remplacera par un autre peuple » (Coran 9:39). Pratique astucieuse des chefs de tous temps : pour inciter leurs sujets au combat, pour leur propre gloire bien sûr, leur inculquer des superstitions selon lesquelles un super-chef invisible (nommé dieu) les punira s'ils n'obéissent pas au chef ici-bas. Malgré les progrès de la connaissance, ce genre d'ânerie marche toujours plutôt bien.
"Pourquoi détestez-vous la mort alors qu’elle est une délivrance pour le croyant ?", demande, ingénu, le boucher de Magnanville. Selon cette logique, on se demande bien pourquoi tous ces dingos de jihadistes n'organisent pas un grand suicide collectif à la façon de l'Ordre du Temple solaire. Quelle belle délivrance ce serait pour tout le monde !
Inconsolable, le pleurnicheur continue sa longue lamentation : "Les Romains ont le dessus sur nous. Y a-t-il pire que cela, ô nation de Muhammad ? [...] Nous sommes arrivés à une époque ou les tueurs de prophètes, qu’Allah les maudisse, nous souhaitent bon Ramadan. Quelle humiliation." Les tueurs de prophètes, dans son langage, ce sont les juifs. Le petit bonhomme ne supporte pas, on le voit, la gentillesse, la bienveillance, que des hommes qui ne partagent pas sa foi lui souhaitent tout de même un bon rite. Il se sent humilié par une attitude humaine, fraternelle, dont il n'est pas lui-même capable. Son fantasme à lui, à cet impuissant : dominer le monde, écraser les autres sous sa botte de fer.
Peut-on se risquer à expliquer ce fantasme de puissance par la situation de l'intéressé ? Depuis janvier 2016, Larossi Abballa s’était lancé dans une activité de restauration rapide, avec Dr Food, sa société de livraison de sandwich de nuit (22h-5h). Une petite entreprise, dont il faisait la promotion sur son Facebook. Au menu : burgers et escalope forestière. Dans une vidéo désormais célèbre, le livreur de burgers se plaint (encore... encore des plaintes...) du comportement peu amène de certains clients. Humiliation, frustration, qui un jour se retournent en déchaînement de violence.
Celui-ci s'accompagne de toute la fantasmagorie appropriée : croyance en l'appartenance à une communauté supérieure (certes pas dans la réalité, mais la réalité est fausse, n'est-ce pas, et doit être corrigée), dominée par un dieu supérieur, pourtant pas fichu d'arriver à ses fins... et qui doit compter sur des livreurs de burgers pour retrouver sa gloire perdue : "soyez la cause pour qu’Allah redonne suprématie à sa religion" ; si l'on comprend bien cette déclaration, une armée de livreurs de burgers peut réussir là où Allah lui-même se révèle impuissant... Le discours théologique est décidément stupéfiant.
Les fanatiques ont un furieux besoin de se rassurer, leur peur d'être inférieurs aux autres est saisissante. Écoutons encore le détraqué de Magnanville s'adressant à ses frères de combat : "Sachez que vous êtes une minorité sur la bonne voie, oui, vous êtes une minorité sur la bonne voie. [...] Allah nous dit qu’il n’y aura qu’une minorité qui sera sur le bon chemin, remerciez-Le, prosternez-vous devant Sa grandeur, oui, Allah vous a choisis, vous, aux dépens de milliards et de milliards de personnes." Le looser qui s'imagine être l'Élu, the one, the only one... Qui n'a pas rêvé de cela ? S'adressant à sa famille, il dit encore : "Je vais faire arrêter vos cœurs, mais sachez que c’est pour une noble mission. Vous n’avez jamais voulu comprendre mon cheminement, me prenant parfois pour un fou, mais tel est le chemin des prophètes."
On lit ce genre de discours tous les jours sur le web alternatif (heureusement pas avec les mêmes dérives sanglantes) : la masse est composée de moutons, d'esclaves, d'ignorants, de beaufs qui regardent la télé, je fais partie de la petite minorité des éveillés, qui s'est débranchée de la Matrice, qui a avalé la pilule rouge, je fais partie de la "nouvelle opinion publique" qui va un jour changer le monde, si tant est que les "zombies" qui m'entourent se réveillent enfin... Ecouter LLP commenter sa balade au Jardin du Luxembourg, au milieu des "ploucs dégénérés", ou Pierre Hillard juger ses voisins au café, vaut son pesant d'amertume... Larossi Abballa, c'était (dans ses rêves) le Néo de Matrix, sauce jihadiste. Aujourd'hui, c'est un cadavre, prêt à nourrir les vers de terre. "Ou t’as le Paradis, ou t’as l’Enfer pour l’éternité", disait-il sans sa vidéo. La réalité est bien plus prosaïque.
S'ensuivent, dans cette lamentation de 11 minutes, des appels au meurtre, avec même une kill-list, des personnalités à cibler... rien que de très banal. Le dieu du petit jihadiste ressemble à s'y méprendre aux dieux des Aztèques : même soif de sang, jamais rassasiée. On ne se renouvelle pas beaucoup chez les entrepreneurs de l'horreur.
Dans sa naïveté, il lance : "66 pays n’arrivent pas à mettre fin aux agissements de 55 000 hommes. Gloire à Allah." Il eut été plus pertinent pour le jihadiste de dire : gloire à la CIA, au Qatar, à l'Arabie saoudite, à la Turquie, et, pourquoi pas, au Mossad, pour expliquer cette situation. Toutes ces entités ont eu intérêt à voir prospérer l'EI contre la Syrie de Bachar el-Assad, et indirectement contre l'Iran, et indirectement encore contre la Russie. Petit jihadiste, personne n'a jamais voulu, pour le moment, mettre fin aux agissements de tes petits copains... qui font le "bon boulot" que les grandes puissances ne veulent pas faire elles-mêmes. Un jour ou l'autre, lorsque tes amis seront devenus inutiles, ils seront écrasés... comme une mouche. D'ici là, du sang d'innocents coulera encore, malheureusement, avec des abrutis comme toi.
Les ravages d'un imaginaire complotiste
Pour aller un peu plus loin dans l'un des aspects du portrait de cet abject tueur, Libération du 14 juin nous apprenait qu'il croyait en l'existence d'un complot judéo-chrétien visant, ni plus ni moins, l'anéantissement de l'islam :
« Lors d’une perquisition menée au domicile de ses parents, aux Mureaux (Yvelines), les enquêteurs retrouvent dans l’ordinateur familial plusieurs vidéos de propagande du jihad. Ils saisissent également une clé USB pour le moins significative puisqu’elle contient, selon la procédure, « des cours relatifs à la religion musulmane », « une brochure présentant Al-Qaeda comme un groupe défendant l’islam et le Coran face à un complot judéo-chrétien ayant pour but l’anéantissement de l’islam » (sic), ainsi qu’une méthode de musculation. »
Le Point indique, de son côté, qu'il partageait des contenus conspirationnistes sur les réseaux sociaux :
« Larossi Abballa s'est montré ces derniers jours très actif sur son compte Facebook, ouvert au public. À 5 heures du matin, lundi, l'homme publiait encore des images à caractère complotiste. On y voit par exemple le montage-photo d'un homme crucifié et l'illustration d'un compas et d'une équerre entrecroisés - symbole de la franc-maçonnerie - sur fond de logo de l'Euro 2016. Circulaient également sur son wall (mur Facebook) de nombreuses vidéos religieuses ».
Le chercheur Frédéric Pichon, auteur de Syrie : pourquoi l'Occident s'est trompé, nous montre sur Twitter le dernier post publié par le terroriste sur Facebook :
Son dernier post date du jour de la tuerie et s'en prend à l'#UEFA et à l'#Euro2016 sur le mode complotiste pic.twitter.com/NBeIFIp57l
— Frédéric Pichon (@Fred_Pichon) 14 juin 2016
Il y a chez Abballa, on le voit, la même puérilité que chez ces adolescents qui traquent les symboles Illuminatis dans les clips de Beyonce, Rihanna et autre Lady Gaga, et qui y décèlent autre chose que les sempiternelles recettes des pop stars pour faire parler d'elles, choquer, intriguer, fasciner... Le drame, chez ces enfants (même s'ils ont 25 ans), est de prendre au sérieux ce qui n'est que divertissement et goût prononcé des vedettes de la chansonnette pour la provocation et le soufre. Frayer avec le diable constitue depuis longtemps un bon moyen marketing de vendre ses disques à un public en quête de sensations fortes.
Le drame de notre époque, c'est que des tas d'âmes paumées prennent tout ce marketing au sérieux. Et qu'ils se bricolent une vision du monde sur Internet avec toutes ces âneries, façon de réenchanter le monde. Les religions n'en demandaient pas tant, qui, malgré elles, s'engouffrent dans la brèche, et redeviennent tendance. La bonne vieille dénonciation des francs-maçons, du relativisme religieux et du libre esprit, issue du catholicisme, se retrouve dans la bouche des cyber-dissidents en lutte contre l'ordre social actuel (dominé par des "progressistes"). Et, à l'heure du Net, de la liberté d'expression la plus grande, voit-on ainsi fleurir, paradoxalement, les projets politiques les plus réactionnaires (la monarchie de droit divin, la dictature "éclairée", le califat, la théocratie), qui mettraient enfin un terme à toute cette chienlit : notre liberté, dont nous ne savons pas user sans excès.
Larossi Abballa s'est inventé un monde où les juifs et les chrétiens conspirent pour éradiquer l'islam. D'autres s'inventent un monde où ce sont les chrétiens ou les juifs qui sont menacés d'éradication... sous l'effet du Grand Remplacement, qui n'est pas le simple constat d'une immigration importante, en partie voulue par les oligarchies pour des motifs économiques, mais l'idée d'un projet, quelque peu masochiste, émanant des élites blanches, et visant une substitution des populations blanches par des populations non-blanches. Toutes les variantes du complot génocidaire existent.
Il suffit par exemple d'écouter certains discours de Pierre Hillard, dans lesquels il évoque le messianisme juif : par exemple, ici, il cite un texte de Gershom Scholem, indiquant que la venue du messie adviendra, à la fin des temps, suite à des catastrophes, à de grandes souffrances ; et il en déduit que les juifs veulent ces catastophes et, du même coup, les provoquent dans l'Histoire. Ce n'est pourtant là que son interprétation, qui transforme un simple constat ou une prophétie en une volonté. Dire que l'enfantement se fait dans la douleur ne signifie pas que l'on provoque soi-même la douleur pour accélérer l'enfantement.
Au fond, le parcours de Larossi Abballa ressemble étrangement à celui de Rémy Taudin, ce jeune homme qui avait décimé sa famille le 15 février dernier à Neuville-aux-Bois, dans le Loiret. Parcours symétriques : l'un avait peur d'un complot des juifs et des chrétiens visant à l'anéantir en tant que musulman, l'autre avait peur d'un complot des musulmans, aidés par nos gouvernants, visant à l'anéantir sur sa terre de France. Les deux ont développé cette vision paranoïaque sur Internet. L'un, après s'être entraîné dans les bois de Cormeilles-en-Parisis (Val-d'Oise) à égorger des lapins, a massacré à l'arme blanche un couple de policiers, l'autre a poignardé sa femme et égorgé ses deux enfants pour les sauver de l'enfer que ses cyber-amis-facebookiens-dissidents lui promettaient dans un avenir proche.
Au lendemain de la tuerie du 13 novembre 2015, Abballa aurait déclaré à sa petite amie (peut-être dans un double discours caractéristique de certains islamistes) : "Tu as vu comment les médias parlent de notre religion ? Ce ne sont pas de vrais musulmans qui ont fait ça… C’est du n’importe quoi !" Le 30 mars dernier, le futur "soldat du califat" postait encore ce message très peace and love sur Facebook (rapporté par Frédéric Pichon) :
Captures d'écran du compte FB de #LarossiAbballa (suspendu depuis).
Banalité du mal pic.twitter.com/v7EH3jJRZm— Frédéric Pichon (@Fred_Pichon) 14 juin 2016
A peine deux mois et demi plus tard, le même homme commettra un massacre répugnant sur une famille innocente, animé par le fantasme d'une domination mondiale de la secte à laquelle il imagine appartenir. Imagine, oui...
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