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Accueil du site > Actualités > Société > « Detainment » nominé aux Oscars : arrêtons le spectre de la censure, (...)

« Detainment » nominé aux Oscars : arrêtons le spectre de la censure, remettons un peu d’éthique

Le court métrage "Detainment" de Vincent Lambe a été nominé aux Oscars dans la catégorie court métrage.

Mettant en scène un célèbre fait divers (l'affaire James Bulger, soit le meurtre horrible d'un bambin de deux ans par deux autres enfants, âgés eux de 10 ans) sa nomination et sa diffusion potentielle dans les salles obscures crée la polémique. Plusieurs pétitions appelle à son retrait, de même que les parents du petit James.

En effet il est totalement ahurissant d'imaginer Monsieur Lambe monter sur scène et parler du petit James Bulger, sa statuette à la main. Tout comme il serait indécent de ne pas en parler.

Néanmoins Monsieur Lambe affirme que le retrait de son film serait de la censure.

Peut-être que plutôt de débattre de manière stérile de censure, nous pourrions parler d'éthique en nous demandant si il y a un intérêt quelconque a ramener ce faits divers sur la place publique et si l'image de ces enfants appartient à Monsieur Lambe.

A Mr Lambe Vincent, réalisateur du court métrage « Detainment »

Vous avez réalisé un court métrage mettant en scène l’enlèvement du petit James Bulger -âgé de deux ans au moment des faits- dans un centre commercial ainsi que l’horrible périple sur quatre kilomètres qui mènera à sa mort. À ces scènes se mêlent des séquences jouées reprenant les bandes sonores de l’interrogatoire des deux auteurs du crime.

Vous n’avez pas mis en scène la torture qu’a subi le petit James, ni son agonie, abandonné sur une voie ferrée. Néanmoins c’est bien sur notre connaissance implicite de cette horreur que repose votre court métrage. Sinon il ne s’agirait que d’un jeu d’enfant qui a mal tourné.

Un jeu d’enfant oui, puisque les auteurs de ce crime n’avaient eux-mêmes que dix ans à l’époque des faits.

Si j’ai bien compris votre démarche se situe exactement là.

Monsieur Lambe, lorsque l’on défend une cause c’est qu’il y a une injustice. J'ai du mal à saisir quelle cause et quelle injustice vous défendez avec votre court métrage. 

Vous rejetez l’hypothèse du Mal, soit. À partir de ce postulat, vous avez besoin de comprendre. Comprendre qu’est-ce qui peut mener à un acte pareil. Comprendre pour peut-être prévenir ?

Vous dites de l’opinion publique qu’elle a tort de considérer ces deux enfants - adultes désormais - comme diaboliques.

Je vous rejoins là-dessus. 

Alors pourquoi la démarche de votre film me dérange-t-elle au point de vous écrire ?

Peut-être parce que vous dites que c’est de votre responsabilité de faire ce film. Que vous désirez vouloir apporter un autre propos (le vôtre donc) sur ce qui a poussé ces deux garçons à faire cela et que ce faisant vous vous posez en détenteur d’une autre vérité.

Monsieur Lambe, personne ne vous a attendu pour développer un raisonnement sur le crime et la cruauté, même entre enfants.

Quelle responsabilité vous incombe donc ?

Il y a des documentaires et des livres à tout va sur cette affaire.

Il me semble que « La ballade des enfants tueurs » de Gitta Sereny existe. Que cet essai est une référence sur cette affaire. Sur ce qui aurait pu mener ces deux enfants à commettre un crime pareil.

La différence entre la démarche de Madame Sereny et la vôtre ?

Gitta Sereny n’a pas cherché à défendre son propos. Elle l’a inscrit dans une démarche de réflexion plus large. Elle a assisté au procès, elle a mené des investigations auprès des familles des enfants, elle a travaillé avec les professionnels qui ont été en charge de cette affaire pour tenter de déceler ce qui avait pu mener à ce crime.

Voyez-vous, Monsieur Lambe, nous pourrions débattre des heures de notre accord ou non avec les thèses de Madame Sereny. Le fait est qu’il y a déjà des gens qui mettent des mots sur l’innommable. Et si je connais bien le travail de madame Sereny c’est que je suis moi-même professionnelle de l’enfance.

Et nous les psychiatres, les psychologues, les éducateurs, les magistrats, les juges, les enseignants et j’en passe nous ne vous avons pas attendu pour protéger, soutenir, suivre, soigner, réprimer, punir parfois, nous ne vous avons pas attendu pour débattre avec passion de la justice, du droit de l’enfant, de la prévention, de l’inné et de l’acquis et d’où se situaient nos défaillances disciplinaires, professionnelles et institutionnelles devant ce genre de faits divers horrifiant.

Certes, nous ne sommes pas les détenteurs de ces questions et vous avez le droit de vouloir les traiter.

Mais pourquoi vous présenter comme la victime de la tentative d’un autre point de vue que la société ne serait pas prête à entendre quand ce point de vue existe bien sans vous ?

Peut-être Monsieur Lambe que ce qui choque n'est pas votre point de vue mais le fait d'avoir mis en scène les criminels et la victime. 

Je vous l’accorde, l’affaire James Bulger est devenu un nexus. La simple mention de cette affaire suffit encore à précipiter des émotions fortes. La preuve étant avec les réactions suite à votre court métrage « Detainment ».

Ne vous est-il pas venu à l’esprit que ces émotions ne sont pas uniquement destinées aux deux criminels mais également à la mémoire de James ?

Et puis Monsieur Lambe, ce fait divers a eu lieu en 1993. L’opinion publique n’a-t-elle pas clôt le deuil douloureux de cette affaire ? Je ne crois pas qu’elle n’en parle ni au café ni sur l’oreiller. C’est vous qui venez la réveiller.

Par contre savez-vous qui ne clôt jamais le deuil ? Les parents.

Les parents de James. Les parents des deux enfants criminels.

Peut-être même les deux criminels.

Peut-être aurait-il été nécessaire de les consulter ?

Ah non. Vous aviez peur que cela ne vienne nuancer votre propos.

Votre propos.

Monsieur Lambe, cette affaire se fout bien de votre propos.

Que cette histoire vous hante, soit. Elle me hante aussi. Et donc ?

Et donc vous vous êtes donné la responsabilité de la mettre en scène.

Sans contacter les familles concernées. Ni celle de la victime, ni celle des auteurs. Ni les auteurs.

En considérant que votre propos vaut plus que le leur.

Je ne souhaite pas censurer votre film -et puis je n’en ai pas le pouvoir. Je souhaite vous exprimer que la forme de votre film me dérange car vous ne défendez ainsi la cause de personne si ce n’est la vôtre.

En contre-point m’apparaît clairement l’injustice que crée votre court métrage « Detainment » et sa nomination aux oscars dans la catégorie court métrage.

Monsieur Lambe, vous avez confondu mémoire collective et rebuts des faits divers.

Il est des individus qui appartiennent à la mémoire collective et sur lesquels on peut porter une mise en scène destiné au grand public afin d’amener un débat. Sans avoir à demander l’autorisation à qui que ce soit. Ce sont des personnages publics.

Les individus dont vous traitez dans votre film ne sont pas des personnages publics. Ils ont été médiatisés malgré eux pour leurs souffrances. Alors même qu'ils n'étaient que des enfants. 

Ce sont les premiers concernés. Pas vous.

Si vous avez le droit d’avoir un propos sur cette affaire, vous n’avez pas le droit de vous approprier ainsi leur image. Et de l’esthétiser.

Oui Monsieur Lambe, vous esthétiser. N’est-ce pas l’argument même de l’académie des Oscars pour ne pas retirer votre film malgré les protestations des familles des victimes et diverses pétitions ?

Cette académie qui envoie un carton de condoléances à la famille de James, 25 ans après, comble de mauvais goût ?

Cette académie qui justifie d’avoir choisi votre film sur ses qualités artistiques ?

​​​​Je crois que le pauvre James en a assez eu et ses assassins aussi pour ne pas avoir besoin de vos qualités artistiques. N'y a-t-il pas d'autres manières de traiter le sujet des enfants criminels ? 

Nous ne sommes pas ici, Monsieur Lambe, dans un phénomène d’avant-garde où le bas peuple n’aurait pas encore la réflexion et la sensibilité requises pour comprendre votre œuvre. Il n’y a rien d’artistique dans ce qui s’est passé.

Vous dites que si votre film n’est pas diffusé, autant brûler directement les bobines.

Je trouve que vous avez un culot monstre Monsieur Lambe.

Personne ne cherche à détruire quoi que ce soit. 

Tout simplement parce que les bobines d’enregistrement existent.

Tout simplement parce que ce qui s’est passé existe. Avec ou sans votre film.

Surtout sans.

Votre film apporte de l’esthétique. Alors cette esthétique vous la maitriser, certes.

Et l’éthique là-dedans ?

Vous n’avez rien créé. Vous avez sublimé. Vous connaissez pourtant le pouvoir de l’image, de par votre profession.

L’éthique de prendre un enfant pour lui faire jouer un bambin enlevé et torturé sans avoir demandé l’autorisation aux parents encore vivants, aux frères et sœurs encore vivants ?

L’éthique d’esthétiser dans votre maîtrise de la photographie son errance sur quatre kilomètres ?

L'éthique d'esthétiser ses bourreaux dans leur désarroi psychologique et leur culpabilité ou leur absence de culpabilité ?

Les familles vous auraient refusé le droit de faire ce film ?

Grand bien vous fasse. Ce sont les premiers concernés et il me semble que la parole des concernés devrait avoir une valeur. La parole des femmes essaie de se faire entendre dans le monde du cinéma. Celles des minorités. En quoi celle de cette famille aurait moins de valeur ? Pourquoi ne pas l’entendre quand elle vous dit de retirer votre film ? Qu’il n’a pas lieu d’être ? Parce qu’ils n’ont pas de poids économique ? Parce que vous avez mieux compris qu’eux puisque vous désiriez les rencontrer pour leur expliquer votre démarche ? 

Monsieur Lambe, l’image des deux auteurs de ce crime ne vous appartient pas. Elle leur appartient puisqu’ils sont encore en vie.

Et l’image de James n’appartient pas à l’espace public. Elle n’appartient qu’à lui. Et s’il n’est plus là pour la défendre, elle appartient à sa famille.

Voyez-vous Monsieur Lambe, il est effectivement impératif de prendre soin des vivants. Mais il ne faut jamais oublier que la victime c’est celui qui n’est plus. Et votre mise en scène est indissociable de l’image de James.

Votre film ne répond en aucun cas au droit de l’enfant. Quel que soit l’enfant dans cette affaire.

Il ne sert que votre propos.

Alors j’aimerai apposer en contrepartie de la demi-heure bruyante de sa diffusion, une minute de silence symbolique pour James. Et pour réfléchir peut-être à un droit plus juste où au lieu de brandir le spectre de la censure, nous pourrions faire avancer le débat de manière à ce que les familles de victimes aient leur mot à dire quand il s’agit de s’approprier leur image.

 


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1 réactions à cet article    


  • Dr PEB Dr PEB 31 janvier 2019 18:06

    Le droit de l’enfance invoqué ici est théorisé par le postulat que la société pervertit ce qui était originellement pur à la naissance. Pourtant, les jeunes meurtriers se sont vautrés dans le mal. Un enfant serait-il capable et coupable du pire.

    Le droit naturel affirme toutefois : Malitia supplet aetatem, que Corneille traduirait par « la valeur n’attend point le nombre des années. » En d’autres termes : « Les méchants sont dévoyés dès le sein maternel, menteurs, égarés depuis leur naissance. » (Ps 57, 4).

    Un tel film interroge sur la nature du mal, de la mort et du mensonge, dont nous portons la marque depuis la fondation du monde. Cette inclination mauvaise nous en héritons par propagation et non pas par contamination. Le crime dont il est question dans ce court-métrage peut être lu comme la contradiction des postulats modernistes de l’innocence originelle mais la manifestation de l’universalité du péché originel.

    L’opposition à sa diffusion signe sans doute le refus de voir, à travers ces destins brisés, le miroir de notre malignité collective et individuelle. Oui, nous retirons un plaisir sadique à commettre l’irréparable. Oui, personne n’est a priori bon. Oui, nous préférons le malheur au bonheur. Oui, nous sommes voleurs, violeurs et meurtriers en pensée, en parole, par action et par omission. C’est moi le premier ma très grande faute.

    Sans les secours de la Miséricorde, nous ne pouvons rien.

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Auteur de l'article

Léa Yasmine D.


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