Du plaisir des Dieux au plaisir des vieux (1)
« La vie commence à cinquante ans, c’est vrai ; à ceci près qu’elle se termine à quarante. ». Michel Houellebecq – La Possibilité d’une île.
Le troisième âge est bien souvent le temps de la lassitude, de la nostalgie et du renoncement. Au fil des années, le plaisir s’émousse et quand il s’exprime encore, il se teinte de ridicule et de dérision aux yeux des plus jeunes. Qui n’a jamais ricané sous cape au spectacle de la gourmandise de petites vieilles un peu goinfres se gavant de gâteaux à la crème ou de sucreries, devant la désuétude de chansons surannées entonnées dans une maison de retraite ou un club de personnes âgées, où ceux qui ne sont pas encore trop rhumatisants ou infirmes se permettent encore quelques pas de valse musette ou de paso-doble. Ce qui frappe très souvent dans la vieillesse, c’est aussi l’exacerbation de l’égoïsme et la prise de position victimaire. Le côté ronchon, insatisfait, revendicateur, mécontent de tout définit le grand âge bien plus que les rides et les cheveux blancs. Au-delà de l’aspect désuet des thés dansants, des vieilles chansons et des petits verres de liqueur, ce sont les petites phrases, les expressions mesquines, les « c’était mieux avant » ou « de notre temps… », qui font que le bateau coule pour paraphraser de Gaulle et que l’existence se transforme en comédie ridicule ou pitoyable. La confusion du temps, la crainte de la modernité, la peur de la jeunesse et de toute initiative qui pourrait remettre en cause la routine quotidienne caractérise cette déchéance inéluctable. Le jeune se moque ou néglige bien souvent, « en ne la calculant pas », la vieille dans le bus ou dans la supérette avec son imperméable mastic et son petit cabas. Il considère bien trop souvent que tout vieux radote et cela est presque naturel pour une génération qui vit dans l’instant et considère comme dépassée et pas dans le coup toute personne de plus de trente ans. Mais les plus amers et inquiets vis-à-vis du vieillissement sont ceux qui se rapprochent dangereusement des soixante ans fatidiques qui font inéluctablement verser dans la catégorie de ceux qui ne comptent plus pour la société sauf dans le domaine politique et de la finance à condition de ne pas être pas trop décatis, culte de l’image oblige. Ce sont les membres de ce « deuxième âge et demi », entre cinquante et soixante ans qui sont les plus virulents et les plus sévères avec ceux qu’ils deviendront inéluctablement très bientôt, car ils se voient arriver à pas de géants vers la sortie de la vie active et intéressante. Le préretraité est un « prévieux », il en a conscience, il en souffre et sait qu’il va bientôt ne plus intéresser les plus jeunes sauf s’il possède de quoi dépenser pour les autres. Tout est beaucoup plus supportable avec de l’argent, y compris, la solitude, les douleurs et la maladie. A moins d’être un paresseux invétéré, un infirme ou un insuffisant respiratoire, celui qui renonce à monter ses quatre étages et prend systématiquement l’ascenseur est entré dans l’âge de l’abnégation, bien avant que l’on commence à lui proposer une place assise dans les transports en commun. Passée la soixantaine, l’individu de base, le plus souvent, ne maintient l’attention et la considération que par son pouvoir d’achat et sa capacité de venir en aide financièrement aux plus jeunes. Celui qui compte les années qui lui restent avant ce cap qui sonne comme un tocsin où l’on est mis physiquement et socialement au rebut, ne voit qu’avec effroi les trois premières lettres du mot sexagénaire comme une particule privative. Pour ceux qui se rapprochent de cette frontière psychologique, l’image des petits vieux les ramène à leurs propres angoisses du vieillissement. Pour les femmes, le constat est encore plus brutal et plus précoce, avec l’installation de la ménopause qui fait définitivement sortir de la catégorie des femmes pour entrer dans celles des vieilles, malgré la prolongation éphémère autorisée par le traitement hormonal. Et puis il ne faut pas oublier l’odeur corporelle qui change après la ménopause. L’animal humain a certes beaucoup perdu de ses qualités olfactives depuis le temps où il a quitté les cavernes, mais l’homme ressent instinctivement que quelque chose s’est modifié dans l’odeur de la femme arrivée à cet âge, une imprégnation hormonale qui attirait le mâle en rut et qui vient de disparaitre. En changeant d’odeur, la femme perd une grande partie de ses capacités attractives et ce ne sont pas les parfums coûteux qui modifieront cet état de fait. Jadis, le retour d’âge était la période où la femme se laissait aller, handicapée par les bouffées de chaleur et la prise soudaine de poids. De nos jours, ces petits ennuis physiologiques passent mieux du fait de la médecine, mais l’âge et bel et bien là et la femme a toujours conscience de son déclassement.
La vieillesse est le temps de la nostalgie et du renoncement et quand le diabète n’oblige pas à un régime astreignant, c’est le moment venu où l’on se goberge, se goinfre sans retenue malgré les risques accrus de maladies cardiovasculaires. La gourmandise est le dernier plaisir des vieux qui sont lassés de tout le reste. Et quand l’appétit disparait, que le vieillard devient sec et ratatiné, miné par l’agueusie, blasé de tout et de l’élémentaire de base, alors l’état de mort s’installe insidieusement de son vivant, sorte de pitoyable momification ambulatoire. La décrépitude est une course lente vers ou contre la mort selon l’état de renoncement de l’individu ou sa capacité de lutte et de résistance. « Chaque instant de la vie est un pas vers la mort » si l’on en croit Corneille, mais après un certain âge ce pas devient hésitant même quand il ne s’appuie pas sur une canne. Quelle hantise, quand l’esprit n’est pas encore miné par Alzheimer, à l’idée de se retrouver le dentier dans un verre face à une compote tiédasse dans une sorte de mouroir appelé pompeusement Résidence des Oyats ou plus classiquement Le Bon Secours ! Le cornélien, n’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie, revient immédiatement à l’esprit dans les moments de lucidité et la vieillesse devenue infamie devient alors rage vaine et désespoir face à l’inéluctable. Mathusalem lui aussi a été jeune, mais ce n’a pas duré et il lui est resté des siècles pour comprendre sa douleur de l’avoir été.
La sexualité du troisième âge
La sexualité, passé un certain âge qui oscille autour de la soixantaine pour l’homme avec quelque variations individuelles marginales en fonction de l’état de conservation, n’est guère compatible avec la dignité, surtout quand elle est extraconjugale, avec une personne bien plus jeune ; en parler parait antinomique et honteux bien souvent. La crainte pour sa dignité, c’est d’atteindre le ridicule d’un Hugh Hefner entouré de jeunes blondasses et nymphettes dont il pourrait être le grand-père. La sexualité des vieux est aux yeux de la majorité des gens comme libidinale et obscène. Elle enfreint un tabou non écrit. Si peu osent imaginer leurs parents en train de s’accoupler dans les positions les plus variées et acrobatiques, ni même tout simplement en train de faire simplement l’amour, encore moins nombreux sont ceux, capables d’envisager leur grands-parents ayant une activité sexuelle. Et ce n’est pas l’exception des quelques films pornos mettant en scène des acteurs « matures » qui infirme cette constatation. En dehors de l’aspect moral qui dénie toute sexualité passé un certain âge et qui considère comme égrillard le vieil homme encore capable d’une érection, la notion de transmission du patrimoine aux plus jeunes semble interdire toute activité copulatoire arrivé un âge assez flou mais qui s’installe insidieusement et inéluctablement. Ce qui est finalement le plus pénible dans l’affaire Strauss-Kahn, c’est son âge et ses cheveux blancs. Car la pérennisation de la copulation, passée la date de péremption sexuelle, est jugée comme un gaspillage et même une mise en danger au détriment des ayant-droits des générations plus jeunes. On embastillait jadis les vieillards prodigues dépensant leur fortune pour des danseuses et des courtisanes, on a inventé de nos jours la notion d’abus de faiblesse pour protéger les héritiers de dilapidations excessives. La prodigalité des vieillards est regardée comme une perte de jugement et de sens commun et devient totalement inadmissible et inacceptable quand la composante sexuelle se lie à des dépenses inconsidérées. Seules les copulations furtives entre vieillards sous tutelle ou curatelle dans des maisons de retraites sont encore tolérables et tolérées, car elles ne peuvent déboucher sur une modification de l’héritage. Et puis, la sexualité chancelante, les érections molles, le visage aussi fripé que le scrotum n’incitent pas à la complaisance. Le ridicule ne tue pas, ou alors à petit feu. Les petits feux de l’amour vieillissant se complaisent de pot-au-feu et non de prouesses au lit !
Décidément, sexe et gériatrie ne font pas bon ménage. La prostate est trop souvent là pour rappeler son bon souvenir à l’homme après les soixante ans. Ils sont nombreux ceux qui se retrouvent impuissants après la chirurgie, même si les traitements actuels sont moins dévastateurs que par le passé. Et si selon les mots de François Mitterrand, le centre de l’intelligence ne se trouve pas au niveau de la prostate, on doit se sentir bien diminué quand on a à la fois des difficultés pour pisser et que l’on arrive plus à bander. Quand dans un restaurant, une jeune femme déclare d’un ton suave à son compagnon grisonnant que la différence d’âge n’est pas un obstacle, il est de très mauvais goût d’abandonner prématurément son hors-d’œuvre pour aller se soulager la vessie pendant un quart d’heure. D’autre part, avoir les couilles qui pendent même sans être natif de Camaret, diminue fortement le potentiel de séduction, même après un bon lifting et des injections faciales de Botox. Et puis, il n’y a pas de quoi pavoiser quand votre jeune égérie vous susurre, je t’aime mon gentil petit vieux, et que vous êtes obligé de faire répéter en disant comment, du fait d’une surdité qui s’installe insidieusement. S’il existe encore une légère tolérance pour l’homme âgé égrillard et encore vert de plus en plus relative de nos jours, il n’en est pas de même pour la femme ménopausée. Tout juste lui tolère-t-on un mari du même âge ou un compagnon de longue date tout aussi défraîchi. Avec un homme plus jeune, immanquablement qualifié de gigolo, la femme fait jaser et se gausser. Certaines en ont conscience et passent dans le renoncement à la sexualité affichée, d’autres se pomponnent et se fardent outrancièrement. Le concept de femme couguar qui ne s’appliquait qu’à quelques actrices et vedettes du petit écran s’étend peu à peu à des femmes de catégorie sociale aisée, pas à la quinquagénaire lambda tout juste capable de se payer une crème anti-âge d’une marque standard. Celles qui ne sont pas membres de cette caste restreinte et privilégiée sont moquées et vilipendées par leur entourage et même par les passants qui les croissent au bras de leur nouvel amour qui parait bien trop jeune. Afficher sa ménopause au bras d’un sémillant jeune homme ne comblera jamais le déficit hormonal. De toute façon, passé un certain âge que l’on soit un homme ou une femme, même avec un bon dentier, on n’embrasse pas quelqu’un sur la bouche dans la rue, surtout si la différence d’âge est grande.
Le printemps romain de Mrs Stone de Tennessee Williams est probablement le meilleur livre qu’il faut offrir à une femme de plus de cinquante ans si l’on désire sadiquement l’humilier ou tout au moins la mettre mal à l’aise. Ce roman est plus qu’une histoire de rombière et de gigolo italien, il traite de la désespérance et du dernier tour de piste d’une femme lucide. Ecrit en 1950, Tennessee Williams met en scène une actrice de 46 ans sur le déclin ; on pense rétrospectivement à une autre Mrs Stone bien réelle et prénommée Sharon. De nos jours, l’âge fatidique est repoussé d’une dizaine d’années du fait de l’efficacité des nouveaux cosmétiques et des bienfaits de la chirurgie esthétique. Mais l’intrigue du roman se déroule à Rome dans de grands hôtels et un cadre superbe. On imagine mal la même histoire dans une cité HLM, en milieu rural ou entre collègues d’atelier ou de bureau. L’argent illusionne et fait passer l’amertume de la pilule de l’âge. Et bien qu’un peu vulgaire, la Comtesse maquerelle qui sert d’entremetteuse dans le roman, n’atteint pas les débordements obscènes d’un personnage de Fellini. Les amours tarifées dans la bonne société restent amères et dérisoires et les gigolos font figure de prolétaires suffisamment éduqués pour ne pas offusquer par leur grossièreté ou leur inculture des femmes se voulant du monde. Mais les aventures intergénérationnelles rémunérées se sont désormais vulgarisées et teintées d’exotisme. Les nouvelles Mrs. Jones moins fortunées viennent de Suisse, d’Allemagne ou des Etats-Unis et quelquefois de France pour passer des vacances au Sénégal, en Tunisie ou sur la côte kenyane à la recherche éphémère de jeunes mâles musculeux en quête de cadeaux, de visas ou de titres de séjour.
En vieillissant, on se ratatine, on se tasse et pas seulement physiquement. La notion de plaisir devient plus raisonnable, moins exubérante et moins extravagante sauf en cas de sénilité ou de dégradation profonde des fonctions cognitives. Le vieillard libidineux, exhibitionniste et paillard est mal vu, il crée une gêne chez ses enfants et ses proches. Et les plus fervents collabos se sentaient assez gênés à Vichy, quand le vieux Maréchal sortait ses grivoiseries à ses Dames avant de passer à table en leur parlant de longuets. Passé un certain âge, même les plus téméraires deviennent craintifs et précautionneux. L’arthrose limite les galipettes et le col du fémur n’est guère résistant à une chute sur la glace quand on roule un patin. Les articulations ne suivent plus les ambitions acrobatiques des vieux amants, les douleurs limitent les mouvements. Se retrouvé immobilisé par un lumbago après avoir tenté la position du tire-bouchon est peu flatteur pour un vieux Don Juan. Face aux vieux ronchons radoteurs et édentés, sentant l’oignon ou le moisi, une grand-mère de cinéma comme Denise Grey est un rayon de soleil que l’on aimerait cajoler et voir s’éterniser dans cette forme extraordinaire. Hélas, elles ne sont pas légions, ces mémés d’anthologie, alors il faudrait peut-être s’en préoccuper davantage. C’est probablement la compagnie de plus jeunes qui maintient certains vieillards dans la course à la vie et les rend de contact agréable malgré leurs rides et leurs infirmités. Ils sont malheureusement bien peu nombreux ces vieux dignes d’intérêt, les autres ne méritent probablement pas leur triste sort, mais il ne leur reste guère d’attrait pour capter l’attention, la pitié, à la rigueur, mais dans ce cas cela devient tragique.
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