Elites oligarques contre France en souffrance
En 1995, la fracture sociale a été le thème de campagne choisi par Jacques Chirac, avec comme slogan : La France pour tous. Au bout du compte, cette fracture s’est déplacée. Il y a schisme. La scission ne sépare pas une France des inclus et une autre des exclus. Les contradictions traversent la société. Une nouvelle opposition est apparue. La formule de Raffarin n’a pas trahi les réalités. France d’en haut, et d’en bas. La formule néanmoins n’est pas très heureuse, et même apparaît inacceptable à tout sociologue s’attachant à employer des mots et notions précises pour bien signifier. Et parfois, quelques vécus en disent plus long que les phénomènes statistiques, élections, sondages, manifestations. L’une des tâches de la sociologie compréhensive est de relier le quantitatif au qualitatif, de faire apparaître comment les phénomènes sociaux globaux sont corrélés à des vécus personnels.
Notre histoire récente vient de dévoiler la genèse d’un phénomène sociologique inédit depuis l’origine du long cours de la démocratie. Les classes moyennes, du moins une bonne partie, font sécession avec le discours des élites alors qu’auparavant elles étaient tirées par ceux qui occupaient les hauts postes dans l’intelligentsia et le monde politique. Un coup de barre à droite, un autre à gauche, mais toujours tiré par les élites avec l’assentiment des classes moyennes sur fond de mythe de l’ascenseur social. Toute cette mécanique sociale s’est rompue à partir de 1995. L’un des faits marquants est la discipline électorale qui a fonctionné en 1992 lors du référendum sur le Traité de Maastricht, alors qu’une sédition citoyenne a accompagné le vote de 2005 sur le TCE. Et pourtant, le premier des traités imposait un changement rude, celui de la monnaie. Il est plausible qu’un décrochage inédit se fasse entre les classes supérieures (avec les élites) et les moyennes. On l’a vu aussi à l’occasion de la fronde contre le CPE. Ce phénomène n’est pas seulement dans l’ordre des faits mais aussi dans l’ordre des discours. Il me semble qu’une certaine logique s’est mise en place. Je vais tenter une allégorie.
Il faut se représenter la France d’il y a trente ans faite de couches sociales occupant des étages successifs. L’ascenseur social permet aux enfants nés dans les étages inférieurs d’accéder à l’étage du dessus, voire plus haut encore. Néanmoins, un étage n’est pas extensible, il correspond à un progrès technique et économique. La société d’avant était dans une dynamique offrant l’espoir pour tous de s’élever, ou, au pire, de conserver une dignité matérielle. Maintenant, les étages supérieurs sont saturés. Et ceux qui les occupent tentent de les aménager au mieux pour leur compte personnel, tout en refoulant les classes moyennes, à qui elles demandent de descendre d’un étage et puis de construire la France, alors qu’on pourrait envisager qu’elles fassent un peu d’espace pour libérer quelque accès.
Cette allégorie n’est pas usurpée. Elle traduit l’état d’esprit de bien des élites. Le discours le plus édifiant reste sans doute le billet de Luc Ferry à propos du CPE, paru dans Le Figaro, exprimant le point de vue de la minorité silencieuse. L’argument de Ferry lancé aux jeunes, c’est de regarder ce qui se passe dans le monde, ces individus exploités en Inde, en Chine, et puis dans l’histoire, ces pénibles Années 30, ce drame de 14, ces incorporés d’office pour se faire massacrer pendant la Guerre d’Algérie. Autrement dit, les classes moyennes doivent limiter leurs prétentions, viser plus bas, en lorgnant sur ce qu’il y a de pire et en se satisfaisant d’un sort médiocre. Par contre, le revenus de nos élites ne cesse d’augmenter. Et celles-ci de surenchérir, de gloser sur des Français réactionnaires qui ne veulent pas s’adapter à la flexibilité, ces intermittents qui volent l’argent des Assedic, ces chômeurs fainéants refusant de chercher du travail, ces jeunes impudents réclamant des CDI. C’est ce même motif qu’on retrouve chez le journaliste Anyhow, compatissant avec les jeunes des banlieues lors des émeutes, mais intraitable vis-à-vis des intermittents, des anti-CPE et des cégétistes ; Anyhow aveugle au point d’avoir ignoré la présence d’un nombre considérable de Français « non affiliés » dans les dernières manifestations, venus à titre de copains, parents, grands-parents, sympathisants de gauche.
Cette cassure entre intelligentsia, élites, classes supérieures d’un côté, et les classes moyennes, prolétaires, précaires de l’autre côté, mérite l’attention des sociologues et autres historiens du temps contemporain. Cela crée une situation d’injustice, mais aussi d’incompréhension. Le dialogue se fait mal, sur la transmission d’un héritage culturel, intellectuel et moral ; c’est sans doute un problème majeur, lié à l’avenir d’une nation. On ne va pas cesser d’en reparler au cours des prochaines années.
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