Essentiel, mais pour qui ?
L’annulation d’un mariage par le Tribunal de Grande Instance de Lille a déjà fait couler beaucoup d’encre – y compris ici-même.
Les indignations, les justifications, l’évocation des conséquences induites (l’augmentation de certaines pratiques chirurgicales…) ont déjà été largement publiées et commentées.
Ceux qui dénoncent ce jugement s’indignent souvent d’une annulation pour défaut de virginité.
Au contraire, ceux qui défendent cette décision mettent en avant le mensonge. Ce serait pour eux la tromperie qui est condamnée et non l’absence de virginité : comment construire un couple sur une base de défiance ?
L’annulation du mariage ayant été prononcée parce qu’une qualité essentielle avait été cachée, une question essentielle me semble largement passée sous silence : qu’est-ce qu’une « qualité essentielle » ? Et, surtout, pour qui ladite qualité doit-elle être considérée comme essentielle ?
Cet article se concentrera sur cette interrogation qui me semble fondamentale. En effet, puisque la tromperie (non contestée) seule n’est pas suffisante pour annuler un mariage, c’est l’objet de la tromperie qui est déterminant. Juger du caractère de « qualité essentielle » de l’objet de la tromperie devrait donc être au centre du débat.
Trois interprétations me semblent envisageables.
1) Le juge déciderait de ce qui constitue ou non une « qualité essentielle » en droit français – indépendamment des convictions ou croyances des intéressés. La « qualité essentielle » le serait alors pour la société – ou à tout le moins la justice – française.
Dans ce cas, la décision du tribunal signifierait bien que la justice française considère la virginité comme une qualité essentielle de la femme.
On ne pourrait donc plus alors défendre le jugement du tribunal en ne considérant que la condamnation du mensonge : il y aurait bien décision de justice sur le caractère essentiel de la virginité. Les indignations exprimées quant à la sacralisation de cette virginité ne se tromperaient donc pas d’objet.
2) Le caractère « essentiel » serait à apprécier non par le juge, mais par les intéressés. C’est semble-t-il ce qui a été retenu par le tribunal lorsqu’il affirme que « sa virginité (..) avait bien été perçue par elle comme une qualité essentielle déterminante du consentement de son époux » (cf. Le Figaro).
Le problème de la décision du tribunal ne porterait effectivement plus alors sur la place de la virginité dans la société - mais les conséquences de cette décision n’en seraient pas moindres. En effet, en suivant cette interprétation, si des époux considéraient une quelconque qualité comme essentielle, le juge serait – selon cette interprétation – tenu de la tenir également comme telle. Cela signifierait que tout et n’importe quoi pourrait être prétexte à annulation de mariage : il suffirait au demandeur d’affirmer que la moindre peccadille est « essentielle » pour lui.
En particulier, le respect scrupuleux de tous les préceptes religieux ou de toutes les coutumes communautaires pourraient être évoquées comme « qualité essentielle » par des époux. Si c’est uniquement sur le ressenti de l’intéressé qu’il fallait se fonder, cela induirait l’obligation de pratique religieuse sous peine d’annulation de mariage : « mon époux/épouse a déjà mangé du porc/de la viande le vendredi alors que cette pratique religieuse est essentielle pour moi, je demande l’annulation du mariage » !
Il y aurait là un risque important de faire entrer les règles religieuses ou communautaires dans le droit français. Et d’instaurer une justice communautaire (les règles appliquées étant différentes en fonction de la communauté/religion d’origine du justiciable).
3) le tribunal aurait à prendre en compte la sensibilité (religieuse, coutumière…) des intéressés, mais, entrant dans le système de valeur des intéressés, il devrait également lui-même évaluer le degré d’importance pour le demandeur. Le caractère « essentielle » ne serait alors défini ni selon la sensibilité seule du tribunal ni selon la seule déclaration du demandeur. Mais le tribunal aurait à décider si, compte tenu des croyances du demandeur, telle qualité est bien « essentielles » selon les convictions de ce dernier. La décision serait alors prise en fonction du jugement qu’aurait le tribunal des croyances du demandeur.
En particulier, si le demandeur estime qu’il s’agit d’une « qualité essentielle » selon sa religion, le tribunal serait-il alors habilité à décider si tel ou tel acte est ou n’est pas réellement essentiel selon cette croyance ? Cela serait demander au juge de trancher si une pratique est essentielle ou non en religion. On aurait alors le risque inverse du précédent : ce serait l’Etat « laïc » qui s’immiscerait dans la sphère religieuse – le juge décrétant que tel « commandement divin » est « essentiel » ou non pour une religion donnée.
En conclusion, la décision du Tribunal de Grande Instance de Lille me semble bien être lourd de conséquences quelle que soit la manière dont on veut comprendre la « qualité essentielle ». Si ce n’est la place de la virginité, c’est la relation entre l’Etat et les religions qui s’en trouve atteinte.
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