Justice : catalyseur des passions du monde
Avec l’arrestation de ce jour du Français d’origine ivoirienne Youssef Fofana, chef présumé du gang qui a enlevé et torturé à mort Ilan Halimi, il est intéressant d’analyser pourquoi la justice est souvent le catalyseur des passions de ce monde.
Je me souviendrai toute ma vie de Bruay-en-Artois. A l’époque, en 1973, j’étais, pour ainsi dire, en première ligne à Libération. Une jeune fille avait été assassinée et abandonnée, en avril 1972, dans un terrain vague de cette commune minière du Pas-de-Calais. Très vite les soupçons se portent sur le notaire, dont la maison blanche dominait la noirceur des corons. Je me rappelle, encore, les premiers mots de Michel Foucault : « Ici, c’est Zola ».
Serge July avait été responsable de la Gauche Prolétarienne dans le nord, sous le pseudonyme de Marc. Aussi avions-nous des informations privilégiées. L’un des avocats était de nos amis. Un comité Vérité-Justice s’était mis en branle emmené par Jean-Pierre, le petit ami de la victime. Et, pivot central de l’affaire, le juge Pascal qui, délaissant le secret de son cabinet, instruit sur la place publique. Chacun, Sartre le premier, y voit les prémices d’une justice populaire. La France entière se passionnera pour une histoire, qui confine au mythe, et tous les médias seront mobilisés avec des antennes permanentes sur place.
A Libé, nous suivions, en direct, le déroulement de l’enquête et étions, bien sûr, pour l’évidence : le notaire était coupable, non pas parce que des éléments irréfutables étaient réunis contre lui, mais tout simplement en raison de son « état de bourgeois. » Une fille de mineur ne pouvait avoir été assassinée par un autre mineur, ou un de ses enfants. Cette thèse était, aussi, celle du juge d’instruction.
Mais cette vision partisane se lézardait de jour en jour, et la culpabilité du notaire se déplaçait vers le jeune Jean-Pierre. Le jour où son inculpation devint inévitable fut, aussi, celui où le journal connut une de ses célèbres batailles à côté de laquelle cette d’Hernani fait figure de récréation enfantine. Pas question pour le quotidien de titrer la vérité, la quasi-totalité de l’équipe tenait, mordicus, le notaire pour coupable. Pour reprendre l’expression de Serge July, à l’époque, la vérité historique devait prendre le pas sur celle des faits. Nous étions très peu à penser le contraire, et il fallut tout le courage de Philippe Gavi pour tenter de mettre un peu de réalisme dans ce délire. J’ai raconté cette histoire dans l’un de mes livres (Libé, l’œuvre impossible de Sartre).
Depuis ce temps, je me suis fait le serment de ne jamais me faire d’opinion sur une affaire judiciaire au travers de rumeurs ou d’articles de presse, et d’attendre de réunir des éléments suffisants pour asseoir mon jugement.
Naïvement, je pensais que, justice, presse et politique, suivraient cette même voie de sagesse...
Un chef d’œuvre d’impérities
Mais il y eut l’affaire Grégory, autre désastre d’une telle ampleur qu’aujourd’hui, il est devenu impossible de nommer le, ou la, coupable de l’assassinat du jeune enfant.
Cela n’a pas servi de leçon et, avec Outreau, nous en sommes arrivés à un chef d’œuvre d’impérities avec, mondialisation aidant, le procès Dutroux s’immisçant dans les consciences.
A chaque fois se retrouvent les mêmes ingrédients. Une presse omniprésente refaisant, et parfois précédant, l’enquête, attisant les passions à ses débuts pour les fustiger à la fin. Des politiques multipliant les déclarations superfétatoires à mesure que l’affaire prend de la popularité. Et au centre du dispositif : un juge d’instruction, homme solitaire, qui en vient à troquer sa simarre noire pour le costume du héros médiatique. Une hiérarchie judiciaire qui se repose sur son dossier, n’exerce que très tard, quand elle le fait, sa mission de contrôle et de critique. Des avocats délaissant le prétoire pour les tribunes journalistiques. Une extraordinaire perméabilité aux passions et non à la raison d’un fait ou à la réalité d’un homme.
Et surtout, une totale incapacité de l’institution à se remettre en cause. Le juge Henri Pascal fut nommé conseiller de Cour d’appel, Jean-Michel Lambert, qui instruisit l’affaire Grégory, est vice-président d’un Tribunal de grande instance, Fabrice Burgaud a été promu, dans un premier temps, à la section antiterroriste du parquet de Paris et Didier Beauvais, qui présida la chambre de l’instruction de Douai, siège à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Sabine Mariette, conseiller de la Cour d’appel de Douai, chargée de contrôler les actes du juge Burgaud est, également, membre du Conseil supérieur de la magistrature, qui rappela, récemment, à l’ordre les députés. Curieux mélange des genres.
Aussi, lorsque les présidents de Cour d’appel, dans un réflexe corporatiste, accusent les membres de la commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau de « jeter le discrédit » sur la Justice, force est de leur rétorquer que la Justice s’est, dans toutes ces affaires notamment, discréditée toute seule. Leur réaction fait penser à ce proverbe chinois, du temps de Confucius : « Lorsque la main du sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ! »
Ceci ne saurait, pour autant, diluer les responsabilités du personnel politique, en campagne électorale perpétuelle, et des médias, privilégiant le sensationnel à la réflexion.
Nécessaire lumière, impérative prudence
Pouvait-on, là encore, penser que des enseignements seraient tirés des errements passés, que survient l’effroyable meurtre d’Ilan Halimi.
Crime abject, sordide et crapuleux.
Rien ne permet, à ce jour, d’affirmer qu’il s’agit d’un acte, dans son essence, antisémite. Rien, non plus, ne permet de l’exclure. Seule l’enquête judiciaire permettra de l’établir, et la circonstance « aggravante de l’appartenance ou non appartenance, vraie ou supposée de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion », retenue pour l’ouverture de l’information, devra être confirmée par le juge d’instruction.
La mesure et la prudence sont de mise. Et pourtant, lors du dîner annuel du CRIF, le lieu n’est pas neutre, Pascal Clément, Garde des sceaux, n’a pu s’empêcher de faire part de cette possible qualification, et Dominique de Villepin a promis de faire toute la lumière. Déjà, le journal israélien Haaretz s’est emparé de l’affaire en interviewant la mère de la victime. Celle-ci est juive, d’autres victimes, qui avaient été précédemment rackettées, ou kidnappées, l’étaient aussi, mais pas toutes. Le chef présumé de ce que l’on appelle le « gang des barbares » est d’origine étrangère, certains de ses complices le seraient également, mais d’autres sont Français. Ils vivaient dans une cité de Bagneux, en banlieue parisienne. On note, relève Le monde, « une forte imprégnation de l’actualité internationale, notamment irakienne. »
Tout incite à l’amalgame, tout doit, donc, inviter à la prudence.
Pourtant, même si l’antisémitisme est définitivement établi, il serait irresponsable, et démagogique, de faire croire que de tels actes peuvent être combattus en jetant l’opprobre sur toute une communauté pour la simple raison qu’un de ses membres y aurait succombé. Ce n’est pas ainsi que l’on peut, et doit, l’éradiquer.
« Dans l’esprit limité de ces jeunes, une communauté solidaire comme la communauté juive paierait », affirme un enquêteur dont les propos sont rapportés par Libération. Mais il indique aussi que les mis en cause « auraient agi sous l’influence de scénarios de téléfilms avec l’idée de faire disparaître certaines traces sur le corps de la victime. »
Cette dernière hypothèse n’en est pas moins horrible que la précédente et, toutes deux méritent de nous interroger sur notre responsabilité individuelle dans le monde que nous dessinons pour nos enfants.
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